La fiole d’hydromel

Le shérif adjoint Lee Winters revenait à cheval de Cow Creek, en équilibre précaire. Il rentrait chez lui à Forlorn Gap, direction nord-est. Il espérait, durant quelques moments de lucidité, passer Alkali Flat avant la tombée de la nuit. Autrement, les formes spectrales qui rôdent et complotent dans cette contrée hantée viendraient sûrement exiger de lui un lourd tribut pour son passage. À Cow Creek, devant le saloon de Willing Dannery, il avait défié Olney Pemberton, un gibier de potence tout en haut de sa liste de bandits recherchés. Il avait encore eu la chance de son côté : c’était lui qui s’était sorti vivant de ce tumultueux duel à mort.

Cependant, une balle lui avait égratigné le crâne et, en conséquence, perturbé l’esprit. Il ne reconnaissait pas les endroits où il passait, perdait la notion du temps. Il arriva à Lowbow Canyon, à deux miles d’Alkali Flat, en proie à des rêves brumeux de somnambule. Sa maison ne représentait plus qu’un plaisir fugace dont il avait fait l’expérience dans une autre vie.

Puis soudain, il sembla à la fois recouvrer complètement ses esprits et entrer dans un royaume chimérique de lumière vive. Ce qu’il vit, il le vit clairement, ce qu’il entendit, il l’entendit distinctement. Non pas qu’il tira un quelconque soulagement de ce changement, ni qu’il se sentit plus près de chez lui ; car en fait, il fut envahi du sombre pressentiment qu’il ne reverrait jamais ce lieu qui lui procurait son seul réconfort.

Les échos métalliques qui s’étaient répercutés de falaise à falaise tout l’après-midi se firent brusquement grondants comme un gros orage. Cannon Ball, le grand cheval de Winters, se montrait agité ; il finit par s’arrêter. Il fallut toute la détermination de Winters pour le faire passer par un escarpement au bord d’une falaise dangereuse.

Au-delà, un petit homme arborant de gros favoris et tenant une pioche leva la tête vers Winters en clignant de ses petits yeux.

« Salut à toi, Winters. »

Winters le dévisagea, surpris et nerveux. Il avait déjà rencontré ce genre de personnage auparavant, un genre d’étrange prospecteur qu’il ne connaissait pas, mais qui mystérieusement le connaissait, lui. Son instinct lui disait que des énergumènes de cette sorte n’étaient sûrement pas des chercheurs d’or, mais des imposteurs fantomatiques que des êtres surnaturels et malveillants avaient mis sur son chemin.

« Salut à toi, répondit Winters, ruisselant de sueur. C’était toi qui faisais tout ce vacarme ?

— Pas tout, mais une bonne partie, Winters. Enfin, Wirley Wingo n’est pas du genre à se vanter. En vérité, cette falaise est creuse. Quand je la frappe de ma pioche, elle gronde comme le tonnerre. Attends que je te montre. »

Wingo se servit de sa pioche contre une veine grisâtre qui ressemblait à du quartz mêlé d’or. Tout de suite après, les parois de la montagne tremblèrent, répercutant l’écho d’un grondement.

« Bon, ça suffit, aboya Winters, apeuré et en colère. Arrête, maintenant, avec ton truc à tonnerre, tu veux ? Mon cheval n’aime pas ça. »

Wingo posa sa pioche et alla s’asseoir sur une pierre. Un rictus amusé lui secoua les moustaches.

« Si ça peut faire plaisir à un ami… répondit-il en sortant tranquillement sa pipe de sa poche. Ça ne te dérange pas si je fume un peu, hein ? Ça ne fait de mal à personne, enfin, comme je dis toujours, on ne sait jamais…

— Fume si ça te chante, répliqua Winters. Ça ne me dérangera pas quand je serai parti, c’est-à-dire tout de suite. »

Cependant, au moment où il joua vigoureusement des genoux sur son cheval, Wirley Wingo, à travers ses moustaches, expira de la fumée qui se gonfla et se changea en un brouillard sombre devant Cannon Ball. Winters, énervé, cria :

« Qu’est-ce que tu es en train de faire, Wingo ? »

Ce dernier expira de nouveau. Cette fois, un nuage enveloppa complètement l’endroit où il était assis dans la plus noire des nuits. Sa voix flotta jusqu’à Lee.

« C’est un pays étrange, Winters. À chaque fois que je fume, je n’ai plus qu’à arrêter le travail et aller au lit, tellement il fait noir. »

La peur tétanisait Winters.

« Mais tu es qui, toi, un fantôme ? demanda-t-il nerveusement.

— On peut dire ça comme ça, répondit la voix de Wingo. Mais de là à savoir si c’est vraiment vrai, je ne saurais pas te dire. Je me souviens bien de l’époque où je n’étais rien qu’un prospecteur qui roulait sa bosse dans les canyons des environs, à la recherche de belles grosses pierres qui brillent. Trois repas par jour, au lit au coucher du soleil, mort de fatigue. Mais il s’est produit quelque chose quand je me suis aventuré dans ce repère de revenants. Des fois, j’ai l’impression d’être passé dans un autre monde. Je ne saurais pas te dire si je suis un de ces fantômes, Winters, mais ils sont là, c’est sûr. Ils sont comme qui dirait sous les montagnes ; on s’en aperçoit la nuit, surtout. »

Winters sentit la sueur lui couler le long du visage. Il s’essuya le front de la manche, mais la terreur l’envahit lorsqu’il se rendit compte qu’il ne pouvait même pas voir sa propre main. Cannon Ball tremblait, lui aussi : autrement, Winters n’aurait pas su avec certitude que c’était bien son cheval qu’il chevauchait.

« Si tu voulais bien arrêter de fumer, je serais peut-être en mesure de m’en aller d’ici », cria Winters.

La voix qui lui répondit semblait venir de très loin.

« Mais bien sûr, Winters. Tout ce que je voulais, c’était juste une ou deux bouffées, de toute façon. »

Un moment plus tard, la voix ajouta : « Eh bien, vas-y, poursuis ton chemin, Winters. Qu’est-ce que tu attends ? »

Même si Winters attendait bien quelque chose, il aurait été lui-même bien en peine de dire quoi. Il présumait qu’une nuit noire enveloppait son cheval tout comme lui, de sorte qu’il ne restait plus grand-chose à faire hormis attendre.

Puis, une nouvelle sensation le glaça. Une impression de mouvement. Non pas que son cheval ou que lui-même fasse le moindre effort physique ; c’était comme si une force invisible l’attirait dans un espace intemporel. Quant à savoir combien de temps cela dura et quelle distance il avait parcouru… impossible à dire. Il n’avait sans doute même pas bougé du tout ; c’était peut-être une simple perte de repères, durant laquelle son esprit errait sans but.


Petit à petit, la lumière réapparut. Il comprit alors qu’il s’était réellement déplacé. Il se trouvait toujours sur son cheval, à Lowbow Canyon, mais les parois, désormais plus hautes, montraient moins d’aspérités. À terre, un gravier mêlé de sable formait une belle route sauvage, vierge de toute empreinte de sabot.

L’obscurité s’était diluée en une brume semblable à un clair de Lune voilé de nuages. Winters n’avait pas remarqué qu’un autre cavalier s’était approché si subrepticement qu’on l’aurait pris pour une volute d’opacité restante. Monté sur un magnifique cheval noir, cet homme robuste aux traits saisissants montrait pourtant une mine où se lisait un abattement tel que Winters n’en avait jamais vu auparavant.

« Winters, fit l’inconnu d’un ton morose, tu n’es pas là par hasard, mais à dessein. Cette intrusion dans ta vie pourrait bien provoquer ton hostilité, si elle ne s’expliquait par une crise grave et urgente. »

Winters ravala sa salive.

« Vous voulez dire que vous m’avez amené jusqu’ici par la ruse ?

— On s’approcherait davantage de la pure vérité si l’on disait que tu avais été choisi pour incarner l’ultime instrument de notre délivrance. »

La formulation n’y changeait rien : d’une façon comme de l’autre, cela sentait les ennuis. Cet étranger ne se trouvait pas directement sur son chemin ; en revanche, comme il restait immobile comme un roc, sa présence en disait long sur sa détermination. Même sans armes, il commandait l’attention et le respect.

« Qui… qui es-tu ? bredouilla Winters en tremblant.

— Je suis Hernan Alphonse Estra Mogord, général de Castille, qui rendit grand service à sa Majesté en libérant notre pays des conquérants Maures.

— Ça ne date pas d’hier !

— Connaîtrais-tu notre histoire ? »

Winters s’étonnait lui-même qu’il ait donné cette impression. Il se souvint alors que sa femme, Myra, grande amatrice de livres d’histoire, lui avait lu des passages à propos d’une foule de peuples et d’événements.

« Oui, répondit-il, partagé entre peur et colère, j’en sais assez pour savoir que tu n’es qu’un menteur : ça fait des siècles que les Maures ont quitté l’Espagne. Explique-moi plutôt ce que tu essaies de faire, Mogord. »

Winters s’était d’abord méfié, suspectant une supercherie, mais ses soupçons s’évanouissaient à mesure que leur environnement immédiat se métamorphosait.

De discrets murmures lui parvenaient sans qu’il sache d’où ils provenaient. Ce qu’il entendait, bien qu’incompréhensible, lui laissait un sentiment d’extrême urgence. Une brume noire vint recouvrir les montagnes comme un suaire, puis les parois du canyon devinrent translucides et se mirent à émettre une étrange lumière.

« Entends-tu des voix, Winters ? demanda Mogord.

— Oui, tu l’as dit, Mogord. »

Tout comme un animal apeuré, Winters céda à l’impulsion primitive de prendre la fuite. Il éperonna Cannon Ball et se tendit, certain d’une réaction immédiate de son cheval. Cependant, ce dernier, retenu par des forces invisibles, demeurait immobile.

« Tu ne peux pas encore partir, intervint Mogord, d’un ton sans arrogance mais plein d’une certaine autorité. Tu as toujours fait le bien autour de toi, poursuivit-il, tu t’es dressé devant l’ennemi et le destin t’a toujours rendu victorieux. Malheureusement, si grands soient tes mérites passés, ce que je m’apprête à te demander de faire te semblera impossible. »

Le tempérament de Lee prenait parfois le pas sur la raison et son six-coups parlait alors pour lui. Il en agrippa la crosse.

« J’ai déjà eu affaire à pas mal d’hurluberlus, Mogord, et j’en ai jusque là. Alors si tu essaies de me retenir ici… »

Il ne termina pas sa phrase. Les falaises translucides devinrent transparentes ; on aurait dit des parois du cristal le plus pur. Au travers, Winters aperçut un nombre incalculable de gens à cheval ou dans des chariots.

« Ceux que tu vois attendent la délivrance, Winters, déclara Mogord. Tu te bats depuis tellement longtemps que tu n’as jamais côtoyé que la violence et la mort. Nous ne cherchons pas à te provoquer ni à te faire du mal ; nous sommes là pour te prier, te supplier de nous sauver.

— Vous sauver de quoi ? demanda piteusement Winters, d’une voix chevrotante.

— Du Shéol.

— Le Shéol !

— Tu m’as bien compris, dit Mogord. Le Shéol, la demeure des ombres. »

Winters eut l’air dubitatif.

« Tu veux dire…

— Oui, Winters, reprit Mogord. Je devine ton incrédulité. Pourtant, ces gens sont réellement prisonniers de l’au-delà. Ils ne représentent bien sûr qu’une poignée des myriades d’âmes qui le peuplent. Mais ceux-là gardaient l’espoir d’en sortir, aidés par de puissants sortilèges. La raison de leur venue en ces lieux reste une énigme. Ils y font face à l’obscurité, au châtiment éternel. Ils se souviennent peu de leur vie d’avant ; ils contemplent désormais l’éternité, installés dans l’oubli. Mais dans ces âmes emprisonnées, l’espoir n’est pas encore complètement mort. Oui, Winters, dans le Shéol, l’espoir survit, pour infime qu’il soit. »

Ce que Mogord disait semblait trouver confirmation sur les visages que Winters voyait dans cette vaste prison. Tous avaient une mine triste, qu’aucun sourire ne venait égayer. Toutefois, à la source de cette profonde langueur se trouvait un ardent désir d’espoir et de délivrance.

« Qu’est-ce qui les retient ? demanda Winters. Pourquoi ne sortent-ils pas de là ?

— Hélas, soupira Mogord, ils ne peuvent s’échapper sans aide extérieure.

— Et toi, alors, pourquoi tu ne les aides pas ?

— Comment le pourrais-je, étant moi-même prisonnier du Shéol ?

— Mais… tu… »

Winters faillit s’étrangler. Un vent obscur vint souffler entre Mogord et lui. Il ne voyait plus qu’un mur de pierres ; l’espace d’un instant, il était seul au milieu d’un silence infini.

Puis la transparence revint. Winters comprit alors que Mogord était lui aussi détenu derrière cette barrière.

« Veux-tu bien nous porter secours, Winters ? implora Mogord.

— Qu’est-ce qui vous arrivera si je dis non ?

— Lorsqu’on aura vent de notre tentative d’évasion, on nous jettera dans l’abîme insondable d’Apollyon. Alors tout espoir sera irrémédiablement perdu. Alors nous subirons le châtiment de la torture éternelle.

— Et si je vous aide mais que j’échoue, qu’est-ce qui m’arrivera, à moi ?

— Toi aussi, tu sombreras dans Abaddon. »

Winters baissa les yeux vers son cheval, puis vers Lowbow Canyon, dont la piste régulière mais sinueuse menait vers l’est. Cannon Ball avait été comme sous le coup d’un sortilège, mais il semblait revenir à lui peu à peu. Un petit coup d’éperons et le cheval de Winters s’élancerait au galop pour les emmener tous les deux loin de cet étrange endroit. De l’avis de Lee, il s’agissait d’une sorte de magie noire, concoctée en vue de sa destruction. Le salut, si salut il y avait, résidait dans la fuite.


Il jeta à Mogord un regard qu’il pensait être le dernier. À sa grande surprise, d’autres s’étaient approchés assez près, même s’ils semblaient curieusement distants. Parmi les premiers se trouvait une belle jeune femme, douce et avenante. Il aurait presque cru que c’était sa propre épouse, Myra Winters, tellement elle lui ressemblait. Si c’était bien elle, il n’était plus question de fuir. Même sa peur de l’au-delà et de l’abîme ne le ferait pas reculer.

« Oh, Lee, aide-nous ! dit-elle, les lèvres tremblantes. Nous ne pouvons pas te rejoindre, mais toi, tu peux venir ici. Une barrière nous sépare, mais elle cèdera devant toi. Au moment où nous établirons un contact avec un mortel, un passage s’ouvrira, et par ce passage, nous fuirons. Mais même à ce moment-là, tu devras chevaucher devant nous. Notre évasion ne sera irrévocable que lorsque tu nous auras guidés vers un grand fleuve, ou un désert. Apollyon en personne nous suivra par le même passage ; c’est pourquoi il nous faudra passer une deuxième frontière. Nous revêtirons alors des attributs de mortels, qu’Apollyon exècre, comme il exècre ses propres tourments. »

Winters la dévisageait comme s’il était sous le coup d’un enchantement. « Myra ! Myra, c’est toi ?

— Je m’appelle Ernesta Barcelena. Tu me prends pour ta bien aimée ? Dans ce cas, tout comme tu penses à elle, pense à mes camarades et à moi. »

Winters fut alors pris d’un sentiment étrange. Ernesta ressemblait tant à son épouse, et se tenait avec la même grâce, la même assurance sur un magnifique cheval blanc. Elle avait le même regard plein d’espoir. Winters en oublia le danger.

« Pour Myra », se dit-il.

Il fit avancer son cheval d’un léger coup de genou. Cannon Ball, nerveux, s’exécuta lentement. Ernesta s’approcha également, la main tendue. Winters tâcha de lui prendre la main et se rendit compte des forces énormes qui le repoussaient, quelles qu’elles soient. Leurs mains se touchèrent, et l’instant d’après, ils chevauchaient côte à côte. Un grand nombre de chevaux et de wagons s’était aussitôt mis en route dans un grondement sourd.

Winters vit Mogord lever la main et faire à tous signe d’avancer.

« Il faut que tu nous guides, Lee, supplia Ernesta. Sais-tu où l’on peut trouver une rivière ? »

Il en connaissait bien une, de rivière : tout là-bas, à Trinity Valley, au Texas. Mais ça faisait loin.

« Il n’y a pas de rivière digne de ce nom dans le coin, répondit-il.

— Un désert, peut-être ?

— Oui, fit Winters. Il n’est pas immense, mais c’est un désert.

— Alors va, à toute vitesse. »

Comme ils s’étaient mis en route au petit galop, ceux du fond étaient déjà presque sur eux. Une terrible ardeur se lisait sur leurs visages, si puissante qu’elle semblait prendre voix. Elle les poussait à faire vite, très vite.

« Si tu veux qu’on file, répliqua Winters, alors on file. »

Un coup d’éperons plus tard, Cannon Ball s’élança d’un bond. En quelques secondes, ses sabots martelaient le sol. Winters s’était attendu à ce que la monture d’Ernesta se fasse distancer, mais à sa grande surprise, Ernesta chevauchait à ses côtés. De même, tous ceux qui les suivaient tenaient le rythme.


À Lowbow Canyon, le bruit était infernal. Il lui rappelait tantôt un vent terrifiant, tantôt un tonnerre ininterrompu. Cannon Ball galopait comme jamais, mais il avait beau accélérer, il se trouvait toujours flanqué de ceux qui le suivaient.

Ernesta restait tout près de lui.

« Si seulement nous pouvions aller un peu plus vite, dit-elle, angoissée.

— Qu’est-ce qui presse ? fit Winters. Il me semble qu’on avance déjà à bonne allure.

— Oui, sans aucun doute, admit-elle. Et pourtant, maintenant qu’un passage hors de Shéol s’est ouvert, un air de liberté va envahir ce lieu lugubre. Il n’en résultera que fureur et chaos. Apollyon et sa horde de guerriers découvriront vite que nous nous sommes enfuis ; ils nous poursuivront. Oh, pourrions-nous juste accélérer encore un peu ? »

Winters se pencha en avant. Cannon Ball filait comme une panthère.

« Allez, canasson, fit Winters, montre ce que tu as dans les jambes ! Yah ! »

Cannon Ball réagit avec une fureur inouïe. Winters, apeuré par les puissants courants d’air qui le fouettaient, enfonça les doigts dans la crinière de Cannon Ball.

« C’est mieux », apprécia Ernesta. Elle tenait facilement la cadence. Winters ne distinguait qu’un flou blanchâtre à la place des jambes de son cheval, qui galopait à côté de Cannon Ball.

À Lowbow Canyon, les coudes et les têtes d’épingle se suivaient de près. Ils passaient chaque tournant comme par miracle. Certaines fois, Cannon Ball se déportait un peu, et Winters n’osait pas jeter un œil derrière lui, de peur de voir des tas de wagons renversés. Comment parvenaient-ils à enfiler tous ces horribles virages ?

Pourtant, Winters ne constatait aucun relâchement. Les wagons, les cavaliers, tous continuaient à le suivre de très près. Certains moments, Winters sentait comme un souffle chaud dans le dos.

Puis, Lowbow Canyon s’élargit et Alkali Flat s’étendait devant eux.

Ernesta s’approcha de Winters.

« Mets-toi sur le côté, ou tu vas te faire écraser ! » lui dit-elle.

Lee fronça les sourcils : comme si Cannon Ball n’était pas un cheval digne de ce nom ! Alors qu’il continuait droit devant lui, ignorant son avertissement, elle saisit, bras tendu, la bride de Cannon Ball, et le força à dévier.

Lee comprit alors ce qu’elle voulait dire. L’évidence le frappa de plein fouet : dans leur grande hâte, les chevaux et les wagons qui le suivaient le dépassèrent à vive allure. Nul, pas même Mogord, ne jeta un regard vers lui. Chaque visage, pâle et battu par le vent, regardait droit devant. En émergeant de Lowbow Canyon, tous se mirent à rayonner. Que serait leur existence par delà Alkali Flat ? Winters l’ignorait. Toutefois, il présumait qu’ils y trouveraient la liberté. C’était ce que ces âmes fuyantes recherchaient : être libérées pour toujours de la demeure des ombres, libérées du Shéol.

Malgré son étonnement, Winters se rendit compte qu’Ernesta se trouvait toujours près de lui.

« Pourquoi tu ne t’en vas pas avec eux ? lui demanda-t-il, perplexe.

— Je le ferai en temps voulu.

— Mais qu’est-ce que tu attends ?

— Je ne suis pas une ingrate, Lee.

— Tu veux dire qu’il se peut que j’aie besoin d’aide ?

— Tu en auras besoin comme jamais.

— Ah bon ?

— Apollyon voudra défier ton courage. Tu as remis en cause son autorité, ridiculisé son pouvoir de châtiment éternel, tu as libéré de son emprise ces dizaines de milliers de malheureux qu’il retenait captifs pour son seul plaisir depuis des siècles et à qui il imposait, en raison de leur bonté et de leur grandeur d’âme, une torture plus cruelle que celle réservée à des ombres plus fades. »


Winters l’entendait à peine, car la fuite de ces innombrables damnés loin de Lowbow Canyon se poursuivait. Leurs mouvements semblaient flous tant ils étaient rapides. On aurait dit de fortes rafales de vent chargées de poussière et de particules blanches.

Le passage finit par se refermer. Le constant tintamarre et la précipitation firent bien vite place à une musique lointaine. À l’est, au delà d’Alkali Flat, les montagnes luisaient étrangement.

Ernesta Barcelena, bouche entrouverte, regardait fixement dans cette direction. Les dernières nuances de couleur qu’elle avait sur le visage disparurent.

« Apollyon, seigneur d’Abbadon, ange de l’abîme, impitoyable tyran, bourreau à la cruauté sans limite. Apollyon !

— À qui tu causes, là, à moi ou à toi-même ? demanda Winters, nerveusement.

— À nous deux, répliqua-t-elle, les lèvres tremblantes. Apollyon et ses guerriers nous poursuivent. »

Le tumulte qu’ils entendaient paralysait leurs chevaux. Cannon Ball frémissait mais restait immobile. Des grondements à faire trembler la terre venaient de Lowbow Canyon, gagnant en intensité et en horreur à chaque seconde.

« C’est quoi, ce bruit ? demanda Winters, les mâchoires serrées.

— Des lions, lui répondit faiblement Ernesta. Les êtres terribles qui approchent ne montent pas des chevaux, mais de grands lions déchaînés, plus féroces qu’aucun autre sur Terre. »

Winters tira sur les rênes de Cannon Ball.

« Allez, on s’en va vite fait.

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Ne comprends-tu pas ? Ton cheval n’a plus aucune réaction ; il est tétanisé par la peur, tout comme le mien, d’ailleurs. Mais ne désespère pas. Apollyon n’entrera pas dans ce désert. Il existe des frontières entre le monde mortel et l’immortel. Lowbow Canyon en est une, et possède en tant que tel des propriétés de là où nous sommes et de l’endroit que mes compagnons et moi-même avons fui. Apollyon perdrait son immortalité s’il traversait la frontière. Il a cependant des guerriers à ses ordres… »

Winters n’entendait même plus la voix d’Ernesta, qui se perdait dans la fureur cacophonique s’échappant de Lowbow Canyon. Plus impressionnante encore fut l’apparition de silhouettes : des cavaliers chevauchant des lions bondissants. Juste après avoir passé le dernier virage de Lowbow Canyon, leur groupe fit brusquement halte devant la frontière magique. Ils se mirent à tourner en rond, grognant de rage et de frustration. Ces cavaliers à forme humaine portaient chacun une armure légère et des casques en bronze rutilants.

L’un d’entre eux se distinguait par sa magnificence ; il chevauchait sa monture en brandissant une épée enflammée.

« Où est mon plus brave guerrier ? » cria-t-il méchamment.

Comme personne ne répondait, il hurla :

« Pichon ! »

Un combattant aussi laid que féroce s’avança.

« Oui, maître.

— Va, détruis cette créature humaine et ramène-moi mon esclave !

— Oui, maître.

— Oh, Winters ! sanglota Ernesta. Dans quel péril te trouves-tu désormais ! Mais l’espoir perdure. Si terrible soit ce Pichon, il ne peut t’approcher sans renoncer temporairement à ses attributs immortels. Une fois que son lion aura posé le pied dans cet aride désert, cavalier et destrier deviendront mortels. Toi, un homme, tu seras confronté à un autre homme et à un lion. Pichon est armé d’un arc, de flèches et d’une épée. Toi, hélas, tu te verras fort désavantagé, car je ne vois aucune arme dont tu serais muni. »

Winters posa la main sur la crosse de son six coups.

« Si, j’en ai une.

— Alors, dirige ton arme vers la monture de Pichon. Élimine-le d’abord ; tes chances contre Pichon n’en seront que meilleures. »

Cannon Ball se trouvait en diagonale de la direction que Pichon allait sûrement suivre. Winters sortit son pistolet et l’arma. La sueur avait beau perler sur son visage, il avait la main ferme.

« Qu’ils y viennent, grommela-t-il.

— N’épuise pas tes munitions avant que Pichon n’ait pénétré dans ce désert et ne soit devenu mortel. »

Pichon, juché sur son lion, s’était mis en position pour charger. Il tira plusieurs fois sur la corde de son arc pour en tester la force et la résistance. Soudain, il cria : « En avant ! »

Sa monture s’aplatit, gueule contre terre, et poussa un rugissement d’une telle puissance qu’il fit voler la poussière du sol rocheux d’Alkali Flat. Puis il bondit. Une demi-seconde plus tard, une flèche siffla à l’oreille gauche de Winters.


Ce dernier garda en tête le conseil d’Ernesta. Il attendit que son ennemi ait bien franchi la frontière. Puis son pistolet cracha feu, fumée et plomb. Le lion de Pichon se retourna en plein élan dans un hurlement de douleur. Il tomba, se redressa à grand peine. Au même moment, Pichon fut agité d’un soubresaut, la main sur la poitrine. Une arme faisant parler la poudre ne pouvait qu’avoir raison de son cœur mortel. Une troisième balle lui traversa le crâne. Le lion de Pichon bascula ensuite sur un flanc et mourut près de son maître inanimé.

« Oh, merveille des merveilles ! souffla Ernesta. Tu as triomphé ! »

Winters rechargea son six coups, se tenant prêt à recevoir le prochain sbire d’Apollyon.

Celui-ci, à dos de lion, faisait des allées et venues, rongé par le doute. Ses guerriers s’éloignaient de lui. On ne lisait pas que de la peur dans leurs yeux ; il s’y trouvait aussi l’idée qu’Apollyon lui-même devrait défier ce petit héros qui venait de tuer un de leurs meilleurs éléments. Cette idée, ils la gardaient pour eux. Toutefois, même Winters comprenait que ce prince des démons avait trop à perdre et trop peu à gagner en redevenant mortel, même momentanément.

« Demi-tour ! Retournez en enfer ! » finit par hurler Apollyon. Il brandit son épée comme pour les terrasser.

Alors, ils fuirent, leurs lions rasant le sol. Les pattes des fauves sur le sol pierreux et poussiéreux ne produisaient qu’un léger murmure. Ils disparurent bien vite, en abandonnant le cadavre de Pichon.

Lee rengaina son pistolet.

« Ça, c’est fait, fit-il.

— Oui, brave parmi les braves, soupira Ernesta, et grâce à toi. Et maintenant, partirons-nous ensemble ? »

Leurs chevaux réagirent à leur toucher. Une petite tape sur leurs montures et ils se mirent à chevaucher vers l’est.

Le regard de Winters s’immobilisa sur les montagnes au loin, où persistait la lueur dorée aperçue peu de temps avant.

« J’ai bien l’impression que tes amis ont allumé des feux de camp, fit-il remarquer à Ernesta.

— Ce que tu vois, dit-elle en se rapprochant, ne vient pas de feux de camp, Lee. Il s’agit d’un halo, d’une lumière majestueuse. Peut-être la reverras-tu, et même plus d’une fois, lorsque tu traverseras seul ce désert de nuit. Et à ce moment, peut-être penseras-tu à moi. »

Winters avait la sensation exquise que son cœur réclamait quelque chose.

« Bien sûr que je penserai à toi. Il se pourrait peut-être qu’on se revoie ?

— Non, Lee… J’ai bien peur que non. »

Elle s’approcha davantage de lui.

« Mais je ne partirai pas sans t’accorder de récompense. »

Elle sortit d’une de ses poches un objet aussi large qu’un poing, de forme familière. Une chaîne en or y était attachée.

« Voici ce que je t’offre », dit-elle doucement. Ayant prononcé ces mots, elle saisit prestement le poignet gauche de Winters et lui enroula quelque chose autour.

« Mais tu n’as pas à me faire de cadeau, protesta-t-il. D’après moi, c’est plutôt toi qui m’as sauvé la mise contre le lion de Pichon.

— Garde-le quand même.

— Si tu insistes… Mais qu’est ce que c’est ? »

La voix d’Ernesta se fit douce, presque nostalgique.

« C’est une fiole d’hydromel. J’y ai scellé de la magie : un doux mélange de gratitude, d’amour, et de pouvoir surnaturel pour te défendre en cas d’extrême urgence. Son bouchon est fait de verre. Toi seul peux en briser le sceau. Prends-en soin. Et pense à moi tout comme je penserai à toi. »

Alors elle s’éloigna. Un moment plus tard, Winters ne distinguait plus qu’une nébuleuse de lumière qui le devançait et finit par rejoindre le halo qu’elle avait appelé « lumière majestueuse ».

Seul désormais, il reprit la route à travers l’étendue désolée et fantomatique d’Alkali Flat. Un malaise, et en particulier un terrible mal de crâne, amplifiait son sentiment de solitude. Il se rappela alors le duel à mort de Cow Creek, sa blessure à la tête, et le sang séché sous son chapeau. Il se souvint qu’il avait quitté Cow Creek en début d’après-midi et qu’il avait pensé atteindre Forlorn Gap avant le crépuscule.

Cependant, il faisait nuit, désormais. Il avait dû perdre la notion du temps à un moment ou à un autre. Les hurlements étranges et lugubres qui provenaient du désert d’Alkali Flat avaient entamé leur habituel tour de chant nocturne. Par chance, la Lune était presque pleine, haute dans le ciel, et lui éclairait le chemin. Mystérieusement, Cannon Ball suait. Il avait l’air fatigué et se déplaçait au petit galop. Winters n’arriva à destination que tard dans la nuit.


À Forlorn Gap, ville quasi-déserte et vestige du temps de la ruée vers l’or, quelques lumières brillaient encore dans les maisons. Une diligence partit du Goodlett Hotel pour se diriger vers Brazerville. Non loin de là, un saloon encore éclairé vibrait au son des voix de ses clients.

Doc Bogannon, propriétaire et barman, rangeait les verres et s’apprêtait à fermer.

« Désolé de vous le rappeler, Messieurs, mais il est minuit, l’heure de la fermeture. »

Les hommes posèrent leurs cartes, vidèrent leurs verres, et sortirent. Bogie récupéra les derniers verres. Une fois ceux-ci lavés, séchés et rangés, il alla éteindre les lumières du bar. C’était un bel homme à la stature imposante, intellectuel, dont on savait peu mais qui, justement, en savait beaucoup sur les hommes. Pourquoi un homme de telle qualité se contentait d’avoir un saloon et de vivre avec une métisse Shoshone pour femme ? C’était là un des mystères de Forlorn Gap. Il aimait bien tout le monde ; toutefois, en dehors de sa propre famille, il n’avait qu’un seul ami.

Il avait à peine décroché sa lampe que les battants de l’entrée s’ouvrirent pour laisser entrer l’ami en question, un homme à la moustache noire, grand et élancé ayant subi maintes épreuves, et qui se déplaçait d’un pas lourd et maladroit.

« Winters ! Je pensais justement à toi !

— Du vin, Doc, fit Winters en s’écroulant sur une chaise. Et deux verres.

— Du vin, très bien, Winters. »

Bogie se joignit à lui promptement et remplit deux verres.

Lee but comme un assoiffé.

« Un autre, Doc. »

Inquiet, Bogie ne le quittait pas des yeux.

« Winters, cette fois, tu as dû y couper de peu, ça se voit rien qu’à l’expression que tu as sur le visage. Et le sang que tu as dans les cheveux ! Un gibier de potence a failli t’avoir, hein ?

— Ouais, Doc. À Cow Creek. »

Il se massa les tempes qui lui tambourinaient dans la tête.

« J’aurais dû arriver il y a des heures, reprit-il. J’ai dû me perdre. Mon cheval aussi est dans un sale état. »

Le regard de Bogie se posa sur un objet qui pendait au poignet de Lee.

« Winters, qu’est-ce que c’est que ça ? Tu te mets à porter des fétiches ou des choses dans ce genre-là ? »

Winters leva le bras gauche.

« Ça alors ! Qu’est-ce que je fais avec cette fiole au poignet ? »

Il l’enleva et la plaça devant Bogie. Tandis que ce dernier ne faisait que la fixer des yeux, de peur de la prendre en main, Winters se mit inconsciemment à faire appel à sa mémoire et à reconstituer un rêve aussi improbable qu’éprouvant.

« Alors, c’est quoi, ça, Winters ? »

— C’est une fiole d’hydromel, Doc. Il y a de la magie dedans, répondit Winters, un rictus aux lèvres.

« Humph ! C’est un fantôme qui te l’a donnée ? grinça Doc sur un ton sarcastique.

— Ça, je ne saurais pas te dire, Doc. Mais quelle beauté c’était. Elle s’appelait Ernesta. »

Il désigna son cadeau de la tête.

« Vas-y, prends-le, Doc, et ouvre. Tu n’as pas envie de savoir ce qu’il y a dedans ? »

Bogie s’en saisit précautionneusement. Il avait les doigts qui tremblaient, soit terrifié, soit animé par une force extérieure. Il tenta d’ouvrir le bouchon en verre, sans succès. Il transpirait.

— Il se pourrait bien que tu aies raison, Winters.

— Tu veux dire que tu n’arrives pas à l’ouvrir ?

— Exactement. Essaie, toi. »

Winters reprit la fiole et l’observa, le regard interrogateur. Il posa la main droite sur le bouchon mais une voix dans sa mémoire retint sa main. C’était là quelque chose à n’utiliser qu’en cas d’extrême urgence.

« Non, Doc, dit-il, en s’essuyant le visage d’une manche. Je peux l’ouvrir, c’est sûr, mais… peut-être une autre fois. »