Ces arbres qui dansaient

Le shérif adjoint Lee Winters, encore nerveux et déstabilisé après sa récente échauffourée avec la mort, s’était fait surprendre par la tombée de la nuit. Il se trouvait dans cette région bordée de montagnes escarpées, au sud-est de Forlorn Gap, qu’on nomme Pluton la redoutée, et qui n’a pas volé son nom. Une pleine Lune hivernale, qui avait crû à la nuit tombée, diffusait un étrange lascis d’ombre et de lumière peu propice à la paix de l’esprit. Winters chevauchait dans un flou constant et peu rassurant. Il sursautait d’effroi à chaque nouveau bruit. Quand le rêve et la réalité finirent par se confondre, sa crainte grandit encore davantage, car alors il se mettait à créer des monstres cauchemardesques par la seule force de son imagination.

Pendant un certain temps, un vacarme d’échos retentit jusqu’à l’arrivée de Winters à Dog Creek, où Cannon Ball s’arrêta pour boire. Cela fit penser à Winters que lui aussi avait anormalement soif. Il descendit de cheval, s’allongea sur le ventre et toucha des lèvres l’eau claire et tonifiante de Little Dog. Ensuite, il se nettoya la figure pour enlever ce qu’il pensait être un filet de sang.

Cependant, en se lavant, il constata que ses mains n’étaient pas tâchées ; il en déduisit que son duel avec un bandit recherché au ranch Monte Gaut s’était mieux fini pour lui qu’il ne le croyait. Il avait en tout cas été assommé et se sentait encore étourdi suite au choc. Néanmoins, il se dit que ce filet de liquide qui lui avait coulé sur le visage n’était que le produit de la peur, autrement dit, de la sueur, et pas du sang.

Il allait remonter à cheval lorsqu’une voix hargneuse le fit sursauter.

« Alors comme ça, te revoilà, Winters. »

Winters se retourna brusquement, prêt à se battre. Ce qu’il vit, cependant, le soulagea. En face de l’endroit où il s’était agenouillé pour se laver le visage se trouvait un petit être à forme humaine, confortablement installé sur un gros rocher.

« T’es qui, toi ? demanda Lee peu amicalement.

— Humph ! Ça m’étonne, que tu ne me reconnaisses pas ! Elbert Vittitoe, mais de mon temps, on m’appelait le petit Vittitoe. Prospecteur, que j’étais. »

Winters ravala sa salive, soupçonnant son interlocuteur d’être un fantôme.

« Qu’… qu’est-ce que tu fais ici ?

— Oh, je vis dans le coin, répondit Vittitoe avec bonhomie. On est nombreux, dans les environs, Winters. Et, toi, où tu vas, comme ça ?

— Je rentre chez moi, grinça Winters.

— Forlorn Gap ?

— Oui.

— Tu penses passer par Tallyho Canyon ?

— Ça ne te regarde pas, mais oui, en effet.

— Moi, je ne ferais pas ça, Winters, déclara Vittitoe hautainement.

— Et pourquoi ça ? interrogea Winters avec un mépris grandissant.

— Non mais, Vititoe, pourquoi il faut que je m’explique à tout bout de champ ? Mes conseils ne sont pas assez bons sans explications ? Quand je dis quelque chose d’important à quelqu’un, j’attends de lui qu’il écoute et qu’il ne pose pas de questions idiotes. J’ai dit que je ne passerais pas par Tallyho si j’étais toi, et je le pensais, sinon je ne l’aurais pas dit. Tu n’as jamais eu deux doigts de bon sens, Winters. Tu as toujours été comme ceux à qui personne ne peut dire un mot. Ça me sidère, moi, comment tu as fait pour rester en vie tout ce temps.

— Je pourrais te retourner le compliment, répliqua chaudement Winters. Un avorton comme toi, ça devrait ramper dans le tronc d’un arbre et y vivre avec les écureuils. J’ai jamais vu un rat du désert plus malin qu’un canard sauvage, tu ne fais pas exception à la règle. Suivre tes conseils, ce serait comme prendre le remède de mon cheval quand je suis malade. Bonne nuit, et fasse qu’un bouc vienne te brouter la moustache ! »

Vittitoe se leva et secoua le poing vers Winters au moment où il remontait en selle pour reprendre la route de Forlorn Gap.

« Moi, pas besoin de prier pour qu’il t’arrive malheur, Winters ; je sais déjà que ça va te tomber dessus. Tu vas te faire tanner comme du cuir gras ! »


Winters chassa Vittitoe de ses pensées et peu de temps après, s’engagea dans un canyon dont les parois montaient si haut que leurs bords semblaient sertis d’étoiles. Il s’agissait, comprit-il avec appréhension, de Tallyho Canyon. Il trouvait peu de réconfort dans l’idée qu’il avait espéré le traverser de jour, et que le jour se couchait à présent. À un moment donné, il avait pris du retard ; peut-être en sombrant dans l’inconscience. D’ailleurs, maintenant qu’il y réfléchissait, son avancée depuis Monte Gaut s’était faite à grands sauts entre certains moments très clairs dans sa mémoire et d’autres périodes de rêves éveillés plus flous, remplis d’effroi et hantés par d’innommables dangers imaginaires.

Tout à coup, il se rappela l’avertissement du petit Vittitoe qui lui intimait de ne pas passer par Tallyho Canyon. Peut-être aurait-il dû suivre ses conseils, se dit-il en frissonnant. À sa gauche, sur un lopin de terre plate, on avait tracé un chemin qui décrivait une boucle. Chose plus étrange encore, sur cette boucle, deux hommes se couraient après, l’un poursuivant l’autre. Ils tournaient en rond, tournaient, tournaient, jusqu’à ce que l’un d’eux aperçoive Winters. Ils s’arrêtèrent alors, les yeux braqués sur lui.

Le poursuivant serra le poing droit et le tourna comme pour montrer sa détermination.

« Prête-moi ton cheval, Winters ! »

Winters avait fait halte.

« C’est pas mon intention, rétorqua-t-il. Et puis d’abord, t’es qui, toi ? Et pourquoi toi, et l’autre clown, là, vous tournez en rond dans un cercle ?

— Winters, ce que j’ai entendu dire à ton sujet était fondé, apparemment. Tu es, si je puis parler sans ambages, un ignare ; tu n’as jamais brillé par tes lumières, tu passerais assez bien pour un vagabond. Qui suis-je ? Mon nom est Pro Crastin. Celui que je poursuis depuis une éternité se nomme Tempus Fugit. Pourquoi le poursuis-je ? Winters, même un simplet de ton espèce devrait être en mesure de répondre à cette question : je le poursuis parce que j’essaie de l’attraper.

— Ah, ça, commenta Winters d’un ton sarcastique, on ne pourrait pas trouver raison plus sensée.

— Et pourtant si, Winters, rétorqua Crastin, bien que je doute que tu aies les capacités mentales de la comprendre. Durant ma jeunesse, j’étais ambitieux mais hélas enclin à remettre à plus tard d’importantes décisions. Il en résultait que lorsqu’une occasion a fini par se présenter, j’étais un peu en retard. En d’autres termes, j’ai manqué l’occasion. Furieux outre mesure, j’ai décidé que cela ne se reproduirait plus. En bref, je me suis résolu à rattraper le temps… que j’avais perdu. »

Winters montra quelqu’un du pouce.

« Tu veux dire que cet autre homme, là, c’est le temps ?

— Pour une fois, Winters, tu fais preuve d’une once d’intelligence. Cet autre homme, en effet, est le temps. »

Crastin était grand et athlétique. Tempus Fugit, lui, semblait fragile et avait la peau sur les os, si bien qu’on posait à peine un second regard sur sa personne. Jugé hâtivement, on ne lui attribuait que peu d’intérêt. Ils étaient tous les deux nus, hormis leurs cache-sexe, leurs sandales, et, dans le cas de Fugit, des pendeloques aux chevilles qui ressemblaient à de petites ailes.

« Ça me dépasse, fit Winters d’un ton méprisant. Tu as l’air bien plus grand et plus rapide que lui. Pourquoi est-ce que tu n’arrives pas à l’attraper ?

— Winters, je te félicite pour ce bon sens qu’on ne soupçonnerait pas vu ton apparence. C’est une question que je me suis maintes fois posée. Pourquoi n’arrivé-je pas à l’attraper ? Las, je n’ai pas de réponse. Que je me presse ou que je me prélasse, Tempus garde ses distances. Invariablement. Attends, je te montre. »

Crastin se mit à courir ; Tempus l’imita. Quand soudain Crastin accéléra, Fugit fit de même. Comme Crastin ne parvenait pas à gagner du terrain, il enragea. Il prit de la vitesse jusqu’à ce que Winters ne voie plus qu’un flou circulaire et lumineux.

Fatigué de ce spectacle absurde, Winters s’apprêtait à passer son chemin lorsque la silhouette d’un autre homme attira son regard. Vêtu de haillons, le dos voûté, il errait, les yeux continuellement rivés au sol.

« Ça alors, s’exclama Lee, qu’est-ce qui se passe par ici ? Qu’est-ce qui t’arrive, à toi ?

— Rien, Winters, si tant est que ça te regarde.

— Probablement pas, répondit Winters. Ça ne m’empêche pas d’être curieux, par contre. Qui es-tu, toi, et qu’est-ce que tu cherches ? »

Sans cesser de regarder par terre, cet étranger dépenaillé lui aboya une insulte pour toute réponse :

« Winters, le seul compliment que je puisse te faire, c’est que tu montes un beau grand cheval. Dommage qu’un splendide animal comme celui-là soit dévalorisé par un cavalier aussi grossier et ridicule d’aspect que toi. En guise de pardon pour tes manières, voici mon nom : Ombre Coupable. Quant à ce que je fais ici, c’est très simple : je suis à la recherche d’hier, que j’ai perdu alentour. »

Durant ses chevauchées nocturnes dans les montagnes autour de Forlorn Gap, Winters avait rencontré des personnages très spéciaux, mais il n’avait pas le souvenir d’en avoir vu d’aussi étranges que ceux-là.

« Je me rends compte à l’instant, dit-il, que je suis tombé sur un nid d’oiseaux rares. »

Une fois de plus sur le point de partir, il aperçut soudain deux hommes à l’air féroce qui lui bloquaient le passage, couteaux à la main. Ils se couraient après, attaquaient, paraient, chacun cherchant à porter un coup fatal à l’autre.

Winters, suspectant tout à coup que ces deux énergumènes s’étaient en fait ligués contre lui pour une raison qu’il ignorait, se mit furieusement en colère.

« Dégagez le passage, tempêta-t-il. Si vous devez vous battre, allez le faire ailleurs ! »

Ils dévisagèrent Winters, l’œil torve.

« Ah, fit l’un en ricanant, c’est le shérif adjoint Lee Winters. Monsieur, c’est un langage assez fort que vous tenez envers moi, Sam Feymall, et lui, Kel van Tar.

— Ah oui ? » lança Winters.

En plus de leur aspect sournois, féroce et traître, c’étaient des hommes de stature impressionnante.

« Vous m’avez l’air d’avoir de la jugeotte, reprit calmement Winters. Pourquoi vous vous battez ? »

Van Tar, plus sombre et moins docile que son adversaire, bomba fièrement le torse.

« Il y a longtemps, tellement longtemps qu’on ne saurait mesurer le temps écoulé depuis, Feymall et moi nous sommes livrés à un combat d’homme à homme, dont je suis sorti victorieux.

— Ce n’était pas un combat équitable, maugréa Feymal avant de jeter à Winters un regard noir. Je tuerai tous ceux qui diront le contraire.

— Il se plaint toujours de ça, Winters, répliqua Kel. Il n’arrête pas de revenir à la charge et d’affirmer que la prochaine fois, c’est lui qui gagnera. Nous nous sommes affrontés des centaines et des centaines de fois, et j’ai toujours remporté la victoire. Ses excuses sont inépuisables. Alors nous revoilà, égaux dans la vie et dans la mort, mais sans meilleure raison de nous battre que la fierté et la vanité. »

Ils reculèrent avant de reprendre le combat. Le clair de Lune lançait sur leurs lames polies des reflets argentés. C’était tout ce que Winters pouvait distinguer, tellement leurs bras et leurs corps bougeaient vite. Il comprit cependant leur perfide manœuvre : tout en virevoltant, ils s’approchaient de plus en plus de lui. Persuadé qu’ils avaient l’intention de le découper en morceaux, Winters empoigna son six coups et se prépara à répondre aux couteaux par le feu.

Cependant, quelque chose d’inattendu se produisit, d’une nature aussi improbable que la magie. Winters oublia le danger et tendit l’oreille. On entendait, du fond de Tallyho Canyon, des notes d’une musique étrange et envoûtante.


Sam Feymall et Kel van Tar arrêtèrent de se battre. Ombre Coupable cessa de baisser les yeux et se redressa. Le flou circulaire dans lequel Crastin et Fugit tournaient sans fin disparut. Poursuivant et poursuivi, loin l’un de l’autre, écoutaient, le visage terriblement déformé par la colère.

« Encore ce satané Orphée ! s’écria Crastin en soufflant, énervé.

— Toujours à perturber ce qu’on entreprend ! » soupira Fugit avec une curieuse amertume.

Feymall rangea son couteau.

« Deux secondes de plus et on faisait une nouvelle victime », dit-il d’un ton froid et pervers.

Van Tar résista momentanément à cet enchantement musical. Il fixa Winters d’un regard noir, comme une panthère prête à bondir sur sa proie. Son corps frissonna de colère. Mais bien vite, lui aussi replaça son couteau dans son étui.

Ombre Coupable fut le dernier à succomber.

« Ça suffit, maintenant, dit-il, le ton menaçant. Orphée doit mourir. »

On put alors lire sur leurs mines renfrognées une expression amère de réticence, puis d’abandon.

« Partons, dit Feymall.

— Oui, fit Fugit. Le temps passe vite. »

Winters était très étonné qu’ils n’aient pas apprécié cette musique. Il ne s’expliquait ce mécontentement que d’une seule manière : la musique les avait mystérieusement dissuadés de le tuer. Quant à lui, jamais il n’avait écouté plus belle musique. Elle venait d’un instrument à cordes, pas à vent. Un sentiment d’harmonie l’envahit ; d’incessantes vagues de plaisir le traversaient. Les rochers eux-mêmes vibraient. Terre et ciel s’emplissaient de sons, d’une douce et tendre mélodie, émouvante au-delà de toute description. Une seule envie l’emportait sur toutes les autres, un irrésistible désir de s’approcher de cette fontaine enchantée, et de boire son eau pour l’éternité.

D’une pression des jambes, il fit doucement avancer Cannon Ball. Ombre Coupable et ses conspirateurs le devançaient, marchant en rythme, l’esprit vindicatif.

« Cet Orphée, demanda Winters à Pro Crastin, qui est-ce, au juste ?

— Poser une telle question, se lamenta Crastin, était la meilleure manière de proclamer ton ignorance cyclopéenne. Quand Orphée le maudit joue de sa lyre et chante ses divines chansons, les cours d’eau dévient pour couler plus près de lui, tout ce qui vit prête l’oreille à cet oubli si bon, même les morts de longue date se réveillent pour l’écouter. Et pourtant, toi, tu en es encore à demander : « Cet Orphée, qui est-ce ? » !

— C’est une façon comme une autre de se renseigner », dit Winters.

En cherchant davantage, son esprit se clarifia : il savait qui était Orphée. Myra Winters lui avait lu, se rappelait-il, un passage concernant un musicien de ce nom. D’après ses vieux souvenirs de lecture, Orphée, amant fidèle, était en plus un fabuleux musicien. Il avait épousé une belle jeune femme, qui s’appelait Eurydice. Myra n’écrivait pas ce nom comme l’aurait écrit Lee, mais ce dernier aurait parié gros que c’était la version de Myra qui était la bonne.

Dans les livres, Eurydice était si belle que les dieux la convoitaient, ce qui signifiait, bien sûr, que leurs femmes l’enviaient et la jalousaient. Même lorsqu’Orphée l’épousa, l’intérêt que les dieux portaient à Eurydice ne cessa pas. Quelqu’un – Winters ne se souvenait pas s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme – fit en sorte qu’un serpent morde la belle Eurydice, qui hélas en mourut.


Arrivé à un lacet de Tallyho Canyon, Winters fut interrompu dans ses efforts de mémoire par une scène extraordinaire . Le chemin, désormais recouvert d’une herbe verte et bordé de trembles, s’était bien élargi. À quelques mètres devant lui, sur une pierre grossièrement taillée pour servir de siège, se trouvait assis un jeune homme qui, la lyre à la main, en effleurait les cordes rêveusement.

Winters et les autres ralentirent et le fixèrent du regard. Une légère cadence les faisait encore doucement vaciller.

« Maudit Orphée ! » murmura Crastin d’une voix profonde, empreinte d’une haine meurtrière. Les autres étranges personnages luttaient en vain contre la cadence. Ils détestaient Winters, oui ; mais bien moins qu’Orphée. Éloignés les uns des autres, ils faisaient des mouvements furtifs, trahissant ainsi l’intention d’encercler pour attaquer le plus détesté des deux.

Afin d’éradiquer ces pulsions criminelles, Winters chevaucha jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’à quelques pas d’Orphée. Il voyait devant lui un jeune homme en tunique et en sandales qui avait un charme tel qu’il n’en avait vu auparavant que chez des femmes. Blond, imberbe, sans aucune rougeur. Il avait les cheveux qui lui descendaient jusqu’aux épaules, épais, ondulés et plus lumineux que l’or, surtout lorsque le clair de lune s’y reflétait. De profil, il semblait fatigué. Tête baissée, il paraissait dormir.

Au moment où l’ombre de Cannon Ball s’étira jusqu’à ses pieds, Orphée leva les yeux en sursautant. Ses doigts se figèrent. Les bruits de mouvement cessèrent, sauf quand un écho musical les ravivait brièvement. Après avoir écarquillé les yeux un moment, Orphée rayonna, vif et plein d’espoir. Il ne salua pas son visiteur d’homme à homme mais, la lyre en main, se mit à jouer joyeusement, et en touchant les cordes, chanta d’une voix parlée :

« Ô Winters, tu es là, délivre mon aimée,
Ma beauté emprisonnée dans un vil bosquet
Elle y pleure et s’y morfond, éternel supplice
Au-delà de ces noueuses branches, Eurydice,
Se trouve ton sauveur, un courageux guerrier
Qui à sa volonté saura tout faire plier.

— Si tu essaies de me dire quelque chose, suggéra Winters, il vaudrait mieux que tu me parles comme je parle à mon cheval. Je comprendrais vingt fois plus vite. »

Orphée continuait de jouer. En même temps, il observait Winters. Son regard exprimait une détresse telle que Winters n’en avait jamais vu. Quand il reprit la parole, le ton de sa voix était marquée par une accumulation de désir et de défaite.

« Captive de ces arbres, elle attend esseulée
Qu’à pas vengeurs on vienne enfin la délivrer
Tandis que mes chansons me font garder espoir
Qu’une fois les murs tombés, je pourrai la revoir.

— Eh, Orph’, appela Winters impatiemment, tu m’as tout l’air d’avoir un truc à me dire mais si tu ne t’expliques pas clairement, je pense que je vais reprendre la route et rentrer chez moi. »

Orphée sembla blessé mais aussi paniqué.

« Pardonne-moi, ô Winters, supplia-t-il. Je formule mes pensées en musique depuis si longtemps que j’ai bien peur de n’avoir plus aucun talent pour m’expliquer clairement, comme tu le dis.

— Pourtant, ça pourrait nous rendre service, crois-moi. »

Il jeta un œil autour de lui afin de savoir ce qui était advenu de Pro Crastin et de ses semblables, qui s’étaient mystérieusement éclipsés. Ils s’étaient cachés, découvrit-il lorsque deux yeux le scrutèrent furieusement quelques instants avant de disparaître derrière un rocher. Curieux mais en colère également, il demanda à Orphée :

« C’est qui, ces espèces de singes qui se planquent là-bas derrière ? »

Orphée, qui continuait de jouer, le regarda bizarrement :

« Des singes ? répéta-t-il.

— Oui, enfin, les drôles d’oiseaux, là-bas. »

Orphée porta un regard étonné autour de lui.

« Quels drôles d’oiseaux ?

— Bon, des hommes. »

Orphée entrouvrit la bouche en signe de compréhension.

« Ah, sûrement les Ménades.

— Les Ménades ?

— Mes ennemis perpétuels et implacables », expliqua Orphée.


Winters se rappela alors autre chose que Myra, sa femme, lui avait lu. Dans les livres, Orphée s’était fait assassiner par les horribles Ménades, nom que Winters avait du mal à se rappeler correctement.

« Il y a quelque chose qui cloche, ici, Orphée. Tu devrais faire gaffe à ces Mé… Bé… Baignades. Dans l’histoire, ils te veulent pas du bien.

— Je les connais bien, dit Orphée. Si tu acceptes de descendre de ton fier destrier, tu t’apercevras de l’étendue de leur ignominie.

— Oh, non, Orphée ; moi, je ne cherche pas la bagarre.

— Tu ne seras pas davantage en danger, ni moins. Demeter en personne, la déesse du mariage et de la fécondité, a promis qu’un puissant guerrier viendrait un jour libérer Eurydice de sa cruelle prison. J’ai le sentiment que ce guerrier, c’est toi, Winters. »

Winters ravala sa salive, alarmé.

« Oh, non, l’ami, ça peut pas être moi.

— Nous ne sommes pas censés savoir ce que les dieux nous réservent.

— Enfin, de toute façon, reprit Winters, je vois pas de prison dans le coin.

— À tes yeux, ô Winters, une prison possède des murs de pierre et des grilles de fer. Pour un dieu aussi jaloux que Jupiter, en revanche, une prison cruelle n’est pas faite en pierre ; c’est une prison qui n’en est pas une. Une prison qui t’offre la liberté, et qui en même temps te l’enlève. Winters, vois-tu ces trembles là-bas ? »

Winters suivit son regard, et acquiesça. Il se rappela avoir déjà vu ces arbres auparavant. Puis il rouvrit la bouche en signe de surprise.

« Qu’est-ce qui leur arrive ? Au début, je croyais que c’était le vent qui les faisait bouger.

— Non, c’est ma musique qui les fait danser, expliqua Orphée.

Winters observa, stupéfait. Ils dansaient vraiment. Leurs racines étaient devenues des pieds qui se tordaient. Au moment où Orphée joua un air plus enjoué, ils bougèrent aussi leurs branches, et se mirent à former un grand cercle.

Au bout d’un certain temps, alors que des espaces s’ouvraient puis se refermaient parmi les branches, Winters comprit ce qu’Orphée avait voulu dire par prison. Devant un abri couvert de vignes, au milieu de ce cercle d’arbres, se trouvait une exquise jeune femme. Un autre coup d’œil révéla que ses cheveux, parés d’une fleur bleu-violet, formaient une couronne de tresses argentées. Vêtue de fins vêtements blancs, elle avait une belle silhouette et la grâce d’une biche. Elle avait les yeux tournés dans sa direction, le regard reflétant ses attentes et son enthousiasme.

« Humph ! grommela Winters. Il y a quelque chose qui cloche ici, Orphée. Les livres de ma femme n’ont jamais rien dit à propos de prisons d’arbres.

— Que cela ne te surprenne pas, dit Orphée en jouant doucement. Souvent, les livres font erreur. Si jamais tu survis et que tu relates cette histoire, ta version variera selon ce que tes yeux auront vu. La vérité est une chose. Ce qui est communément accepté comme tel en est une autre. Tout comme la lumière est parfois trop éblouissante pour qu’on la regarde à l’œil nu, la vérité est parfois trop poignante pour qu’on l’accepte, à moins de la changer en mythe ou en légende. Ce que tu contemples, ô Winters, c’est la vérité telle qu’elle est vécue et subie. Ces arbres forment la prison d’Eurydice. Je ne peux la libérer ; à peine puis-je les faire danser, ce qu’ils font quelquefois jusqu’à l’épuisement, presque la mort. Même dans ce cas, ils ne cèdent pas.

— Ça alors ! s’exclama Winters. Mais au fait, pourquoi est-ce qu’ils sont là, les Baignades ?

— Les Ménades, ô Winters. Les Ménades vivent à l’intérieur des arbres, ce sont des êtres retors qui habitent arbres et pierres, d’où ils peuvent faire le mal autour d’elle.


Winters jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Pro Crastin, Tempus Fugit, Sam Feymall, Kel van Tar et Ombre Coupable s’étaient assemblés en un demi-cercle, le regard mauvais. Instantanément, ils disparurent. Winters ne savait pas s’ils s’étaient cachés derrière les pierres ou fondus en elles. Ç’aurait pu être l’un ou l’autre. Il n’avait jamais vraiment aimé les voir, et maintenant, il appréciait encore moins leur présence.

Soudain, il entendit une plainte.

« Ô Winters, qu’attends-tu ? Orphée, ne le vois-tu pas ? Mon libérateur enfin est arrivé. »

Winters se retourna sur sa selle. Eurydice tendait les bras.

« Non, prévint Winters, ne me mêle pas à ça.

Une voix, sans doute celle d’Ombre Coupable, lui asséna : « Vas-y donc, Winters, va la sauver. Tu as fait preuve d’assez de lâcheté.

— Bien qu’on dise que Winters est un grand combattant, ajouta Crastin sans mâcher ses mots, c’est une réputation usurpée. Il ne s’est jamais battu que pour sauver sa propre peau ; il n’a jamais risqué sa vie pour sauver celle d’autrui.

— Une belle femme ne signifie rien pour lui, ricana Feymall.

— Ne les écoute pas, ô Winters, intervint Orphée. Quelles que soient leurs intentions, elles sont mauvaises.

— C’est ce que je me suis dit, répondit Winters. Ils essaient de m’envoyer tout droit dans un piège.

— Ô Winters, pleura Eurydice, ces gens-là, en effet, te feront du mal, s’ils le peuvent. Mais tant qu’Orphée jouera de sa lyre, n’aie crainte, ils ne te feront rien. C’est un moment que le destin a choisi pour te tester, et te faire ta place dans les légendes. Sois courageux, chevaleresque, et tu n’auras, pour le restant de ta vie, que de bons souvenirs. Si tu refuses de me sauver, le remors et la honte te hanteront à jamais. »

Orphée reprit son thème sur un air mélancolique :

« Ne retiens ni ton cœur ni ta main, grand guerrier,
ne cherche le repos de ton âme harassée
Que lorsque de la tombe tu t’approcheras
En sachant que tu rendis justice ici-bas. »

Winters descendit vite de son cheval.

« Attends voir, Orph’. Je ne pige pas grand-chose, en poésie. Explique-moi pourquoi Eurydice ne sort pas de là-bas en rampant ?

— Hélas, c’est la peur qui la maintient captive, répondit-il. Ces arbres et ces horribles Ménades ont été placés autour d’elle de manière à ce qu’elle ne s’échappe pas. On lui a dit que les branches des arbres se changeraient en bras puissants qui se saisiraient d’elle et la tailleraient en pièces ; elle ferait mieux de le croire. Regarde comme ils peuvent être féroces. »

Orphée joua une musique martiale stimulante. La réaction fut immédiate. Les branches des arbres se frappaient et se fouettaient les unes les autres jusqu’à ce qu’elles soient réduites en fragments. Lorsqu’Orphée cessa de jouer, ces branches s’immobilisèrent, formant une barrière impénétrable, rigide, noueuse, repoussante.

« À ce que je vois, elle a vu juste, commenta Winters. Mais j’ai une autre question à te poser, Orphée : pourquoi tu ne vas pas la chercher toi-même ?

— Winters, n’as-tu pas vu ce qu’il se passait lorsque j’arrêtais de jouer ?

— Si, c’était plutôt clair.

— N’as-tu pas vu ce qui arrivait lorsque ma lyre résonnait ?

— Je n’aurais pas pu le rater.

— Il y a encore autre chose à considérer, renchérit Orphée. Je suis artiste lyrique, et non guerrier comme toi. Si ma harpe m’était enlevée par ces arbres maléfiques, tout espoir serait à jamais perdu. En outre, ce qui importe le plus, c’est une prophétie qui repousse le désespoir. Il y a longtemps, Demeter la juste nous a promis de nous envoyer un sauveur.

— Et il est arrivé ! cria Eurydice. Enfin, il est arrivé !

— J’imagine qu’elle veut dire que c’est moi, conclut Winters, songeant nerveusement à la situation. OK, Orphie, décida-t-il. Si tu fais tout ce que je dis, je tenterai le coup. Vas-y doucement. Dès qu’ils lèveront les branches, je foncerai en-dessous. Et on verra bien. »


Orphée entama une belle et douce mélodie. Aux yeux de Winters, ça avait l’air simple. Il s’avança lentement. Une fois à l’orée, il décela un espace assez haut et large pour qu’il puisse passer sans se faire toucher. Ainsi, il se tendit et s’y précipita.

Cependant, l’imprévisible se produisit. Orphée perdit la cadence, et se mit à jouer faux. Les branches d’arbre s’abaissèrent subitement et attrapèrent Winters par les bras et les jambes. Celui-ci fut instantanément jeté en l’air, rattrapé, rejeté, fouetté, tiré dans tous les sens…

« Oh, Winters ! Winters ! cria Eurydice frénétiquement. Tu es perdu, perdu… et tous mes beaux espoirs sont trahis. »

Winters était trop terrorisé pour parler. Il était aussi en colère, convaincu qu’Orphée lui avait planté un poignard dans le dos.

Heureusement, un autre événement l’empêcha de se faire écarteler. Orphée cessa de jouer. Au même instant, les branches qui retenaient Winters s’étaient abaissées à leur point le plus bas. Bien qu’elles soient redevenues rigides, Winters parvint à se libérer les jambes, qui n’avaient été que faiblement tenues.

Pour les poignets, il eut moins de chance. Il avait beau plier et tirer sur les grosses branches enroulées autour, celles-ci refusaient de céder. Il regardait dans le bosquet, en direction d’Eurydice. Comprenant que ses efforts étaient vains, il se reposa, les yeux piteusement posés sur sa compagne d’infortune. L’échec avait un goût amer. Une femme aussi belle et douce méritait meilleur destin.

« Ô Winters, ne désespère pas, sanglota Eurydice. Même si tu as échoué, tu as essayé avec bravoure. Cela seul devrait te valoir l’immortalité.

— Ce n’est pas ce que je cherche, répondit Winters d’un ton sinistre. Tout ce que je veux, pour l’instant, c’est l’occasion de régler mes comptes avec ton Orphée. Moi, comme je vois les choses, il nous a embobinés, tous les deux.

— Ne sois pas injuste, ô Winters, implora Eurydice. Orphée était assailli par ces horribles Ménades, ils ont tenté de lui arracher sa lyre. Il t’aiderait encore, s’il pouvait. Il affronte à présent un danger plus grand encore que le tien. »

Winters jeta un œil derrière lui. Il vit qu’elle avait dit vrai. Orphée se faisait passer à tabac par les Ménades, qui l’avaient poussé de sa chaise. Gisant face contre terre, il serrait sa harpe tout contre lui. L’espace d’un instant, Winters pensa que tout était perdu. Eurydice et lui demeuraient prisonniers, Orphée allait se faire tuer. S’il mourait, qui jouerait de la musique ? Qui ferait danser ces arbres ?

Soudain, Winters fut pris de sueurs. Il comprit que tout espoir n’avait pas encore disparu. Pendant quelques secondes, les branches qui lui liaient les poignets se déserrèrent grâce à un écho que la lyre d’Orphée avait produit. Ce bref instant inexploité aurait permis à Winters de se libérer.

Il n’avait plus désormais qu’une seule idée en tête : attendre que l’occasion se représente. Il se ferma aux pleurs d’Eurydice, aux coups que recevait Orphée. Les secondes passaient. Enfin, un nouvel écho se produisit. La même rapidité qui l’anime au cours de fusillades lui servit à se dégager les bras et à bondir vers la liberté.

Il savait cependant que cette liberté l’avait seulement fait passer d’une forme de captivité à une autre. Il était à présent entouré d’arbres, tout comme Eurydice. Il avait toutefois assez de place pour agir. Il ne perdit pas de temps et se jeta à terre en dégainant. Par un petit espace, il voyait Orphée, ainsi que les brutes qui l’attaquaient. Ombre Coupable venait de se saisir d’une grosse pierre et s’approchait avec d’évidentes intentions meurtrières. Immédiatement, Winters le visa et fit feu. Ombre Coupable s’effondra, sa propre pierre lui retombant dessus.


Ce fut la consternation parmi les acolytes d’Ombre. Ils ne détachaient pas les yeux de leur camarade écroulé par terre. Avant même qu’ils ne puissent réagir, Kel van Tar, Pro Crastin et Tempus Fugit tombèrent de la même façon. Seul restait Feymall. Il se volatilisa derrière un rocher juste à temps.

Allongé par terre, Orphée ne bougeait plus. Winters fit :

« Allez, lève-toi, Orph’. »

Orphée ne réagissait pas.

Winters perçut un tout léger mouvement à proximité. Eurydice s’était approchée.

« Est-il mort, ô Winters ?

— C’est à croire que oui, répondit-il.

— Oh non, sanglota Eurydice. Orphée, ne meurs pas. Réveille-toi avant qu’il ne soit trop tard. »

Winters ne le quittait pas des yeux.

« Continue à lui parler. Je crois que je l’ai vu bouger. »

Effectivement, alors qu’Eurydice l’appelait, le suppliait, Orphée bougea. Il se tourna sur le côté et, une fois assis, secoua sa jolie tête.

« Eurydice ! Mais où…

— Ici, mon adoré, toujours dans ma prison.

— Où est celui qu’on a envoyé pour te libérer ?

— Je suis là, Orph’, répondit Winters. Récupère vite ta harpe. J’ai une idée. Joue un truc lent, comme une valse.

— Ô Winters, n’ai-je pas déjà tenté de le faire ? Mais à chaque fois, ces terribles Ménades m’arrachent ma lyre pour m’empêcher de jouer.

— Pas cette fois », rétorqua Winters.

Orphée demeurait perplexe, mais lorsque, regardant autour de lui afin de voir ce qui était advenu de ses ennemis, il n’aperçut que des corps sans vie, il sourit.

« Ah, en effet. »

Winters rechargea son six coups, toujours à la recherche de Sam Feymall.

« Joue, Orph. »

La harpe posée sur le genou, Orphée se mit à jouer doucement. Les arbres se prirent au même instant à balancer légèrement les branches. Winters vit Feymall sortir la tête de sa cachette. Une balle de revolver le força à l’y rentrer.

Puis Orphée passa à un irrésistible rythme de valse. La résistance fut rude au début, les arbres se tordant individuellement. Pourtant, bien vite, ils cessèrent de résister et se rejoignirent pour valser deux par deux, avec pour conséquence de larges trous dans leur cercle.

Winters se tourna vers Eurydice.

« C’est l’occasion, ma fille. Il vaudrait mieux la saisir. »

Eurydice tremblait.

« Impossible. Je ne peux pas. J’ai peur, ô Winters.

— Dans ce cas, il n’y a plus qu’une chose à faire : je vais te porter. »

Sans consentement ni objection de la part d’Eurydice, il enroula le bras gauche autour de ses jambes et la porta sur l’épaule gauche comme un sac de nourriture. Feymall leva de nouveau la tête, et de nouveau la rabaissa lorsqu’une balle le frôla.

Au moment où Winters atteignit un endroit sans danger, Orphée arrêta de jouer. Un instant plus tard, Eurydice se jeta dans ses bras. Winters patienta, d’abord attendri, puis commença à trouver le temps long.

« Bon, ça devrait vous suffire pour un moment, là… »

Ils se lâchèrent et posèrent sur Winters des yeux emplis de gratitude.

« Ô Winters, vaillant entre tous…

— Pas de mièvrerie, coupa Winters, il reste encore quelque chose à faire. »

Ils paraissaient interloqués. Orphée reprit :

« Que pourrait-il encore y avoir ? »

Winters montra du doigt la cachette de Sam Feymall.

« Il en reste un planqué derrière ce rocher. On va le débusquer. Venez avec moi, tous les deux. »

Ils obéirent sur le champ.

« Nous ne pourrions ignorer aucune de tes requêtes, dit Orphée.

— Ni désobéir à aucun de tes ordres », renchérit Eurydice.

Il prirent position devant le rocher de Feymall.

« Bon, Orph’, fit Winters, je veux que tu joues quelque chose qui le fasse sortir de là. Quand il aura passé la tête, il aura intérêt à filer dans la forêt s’il ne veut pas se faire descendre. Dès qu’il y sera, je veux que tu passes au morceau le plus violent que tu aies jamais joué de toute ta vie. On verra bien ce qui arrivera à Feymall. »


Orphée joua un air si aigü que le rocher de Feymall se mit à vibrer et se brisa. Sam Feymall sortit en courant à toute vitesse sans faire attention où il allait. Comme l’avait prévu Winters, il fila droit dans la prison d’Eurydice. Les arbres l’attrapèrent. Lorsqu’Orphée changea de mélodie, ils lui arrachèrent la tête et mirent son corps en pièces.

« Tu vois, commenta Winters, dans les livres de ma femme, c’était censé être toi, Orphée, à sa place.

— Sans toi, soupira gravement celui-ci, ç’aurait pu être comme le décrivent les livres de ta bien-aimée. »

La belle Eurydice baissa la tête, mélancolique.

« En gage de notre reconnaissance, tu mérites récompense, ô Winters. Mais nous possédons tellement peu de chose. »

Elle se passa les mains sur les doigts et le cou et secoua tristement la tête, pour mieux se rendre compte qu’elle n’avait ni or ni pierres précieuses.

Puis lui vint une idée : elle enleva la fleur qui ornait ses tresses.

« Je t’offre ceci, ô Winters, car c’est tout ce que j’ai. C’est un crocus. Plante-le quelque part, et je le bénirai avec tout mon amour. Il sera toujours sacré aux yeux d’Eurydice. Dans les siècles à venir, il réjouira les cœurs, car il fleurira même avant que le souffle glacial de l’hiver ne s’estompe. »

Winters prit son cadeau maladroitement.

« Tu ne me dois rien, ça, c’est sûr, mais j’imagine que tu ne me donnerais pas ça si tu ne voulais pas que je le garde. »

Il réfléchit un instant mais ne trouva rien d’autre à dire.

« Bon, eh bien je ferais mieux de rentrer vite fait. »

Il se jucha sur Cannon Ball et partit vers l’est.

« Nous penserons toujours à toi aux Champs Élysées, lui cria Orphée.

— Adieu, Winters ! »

Une brise légère et mélodieuse égaya son voyage. Il songeait à ce moment précis qu’il n’était pas au bout de ses surprises. Il voyait que les racines du cadeau d’Eurydice s’étaient mises à pousser. Elles couraient le long de ses doigts et cherchaient à se planter, au grand étonnement de Winters.

Là où Tallyho Canyon sortait d’Alkali Flat, Winters descendit de cheval, creusa avec les mains près d’un rocher et planta son crocus. Il l’arrosa avec sa gourde et le laissa à contrecœur, pour retourner vers Alkali Flat.

Une fois arrivé à seulement un mile au sud de Forlorn Gap, Winters éprouva une étrange sensation de transition, comme s’il passait d’une dimension à une autre. Un regard vers les constellations qu’il connaissait bien lui apprit qu’il était minuit passé. Le saloon de Bogannon était évidemment fermé.

Chez lui, son adorable femme Myra l’attendait. Elle avait gardé le dîner au chaud, dans le four. Une fois attablés, elle le regarda curieusement, quelque peu déçue.

« Lee, tu ne vois rien de différent ? » demanda-t-elle.

Il posa les yeux sur un vase de fleurs à tige courte, certaines roses, d’autres violettes, d’autres encore couleur safran.

« Oui, dit-il en avalant. Des fleurs.

— Des crocus, expliqua joyeusement Myra. T’étais-tu rendu compte que nous étions au printemps ? Ce sont les toutes premières fleurs. Elles sont belles, tu ne trouves pas, Lee ? »

Quelque chose poussa Winters à se regarder le bout des doigts. Il s’était lavé les mains, mais il avait encore de la terre fraîche sous les ongles. L’espace d’un instant, il crut entendre une musique distante. Mais il se dit que c’était seulement le vent dans les arbres.