Une lanterne en plein ciel

Le shérif adjoint Lee Winters rentrait de nuit par Mount Horeb Road. Il négociait un coude dangereux lorsque l’instinct, ou une peur naturelle de tout ce qui défie l’entendement, l’amena à tirer sur les rênes de Cannon Ball, son cheval. Celui-ci s’arrêta sur le champ. Le regard vif et attentif de Winters s’était braqué sur un rectangle de lumière, situé sur l’un de ses énormes promontoires de pierre à sa droite, tellement haut qu’on aurait dit une fenêtre donnant sur l’infini. Une lumière douce en émana durant un moment, puis ce fut l’obscurité, percée par le scintillement d’innombrables étoiles.

Un silence étrange et profond flotta quelques secondes. Ce calme intense annonçait un bruit terrifiant.

Ce bruit fut un cri. Aucune autre voix n’aurait pu produire un son aussi glaçant ; un cri perçant, horrifiant, qui chutait dans le vide et que propageait longuement l’écho des parois et des pics de granite aux alentours. Les mouvements d’ombre que Winters distinguait à peine ne suffisaient pas à lui apprendre d’où le cri provenait, mais n’enlevaient rien à l’atrocité de ce qu’il pouvait en déduire : un homme avait trouvé la mort après une chute de plusieurs centaines de mètres.

Winters essuya de sa manche la sueur froide qui perlait sur son front. À cet instant, une voix aiguë et chevrotante se fit entendre à proximité.

« Qu’est-ce que tu penses de ça, étranger ? »

Winters retint les rênes de Cannon Ball, qui remuait nerveusement. Ils n’étaient pas seuls : Winters vit à sa gauche, assis en hauteur sur un rebord rocheux, un petit homme barbu dont les pieds bottés pendaient dans le vide comme d’un porche.

Winters empoigna son six coups. « Qui es-tu ? » clama-t-il.

La réponse lui vint comme un grognement hostile.

« Tu n’as rien à craindre de moi, étranger. Même si ça ne te regarde pas, je ne suis qu’un prospecteur sans histoire dans le coin. Mon nom, c’est Billy Hornbarker. Ce truc brillant sur ta tunique me fait comprendre que tu es une espèce de représentant de la loi.

— Bonne déduction, confirma Winters. Je suis le shérif adjoint Lee Winters, de Forlorn Gap.

— Forlorn Gap ? Autant dire que tu es un moins que rien. Et comment se fait-il que tu restes dans pareil trou paumé ? »

Winters possédait lui aussi l’art et la manière de se faire des amis.

« Même si ça ne te regarde pas, Hornbarker, je me base à Forlorn Gap parce que c’est mon affectation officielle. C’est une croisée de chemins, un bon coin pour coincer les clowns qu’on voit sur les avis de recherche.

— Tu m’as l’air bien sûr de toi, Winters. Alors dans ce cas, tu n’as qu’à m’expliquer ce que c’était que cette lumière, là-haut, et ce cri tout droit sorti de l’enfer qu’on a entendu ?

— Ce serait plutôt toi qui devrais en savoir plus que moi, rétorqua Winters. Toi, tu es prospecteur dans le coin, alors que moi, je ne fais que passer.

— Je sais que si on regarde longtemps et qu’on fait bien attention, on peut voir une autre lumière, admit Hornbarker. Elle n’est pas plus grosse qu’une étoile ; c’est sûrement une lanterne, parce qu’elle ne fait pas comme les étoiles, elle ne bouge pas et elle ne se cache pas derrière les montagnes. Voilà tout ce que je sais. »

Winters leva les yeux au ciel, qu’il fixa longtemps du regard. Il finit par apercevoir ce qui avait tout l’air d’une lumière à une petite fenêtre.

« Ce n’est pas la politesse qui t’étouffe, Horny, mais ce qui est sûr, c’est que tu as une assez bonne vue. Et en ta qualité de prospecteur sans histoire dans le coin, peut-être que tu l’as déjà vue avant ?

— Oh oui, attesta Hornbarker, je l’ai vue la nuit dernière, depuis mon campement, un peu plus haut. Et il y a quelques nuits, aussi. Par contre, je n’avais jamais vu de porte. Je n’avais jamais non plus entendu de cri. Je me dis que c’est quelqu’un qui a fait le grand saut, ou qu’on l’a poussé de cette porte jusque dans l’autre monde. Et en ta qualité de shérif, pourquoi tu ne monterais pas là-haut jeter un œil à ce qui s’y trame ?

— Peut-être que je n’en ai pas envie, fit Winters.

— Il me semblait bien que non, gloussa Hornbarker. Et comment ça se fait que tu suis cette piste de grizzly de nuit, d’ailleurs ?

— Content que tu me le demandes, clama Lee, d’une voix grondante de défi. Je cherche un bandit dont la tête est mise à prix. Il se fait appeler Zin Daker, un nom qui ressemble encore assez à Hornbarker. Un type aux cheveux blond paille, le regard froid, dans les trente ans, un mètre quatre-vingts, la cicatrice d’un coup de couteau derrière l’oreille. Peut-être que ça te correspond ? »

Hornbarker se pencha pour cracher.

« Non, c’est pas moi. Les cicatrices que j’ai, elles se trouvent plus bas.

— Mais peut-être que tu l’as vu ?

— Mais peut-être pas non plus.

— Et même si tu le savais, ça te défriserait trop de me le dire. »

Hornbarker ricana.

« Alors comme ça, tu as perdu sa trace ? »

Lee pensa en tremblant qu’il avait aussi perdu son calme. Il avait traqué Daker jusque dans une région inhabitée où de minces pistes se mêlaient à un labyrinthe d’anciens sentiers de guerre, et où son imagination lui faisait voir des spectres qui l’épiaient de derrière chaque paroi escarpée, chaque rocher aux formes étranges.

« Oui, répondit-il. J’ai perdu sa trace.

— Ça ne m’étonne pas, railla Hornbarker. Si tu avais autant de jugeote que le canasson qui te porte, tu n’irais pas dans les contrées nord. C’est plein de fantômes. Moi, je n’y campe jamais, je ne suis pas aussi crétin. »

Winters tira sur les rênes de Cannon Ball et, des genoux, lui pressa les flancs.

« De toute façon, tu ressembles trop à un fantôme pour en avoir peur. Et vu tes manières, je ne serais pas étonné que tu en sois vraiment un, toi-même. Enfin, salut à toi.

— Salut à toi, Winters. Si tu as assez de cran pour aller voir ce qu’il y a là-haut, sur ce sommet dans les nuages, je serais bien curieux de savoir ce qui s’y passe. »

Cannon Ball s’éloigna au trot.

« Si tu es si curieux, fit Winters le dos tourné à Hornbarker, je te suggère de monter voir par toi-même. »

Hornbarker répondit platement par un rire goguenard. Toutefois, ce n’était pas Hornbarker qui troublait les pensées de Winters. Plus que des pensées, c’étaient de fortes intuitions qui le travaillaient. Là-haut, perché sur ces rochers, se trouvait sûrement un mystère aux implications dangereuses. Soit une condamnation à mort venait d’être exécutée d’horrible manière, soit des forces surnaturelles s’étaient matérialisées en une voix d’outre-monde et un corps spectral. Un seul individu, en comparaison à l’immensité de la nature et à l’obscurité terrestre, était minuscule, en particulier face à la mort personnifiée, tout récemment à l’œuvre, qui envahissait les lieux de son indicible froideur.

Engoncé dans sa tunique mais grelottant de peur, Winters écoutait d’une oreille distraite les claquements monotones des sabots de Cannon Ball.


À Forlorn Gap, la nuit était encore jeune. C’était une ville fantôme aux ruines hantées qui ne possédait que peu d’habitations, parmi lesquelles des maisons sans fenêtres, désertées. Il restait bien un endroit illuminé, où les voyageurs passaient des moments agréables. Ils y attendaient de continuer leur périple vers le nord, en direction de Pangborn Gulch, ou vers l’ouest, pour Elkhorn Pass. Cet endroit plein de vie, c’était le saloon de Doc Bogannon, la seule institution de ce genre encore en activité.

Bogannon, le propriétaire, était lui-même un homme auréolé de mystère, aux origines inconnues, un homme de talent, instruit, mais satisfait de rester dans ce coin perdu à tenir un saloon et à y vivre avec sa femme, une métis de la tribu des Shoshones.

Il venait de servir des clients et soufflait un peu derrière le bar, les bras croisés. C’était un grand et bel homme brun, solidement bâti. Très posé, il était également gentil, généreux, et philosophe. À ses yeux, sur certains points, les déplacements des hommes ressemblaient à des brumes matinales portées par la brise. Ils passaient, indistincts, sans trop se faire remarquer, bien vite oubliés.

Toutefois, de temps à autre, un individu inoubliable émergeait des bas fonds de l’obscurité pour se démarquer un moment, clairement, distinctement. C’était parfois un vantard, parfois un tueur impitoyable. À l’occasion, il recevait un orateur, un dyspeptique aux yeux croisés, un lunatique ou un type insupportable.

Et maintenant, voilà qu’arrivait un poète !

Cet excentrique déposa une petite pièce sur le bar de Bogie. Il se redressa, fier, les cheveux gris, maigre et pas très propre sur lui mais sûr de ses qualités morales et intellectuelles. Il tenait dans les mains un instrument de musique qui ressemblait vaguement à un banjo, bien qu’ayant de nombreuses cordes.

« Du vin, Bogannon », clama-t-il.

Son verre arriva. Il s’essuya de la main après l’avoir vidé et ajouta d’un ton pontifiant :

« Je suis Greenleaf Baytree, ménestrel errant. La poésie et la musique sont mes domaines de prédilection, mes compagnons dans la maîtrise desquels je ne souffre aucun rival.

— Ah, vraiment ? fit Bogie, dont la curiosité avait été tout de suite piquée au vif. Et cet instrument, que vous avez ?

— C’est une cithare, Monsieur. Je l’ai construite moi-même. Cette poignée, qu’on appelle le manche, permet de bien l’avoir en main. Tout comme cet instrument, mes poèmes sont mes créations. Par exemple :

Je chante aux ruisselets, je chante à leurs cailloux,

Aux temples des collines et à ceux des vallées,

De ces lieux, en échos, mon chant s’en va partout,

Tous ceux qui se lamentent, il sait les consoler. »


Il continua un moment tout en jouant de sa cithare. À la fin de son tour de chant, Bogie s’exclama : « Excellent! »

Les clients jetèrent aux pieds de Baytree des pièces qui tombaient par terre dans un bruit de clochette. Baytree s’inclina et les ramassa.

— Merci, Messieurs.

— Et c’est quel genre de poésie, qu’on récite en jouant de la musique ? demanda un client à la longue barbe.

— Des couplets lyriques, cher Monsieur.

— Des couplets ? Qu’est-ce que c’est, des couplets ? »

Un ouvrier cracha dans un bac à sable.

« Ah, un couplet, grogna-t-il, on s’en sert pour attacher les wagons. C’est une sorte d’accroche. »

Les traits de Greenleaf Baytree n’exprimaient plus que vive douleur.

« Et voilà, Bogannon, commenta-t-il tristement, une belle illustration de ce qui me brise le cœur et l’esprit. L’ingratitude. L’incapacité à apprécier. Le froid, l’impénétrable abrutissement de l’esprit humain. »

D’un revers de la main, il indiqua certaines personnes.

« Ces misérables créatures à forme humaine se moquent de mon génie, reprit-il, et la seule consolation que je trouve est de savoir qu’ils ne sont qu’ordures et déchets humains. Mais il en a été ainsi de tous temps. On disait d’Homère, divin poète de l’antiquité : « Sept cités s’affrontent pour sa dépouille, alors que, bien vivant, celui-ci y mendiait son pain. » Le jour viendra, Messieurs, où chacun d’entre vous, brutes que vous êtes, se vantera d’avoir vu l’humble poète que je suis, et de l’avoir entendu chanter ses propres chansons. Hélas, vous ne vous souviendrez de moi que pour comprendre trop tard votre erreur.

— Écoutez ça, donc, cria avec humour un joueur de cartes. Il est prophète, en plus ! Jetez-lui une pièce, allez… Tiens ! »

D’autres lui jetèrent des pièces. Baytree, calmé, les ramassa, et se remit à jouer de sa cithare.

Puis le double-battant de l’entrée s’ouvrit brusquement. Un homme mince et nerveux entra à grands pas, le visage buriné, la moustache brune, l’étoile de shérif en évidence.

« Winters ! s’écria Bogie. Viens, Winters ! »

Celui-ci se dirigea vers le bar et y plaqua une pièce de monnaie.

« Du vin, Doc.

— Tout de suite », annonça Bogie, heureux de voir son ami.

Il lui remplit un verre.

« Tu m’as l’air bien sérieux, Winters. Tu ne t’es pas retrouvé nez à nez avec un fantôme, quand même ?

— Non, Doc, tout est paisible dans le coin. »

Winters prit son verre et se retourna pour mieux jeter un œil aux clients de Bogie. Il ne reconnut aucun bandit de grand chemin, mais quelqu’un retint son attention : un olibrius aux longs cheveux et aux yeux méprisants, un instrument de musique à la main. Winters but et inclina la tête dans sa direction.

« C’est qui, lui, Doc ?

— Ah, s’exclama Bogie, mes excuses, Winters, c’est mon nouvel ami Greenleaf Baytree, poète et musicien exceptionnel. Baytree, je te présente mon vieil et loyal ami le shérif adjoint Lee Winters. »

Ni Winters ni Baytree ne tendirent la main en guise de salutation. Winters ne faisait pas facilement confiance aux nouveaux amis de Bogie. Son attitude distante s’expliquait en outre par l’expression d’incommensurable mépris qu’affichait Baytree.

« Un poète, hein ? dit Winters. C’est une première. J’ai déjà vu des musiciens, mais jamais encore un vrai poète de son vivant. Fort intéressant.

— Un rare privilège, s’accorda à dire Bogie, de rencontrer un homme qui ne fait pas que réciter des vers mais qui compose ses propres poèmes.

— Je me suis souvent demandé, reprit Lee, de quoi avait l’air quelqu’un qui écrit des vers, mais je n’aurais jamais imaginé qu’il pouvait avoir les cheveux aussi longs et l’air aussi affamé. C’est la poésie qui vous donne cet air-là, ou est-ce que c’est seulement les gens qui ont faim qui peuvent écrire des poèmes ? »

Les narines de Baytree se gonflèrent d’un mépris encore plus accentué.

« N’importe quel idiot peut se moquer, mais où trouver un idiot sachant écrire un poème ?

— Tiens, dit Bogie, voilà ce que j’appelle une bonne question. »

Winters posa son verre vide.

« J’admets que je ne pourrais jamais écrire de poèmes, mais j’en ai appris un quand j’étais gamin, un qui m’est resté comme une verrue.

— Vas-y, dit Bogie, récite-le, Winters.

— Certainement. C’en est un que mon père avait appris de son père bien avant qu’ils mettent un pied au Texas. Mon père me l’a appris et je l’ai récité à une fête des écoles à Trinity Valley. Je m’en souviens comme si c’était hier. »

Il roula les épaules, rentra le menton et récita :

« J’avais dans le temps un vieux chien,
Je m’en souviens, je l’aimais bien,
Les gros cochons, il les chassait en sautant la barrière
Et les petits, il les suivait en passant au travers. »

« Bravo ! crièrent plusieurs clients.

— Winters, tu es un génie, observa sarcastiquement l’un d’eux.

— Ça, c’est de la vraie poésie, Winters, s’enthousiasma Bogie. Il y a tout dedans : de la dévotion, du pathos, de l’action, assez de suggestion pour stimuler l’imagination, du réalisme plus vrai que nature… Vraiment, on pourra me contredire, mais pour moi, ça mérite l’immortalité. »

Greenleaf Baytree en était indigné.

« C’est un abaissement inexcusable de l’art le plus sublime de la vie. Vous récitez des vers de mirliton d’une vulgarité et d’une maladresse sans nom et vous appelez ça de la poésie ? Vous mériteriez qu’on vous torture à mort ! »

Winters posa une autre pièce sur le comptoir.

« Du vin pour notre ami poète, Doc. J’ai récité tout ce que je savais. Maintenant que mes rapports avec lui n’ont plus aucune chance de s’améliorer, je te souhaite une bonne nuit. »

Il jeta un dernier regard inquisiteur aux clients de Bogie puis s’en alla.


Un moment plus tard, l’un de ces clients se leva, s’approcha de Baytree et lui posa la main sur l’épaule.

« Monsieur, je pourrais presque vous considérer comme un frère. »

Bogie et Baytree le dévisagèrent tous les deux. D’après Bogie, ils avaient affaire à un personnage tel qu’il n’en avait jamais vu auparavant. Il était grand, mince, droit comme un i. Une cape sombre, attachée par une ficelle à son cou, lui tombait élégamment sur les épaules et dans le dos. Il avait le nez extraordinairement fin et effilé, les pommettes proéminentes, les yeux sombres et hypnotiques. Il n’y avait aucune trace d’humour dans son expression. Ce qui semblait marquer les esprits était sa sublime absence de sourire, d’une telle gravité qu’elle suggérait une grandeur royale, méconnue des hommes ordinaires.

Baytree, ravi comme sous l’effet d’un sort, déclara :

« Je… En effet, moi aussi, je ressens un très fort rapport fraternel entre nous. Dites-moi donc, s’il vous plaît : qui êtes-vous ?

— Monsieur, je m’appelle Alexander Murdoc. Un nom, cependant, ne répond pas à votre question. Mon identité ne peut se connaître que dans le rapprochement et l’affinité. Selon l’inadéquate terminologie des hommes, je suis un poète. Mais parviendriez-vous à comprendre si je vous disais que j’étais la réincarnation du plus grand poète de l’Antiquité ? Et que ce poète était en fait une poétesse du nom de Sappho ?

— Absolument, certifia Baytree. C’est même aisément que je vous crois. De la même manière, me croirez-vous si je vous dis que je suis l’âme de John Milton réincarnée ? Je m’en suis rendu compte par le biais d’une expérience faite en mémorisant des poèmes. J’ai toujours eu du mal à me rappeler de vers tout simples, mais lorsque j’ai lu Paradis Perdu de John Milton, c’était comme si je lisais quelque chose que j’avais écrit moi-même. Il m’a suffi d’une seule lecture pour le savoir par cœur. Tenez, je peux vous le réciter.

— Non, non, l’interrompit vite Murdoc. Une autre fois ; à l’heure qu’il est, mes compagnons m’attendent.

— Sont-ils poètes, eux aussi ?

— Ils le sont ; je devrais d’ailleurs dire que ce sont d’extraordinaires poètes, renchérit-il en tournant le dos à Baytree pour sortir une pièce. Bogannon, du vin pour mon cher confrère poète et pour moi. »

Bogie émergea d’un moment d’égarement.

« Oh oui, j’allais oublier : Baytree a déjà un verre offert. »

Il remplit deux verres et les deux artistes prirent plaisir à boire noblement.

« J’allais vous dire, renchérit Murdoc, que mes compagnons et moi résidons dans une splendide et luxueuse retraite dont nous avons la charge près d’ici. Nous l’appelons l’Intemporelle Maison Mytilinienne de la Divine Sappho. Je vous inviterais bien à nous y rejoindre, mais ce ne serait pas très élégant envers les autres membres de notre société. Néanmoins, vous pourriez nous y rendre visite. Après vous avoir écouté, nous pourrions peut-être vous proposer de devenir l’un des nôtres. »

Baytree vida son verre jusqu’à la dernière goutte avant de le reposer.

« Enfin, la gloire m’appelle dans sa lumière
Elle s’élève en rayons d’or pur vers le ciel
Sa magie donne aux cieux une couleur de miel
Elle brûle les montagnes et dore les rivières. »

Un client cria : « Du whisky ! Où est-ce qu’il est, le tavernier ? Il dort ? Du whisky ! »

Bogannon sursauta.

« Oui, oui, du whisky. Ça vient. »

Murdoc passa le bras par dessus les épaules de Baytree.

« Suis-moi, mon ami, quittons cet endroit vulgaire. Tu trouveras à la fin du périple une demeure au charme infini. »


Baytree céda à Murdoc. Ils sortirent sans regarder derrière eux et partirent à cheval vers l’est d’abord, puis vers le nord sur un sentier éclaboussé ici et là par la lumière d’une Lune nouvelle. Ils montèrent sans s’arrêter jusqu’à un vallon herbeux. Ils y laissèrent leurs chevaux et continuèrent leur montée à pied, jusqu’à des échelles qui les menèrent à un sommet plat, devant un petit chalet en bois qui n’avait qu’une seule pièce.

« Hé-ho, claironna Murdoc à la solide porte d’entrée. Il frappa, et dit encore : « Ouvrez à votre semblable et à son aimable invité. »

Ils durent patienter mais des bruits de mouvements rapides se firent entendre à l’intérieur, laissant suggérer que les occupants étaient au lit et s’habillaient.

Murdoc expliqua : « Mes frères spirituels se trouvaient sans doute en pleine méditation ou dans un profond sommeil. Pardonnez-leur cette apparente lenteur.

— Bien sûr », répondit Baytree.

Durant leur attente, il jeta un œil autour de lui, en proie à une admiration apeurée. Ce chalet se trouvait si haut perché sur une saillie qu’il respirait avec peine l’air raréfié. L’horizon était si distant qu’on voyait les étoiles en levant les yeux comme en les baissant. Ce lieu n’inspirait pourtant pas que l’effroi. Quel poète ne trouverait pas sa muse dans pareil endroit ?

Dans un vif grincement de gonds, la porte s’ouvrit si vite qu’on ne pouvait y voir qu’envie et hospitalité sans précédent, tout comme l’accueil qu’on fit à Baytree :

« Entrez, entrez, soyez le bienvenu ! » s’écrièrent des voix ravies.

Sa volonté annihilée par une joie anticipée, Baytree se laissa emmener à l’intérieur, où il reçut quantité de poignées de main et de petites attentions affectueuses. De douces voix poussèrent des : « Ah, ah, ah, ah » en ronronnant. Avant qu’il ne retrouve ses esprits, on lui avait vidé les poches et pris chapeau, manteau et pourpoint, puis on l’avait enveloppé dans une ample toge écarlate.

« Et voilà, soupira Murdoc. Tu as franchi la première étape à l’admission dans notre ordre sublime ; je vais te présenter mes glorieux camarades. »

Trois hommes en cape noire s’alignèrent immédiatement et se mirent au garde-à-vous. Ils étaient grands, minces, le teint blafard, les cheveux longs, et avaient tous les traits étrangement semblables. Sur leurs visages se lisait une expression grandiose, la même qui avait marqué Baytree quand il avait vu le visage de Murdoc.

Murdoc les nomma, de gauche à droite.

« Michel d’Angelo. Apollon Belvédère. Hermès Talaria. Chacun d’entre eux est la réincarnation de celui dont ils portent le nom. Et notre invité, dit Murdoc en désignant Baytree lui-même, est tout comme nous un artiste. Bien que son nom soit Greenleaf Baytree, il prétend être en réalité le grand poète anglais John Milton. »

Les frères d’esprit de Murdoc opinèrent sèchement du chef en guise d’approbation.

Pourtant, Hermès Talaria fit : « N’acceptons aucun faux-semblant, seulement des preuves. Asseyons-nous, mes frères, pendant que Baytree prouve ses dires. »

Ils prirent place en rang contre un mur nu et donnèrent l’impression d’attendre.

Murdoc annonça : « Baytree, voici tes juges. »

Il sortit du rang d’un pas et d’un mouvement de tête, indiqua à Baytree qu’on voulait qu’il se mette à l’œuvre.

« Voudriez-vous que je récite ou que je joue de ma cithare ? » demanda Baytree, la voix râpeuse et enrouée, la langue sèche.

« Joue », intima Michel d’Angelo.

Baytree pinça les cordes brièvement puis acquiesça.

« Ma propre composition », dit-il, modestement fier.

Il se mit à jouer, prit confiance, puis chanta en même temps ce qu’il appelait ses couplets lyriques.

Ses juges écoutèrent impassiblement, sans lui faire savoir s’ils appréciaient ou non ; mais lorsqu’il s’arrêta pour les laisser commenter, leurs critiques l’assaillirent impitoyablement.

« Extrêmement plat, dit Hermès.

— Une simple collection de platitudes, ajouta Michel.

— Insipide au-delà de ce qu’il est possible d’endurer », renchérit Apollon Belvédère.

Baytree en resta momentanément interdit, puis la colère l’anima.

« Ainsi donc, je rencontre de nouveau la stupidité. Vous ne réincarnez aucun artiste que ce soit ; la seule chose en vous qui soit artistique, c’est votre don pour le snobisme. J’étais venu chercher une fraternité chaleureuse et une manifestation d’esprits semblables. Je n’ai trouvé que personnifications de plâtre et stérilité mentale.

— Voudrais-tu refaire un essai, Baytree ? » demanda Murdoc, imperturbable.

Celui-ci posa sa cithare sur une table rustique et ôta brusquement sa toge écarlate.

« Ce que je voudrais, c’est mon chapeau, mon pourpoint, et mon manteau, rétorqua-t-il.

— Comme tu voudras », répondit Murdoc.

Il alla les chercher, les lui rendit.

Baytree les enfila furieusement, reprit sa cithare et leur tourna le dos, la mine renfrognée. Une seule porte se présentait à lui comme étant une sortie. Il leva le loquet de bois d’un geste et, en jetant un dernier regard de mépris et de haine à Murdoc et à ses camarades, il sortit. Instantanément, il hurla de terreur car il s’était précipité dans le vide et plongeait dans un abysse d’ombres projetées par la Lune.


Il était minuit et Lee Winters avait déjà fini de souper avec sa très belle femme Myra. Assis tous les deux dans le salon devant un petit feu de cheminée, Myra lisait de la poésie à voix haute. Cette habitude portait des fruits tardifs pour Lee, qui n’avait tiré de l’école qu’une instruction très sommaire. Myra aimait particulièrement l’histoire, de sorte que la poésie ne l’intéressait pas seulement par elle-même, mais aussi par sa capacité à éclairer le passé.

À la fin d’un passage, Winters lui demanda :

« Myra, quand tu étais à l’école, tu apprenais des poésies ?

— Bien sûr, Lee ; pas toi ?

— Si, si… Tu te rappelles quelques unes de celles que tu as apprises ?

— Oh, oui. Tu veux que je t’en récite quelques unes ?

— Ça ne me déplairait pas. Surtout tes préférées. »

Myra posa le doigt sur le menton et se mit à réfléchir. Puis, elle commença à réciter poème sur poème, entrecoupés de compliments de la part de Winters. Elle finit par confier :

« Il y a un poème de petite fille qui m’a toujours beaucoup plu. En ce moment, plus que jamais.

— Eh bien, vas-y, je t’écoute.

— Tu ne me trouveras pas trop niaise ?

— Non, jamais je ne pourrais.

— Tu vas me trouver mièvre, affirma Myra, mais je l’adore quand même. »

Elle se rapprocha, lui pris la main gauche, et entonna :

« Comme la vigne qui entoure un chêne,
Je me lierai à toi et toi à moi,
Nos deux cœurs, nos deux vies, où qu’elles nous mènent,
feront de notre amour leur seule loi. »

Winters sentit les mains de Myra serrer les siennes. Voilà qui était bien étrange et mystérieux : l’amour et la tendresse d’une femme. En comparaison à ces moments paisibles passés avec Myra, sa vie avait été une suite de périls et d’orages. Elle lui avait apporté le vrai bonheur. Cette femme était pour lui une parfaite pierre précieuse dans un désert d’horribles roches grossières.

« C’était rudement joli, Myra, dit-il enfin.

— C’est gentil de le dire, répondit-elle en posant la tête contre son épaule.

— Je crois bien que je pourrais en dire autant et même plus à propos de toi, répliqua Lee, pris par un sentiment de joie qui le perturbait tout de même un peu. Je crois bien que je n’ai jamais vu de femme aussi belle que toi. Et je me dis que tu as tout ce qu’une dame devrait avoir, mais là où une femme est censée être forte, tu es mille fois plus forte. Notre mariage, ce n’était pas seulement le jour où tous mes souhaits se sont réalisés ; ce n’était rien que le début. Chaque jour, je découvre des tas de merveilles dont je peux être fier. Sans que j’y sois pour rien, le temps révèle les secrets et me montre que ce que j’ai trouvé, c’est un vrai filon d’or.

— Oh, Lee. »


Pendant les jours qui suivirent, il garda en tête cette soirée-là. Lors de ses chevauchées solitaires, il rêvait de s’installer dans un ranch, où il pouvait espérer passer davantage de soirées de ce genre. Il n’avait cependant jamais trouvé le moment propice pour prendre sa retraite. Il était confronté à un flot ininterrompu de criminels ; un faible courant, certes, mais teinté de sang humain. Comment savoir quel était le moment propice ? Et s’il n’arrivait jamais ?

Une semaine plus tard, alors qu’il rentrait à cheval de Brazerville, des mandats d’arrêt plein les poches, il se souvint de cette lumière qu’il avait vue, là-haut sur un promontoire. Au début, ce souvenir le fit frissonner, puis il se mit à y réfléchir, plus posé, voire plus révolté. Au sommet se trouvait sans nul doute une sorte de nid de vautours. Perché en hauteur, c’était plus qu’un repère de truands : c’était un funeste symbole de la possible victoire du crime contre lui et ce qu’il représentait. C’était une menace contre son foyer, contre Myra, ses amis, ceux qui passaient leurs journées à travailler et à vivre intègrement. Pour Lee, c’était une source de rancœur et de colère implacable.

Peu avant minuit, Doc Bogannon essuyait ses verres lorsqu’il entendit la porte d’entrée à double-battant s’ouvrir en pivotant. Winters entra à grands pas, et d’un geste vif, plaqua une pièce sur le comptoir.

« Du vin, Doc. »

Bogie eut l’air étonné.

« Du vin, ça vient. »

Il lui remplit un verre. Pendant que Winters buvait, Bogie lui demanda :

« Tu es de mauvaise humeur, Winters. Rien de grave ? »

Winters tira subrepticement un papier de sa poche et le posa devant Bogie.

« Lis ça. »

Après l’avoir lu, Bogie soupira.

« Alors ça. Greenleaf Baytree, un escroc ! »

Winters inspira fortement.

« Tu me surprends, Doc. Dois-je en conclure que le meurtre de trois femmes bonnes à marier envoyées ici par une agence matrimoniale a peu d’intérêt pour toi ?

— Jette un œil à mes clients pendant qu’on parle et tu tomberas peut-être sur quelque chose. »

Winters dévisagea les gens autour de lui en sirotant son vin. Bogie et lui avaient souvent réussi à faire sortir de sa réserve un criminel sans que celui-ci ne s’en rende compte. Winters posa une question que seul Bogie pouvait déchiffrer :

« Les affaires vont bien, Doc ? »

Bogie essuya un autre verre.

« Assez bien quand même, et toi ? Tu as eu du succès, récemment ? »

C’était une réplique codée après laquelle Lee devait mentionner une somme d’argent, un appât qui ratait rarement.

« Ouais, Doc, dit-il de manière dégagée. Quand j’étais à Brazerville, j’ai quand même récolté deux-cents dollars pour un truand que j’ai amené chez le shérif.

— Ah, s’exclama Bogie. Pas mal… Mais tu te promènes avec trop d’argent sur toi, Winters. »

Lee remarqua un soupçon d’intérêt sur un visage étrange.

« Doc, demanda-t-il, l’air détaché, qu’est-ce qu’il est devenu, notre poète ?

— Poète ?

— Oui, le type aux cheveux longs ?

— Ah, Greenleaf Baytree, tu veux dire. Eh bien, ça fait longtemps qu’on ne l’a pas revu. Il a dû s’en aller vers de plus verts pâturages. »

On entendit un mouvement, puis un léger grincement de chaise. L’homme à l’air étrange que Winters avait remarqué s’approcha. Il portait une cape noire et avait une mine patibulaire. Il posa la main sur l’épaule de Lee.

« Vous parlez de notre grand poète Baytree ? »

Winters se débarrassa de la main de cet homme aux manières de grand inquisiteur.

« Vous avez une très bonne ouïe, étranger », lui confirma-t-il.

Bogie posa son torchon et le verre qu’il essuyait. Il s’était volontiers prêté au jeu de Winters, mais il avait maintenant un mauvais pressentiment.

« Toutes mes excuses, Winters, bafouilla-t-il nerveusement, je te présente mon bon ami Alexander Murdoc. Lui aussi, il est poète, enfin c’est ce qu’il dit. Et chose plus étrange encore, il a, dans son corps d’homme, une âme de femme, la divine Sappho réincarnée. »

Winters avait entendu Myra lire les œuvres d’une ancienne poétesse grecque qui s’appelait Sappho.

« Fort bizarre, dit-il sèchement. Et où est-ce qu’il se trouve, Baytree ? »

Le sourire de Murdoc était d’une pureté sans pareille.

« Baytree est mon invité. »

Winters demanda un autre verre. Il y avait là quelque chose qui n’augurait rien de bon. Cet homme était du genre assez fourbe pour comprendre les gens ordinaires tout en évoluant dans le mystère et l’incompréhensible. Cependant, cet oiseau-là connaissait aussi l’avidité, vice qui n’était réservé à aucune classe de mortel.

« Vous aurez sûrement du mal à le croire, Murdoc, mais Baytree est recherché. Une forte récompense. »

Murdoc écarquilla les yeux.

« Incroyable !

— Mais bien sûr, vous ne trahiriez pas votre invité ?

— Invité? Un imposteur aussi répréhensible n’est l’invité de personne. Le trahir ? Je devrais l’étrangler, plutôt ! Si vous vouliez venir…

— Oh, mais oui, dit Winters, en reposant son verre vide. Je vous suis, Murdoc. »

Maintenant, c’était au tour de Bogie de paniquer. Baytree était parti de la même façon avec Murdoc, et celui-ci n’en était jamais revenu. Bogie sortit.

« Winters ! »

Mais il était déjà trop tard. Ils étaient partis à cheval vers l’est, éclairés par la Lune. S’ils l’avaient entendu les appeler, ils ne l’avaient en tout cas pas montré. Mal à l’aise, il rentra continuer son travail en prévision de l’heure de fermeture qui approchait.

Une heure plus tard, Winters et Murdoc se trouvaient devant l’Intemporelle Maison Mytilinienne de la Divine Sappho.

« Hé-ho », cria Murdoc.

Il frappa à la porte et appela de nouveau.

« Ouvrez à votre camarade et à son invité ! »

Winters vit une énorme porte, et à sa gauche, une petite fenêtre éclairée par une lanterne. Il entendit des bruits, puis un grincement de gonds. Murdoc posa la main sur le bras de Winters pour le prier d’avancer, mais Winters se dégagea et passa derrière Murdoc.

«Vous d’abord, Murdoc, fit-il d’un ton péremptoire.

Soudain, la porte s’ouvrit en grand et trois hommes en cape noire en sortirent. Ils empoignèrent Murdoc.

« Entrez, bienvenue », s’écrièrent-ils avec enthousiasme.

Mais une fois Murdoc à l’intérieur, ils découvrirent leur erreur.

« Ah, s’exclamèrent-ils tristement.

— Ne soyez pas tristes, les rassura Murdoc. Notre invité est timide, mais il arrive. »

Winters entra.

S’ensuivirent de nouvelles marques de ferveur et de bienvenue, mais lorsque les amis de Murdoc se mirent à enlever à Winters chapeau, manteau et autres effets personnels, ce dernier les repoussa.

« Bas les pattes, les prévint-il, colérique. Je ne suis pas une grand-mère en visite dont on fait ce qu’on veut !

— Vous vous êtes mal fait comprendre, expliqua Murdoc à ses compagnons, mais je suis sûr que le shérif Winters ne vous en tiendra pas rigueur. »

Murdoc les lui présenta. Ils s’inclinèrent, par humilité feinte. Celui qui se faisait appeler Michel d’Angelo fit : « Nous pensions qu’il s’agissait d’un poète.

— Peut-être que j’en suis un, rétorqua Winters.

— En tout cas, Winters sait apprécier la poésie, fit remarquer Murdoc. Je l’ai entendu faire justice à d’excellents vers.

— Ah, répondit Michel, imité par Apollon et Hermès.

— Vous voulez que je vous récite un poème ? » proposa Winters, qui s’était approché pour mieux leur faire face.

Leurs visages cireux s’adoucirent.

« Nous en serions honorés, répliqua Apollon. S’il montre des qualités littéraires, nous pourrions même aller jusqu’à vous admettre dans notre ordre. »

Murdoc dodelina de la tête vers ses compagnons : « Regagnez vos places en tant que juges ; une surprise vous attend. »

Michel, Hermès et Apollon retournèrent s’asseoir, apparemment dans l’expectative.

« Que le candidat s’avance », prononça Michel.

Winters, méfiant, essayait de gagner du temps. Il peinait à respirer, sans toutefois n’en rien laisser voir. Là où ses pas l’avaient mené, il ne voyait aucune porte, ni fenêtre. Il y en avait, bien sûr, mais habilement intégrées à la décoration des murs afin de leur ressembler, et pourvues de patères où pendaient quelques manteaux et chapeaux.

Dans son dos, par contre, Winters avait remarqué une porte en planches de bois brut, bien visible, et à sa droite une petite fenêtre. Winters se détendit mais des perles de sueur roulaient encore le long de son visage.

« Notre invité a le trac, nota Murdoc, suspicieux.

— Oui, ça m’a toujours paralysé de parler en public », concéda Winters en s’essuyant le front de sa manche.

Murdoc lui lança un sourire fourbe. « Nous savons ce que vous ressentez ; néanmoins, poursuivez. »

Winters se tint bien droit, restant en alerte et dans une certaine tension. Il récita le poème à propos de son chien, puis attendit, mal à l’aise.

Les juges se regardèrent les uns les autres, opinèrent de la tête en se massant le menton, la bouche ouverte, l’air ravi.

« Stupéfiant ! s’exclama Hermès.

— Divin, déclara Apollon.

— Phénoménal », confirma Michel d’Angelo.

Winters dissimula mal sa colère montante ; son trac récent faisait bouillir sa férocité déjà frémissante. C’était par respect qu’il n’avait rien dit à Bogannon, mais le shérif Hugo Landers de Brazerville lui avait raconté leur histoire : c’étaient des bandits bons à enfermer qui auraient tué pour un clou de sabot.

Winters fit semblant de s’enorgueillir de leurs compliments : « Vous voulez en entendre un autre ?

— Oh, oui », répondirent ses juges.

Winters leur récita alors le poème préféré de Myra. Leur enthousiasme se flétrit aussitôt.

« D’un commun sans nom, critiqua Michel.

— Du sentimentalisme nauséabond, renchérit Apollon.

— Quelle mièvrerie, conclut Hermès.

— Si vous vous étiez contenté de vos premiers vers, reprit Michel, nous vous aurions peut-être accepté dans notre société, mais ce second opus vient de démolir toutes vos chances. Nous vous souhaitons bonne nuit, Monsieur.

— Ça ne me déçoit pas du tout, affirma Winters, le regard dur. Mais vous allez devoir répondre à mes questions, à moins que vous me disiez vite fait bien fait où est Greenleaf Baytree. »

Murdoc réendossa son rôle d’hôte : « C’est bien sûr très embêtant pour vous, Winters, mais Baytree s’est de toute évidence envolé.

— En tout début d’après-midi, confirma Apollon.

— Comme il en avait après nous, il ne reviendra pas », ajouta Hermès.

Winters recula. Sa main trouva un loquet, et ouvrit la seule porte visible.

« Ça, c’est sûr, Baytree ne reviendra pas, s’il a deux sous de jugeote, grinça Winters. Ici, c’est un vrai coupe-gorge. »

Murdoc se tenait à deux mètres de Winters, tendu comme s’il allait le pousser. Il avait la mine anxieuse, retorse.

« Winters, j’avais cru que nous avions un intérêt commun, celui de se débarrasser d’un criminel ; mais je regrette de vous avoir offert l’hospitalité. De ce fait, je vous souhaite une bonne nuit.

— Partir d’ici me fera plus plaisir à moi qu’à vous », fit Winters.

Il se tourna comme pour sortir, mais s’arrêta net, faisant semblant d’avoir vu quelque chose. Du coin de l’œil, il vit une ombre bouger, et entendit aussi des pas rapides venir vers lui. Il s’écarta brusquement, et ce faisant, vit Murdoc emporté par son élan. Ce dernier poussa un cri terrifiant quand, ayant manqué sa cible, il chuta dans le vide. Son hurlement s’atténuait à mesure qu’il plongeait vers une mort froide et obscure.

Winters s’était adossé au mur, six coups en main.

« Vous êtes tous en état d’arrestation, bande d’assassins, annonça-t-il, plein d’une fureur contenue. Vous serez pendus haut et court. Allez, les uns derrière les autres ! »

Les yeux écarquillés comme sous l’effet d’un sort ou du sombre destin qui les attendait, ils s’alignèrent. Winters fut alors témoin d’un acte qui le glaça. Mus par la folie, les trois hommes en cape noire se précipitèrent devant eux sans s’arrêter. D’abord Michel, puis Apollon et enfin Hermès sautèrent dans le vide et firent une chute mortelle, sans le moindre gémissement.

Winters rengaina son revolver et s’essuya le front.

Il referma doucement cette porte trompeuse. Maintenant que cette énième mésaventure était passée, il avait les mains qui tremblaient faiblement. Il avait les nerfs tellement à vif qu’il dut s’asseoir à leur table rustique, sur une chaise grossière. Après un étourdissement de quelques secondes, il découvrit devant lui une feuille de papier, de l’encre et une plume.

Sur cette feuille, on avait écrit un poème sans doute inachevé :

Accrochons bien haut la lanterne
Qu’une âme errante puisse voir
Où venir. Que la mort, au soir,
La prenne et chasse ce jour terne.

Maussade, Winters se dit qu’il tâcherait de s’en souvenir. Si la poésie le dépassait, à l’évidence, elle ne le laissait tout de même pas indifférent.