La marque du wampus

À quinze miles au sud-est de Forlorn Gap, au milieu de montagnes sombres et escarpées, le shérif adjoint Lee Winters fit halte afin de choisir entre deux routes pour rentrer cette nuit-là. Dans la pénombre, elles étaient aussi peu rassurantes l’une que l’autre. La plus facile impliquait de faire un détour à droite vers Cracked Kettle Creek, c’est-à-dire plein nord sur la route de Brazerville. La plus courte allait vers l’ouest par Little Dog Creek ; c’était celle qui inquiétait le plus Winters car elle le faisait passer par l’étrange Tallyho Canyon pour accéder à Alkali Flat.

Par égard pour son cheval, il refusa d’écouter son instinct et prit à l’ouest. Presque immédiatement, il entendit des chuchotements et sentit qu’il ne voyageait plus seul. Cannon Ball lui aussi ressentait quelque chose d’anormal. Lorsque ses fers tapaient dans de la roche, un son métallique de clochette se répercutait en écho de paroi et paroi. Tout son corps tremblait. Ce n’était pas le genre de peur qui provoquait en lui des réactions violentes, mais plutôt la sorte qui l’agrippait pour le rendre docile et soumis, porté par les bras puissants d’une terreur froide.

Cela faisait deux jours que Winters était sur les traces d’un bandit recherché nommé Jenks Cahern. Le shérif Hugo Landers de Brazerville pensait qu’il se cachait dans cette contrée sauvage de canyons qui, depuis Rocky Point, s’étendait vers le nord. Plutonia, se souvenait Winters. C’était ainsi que les vieux de la vieille surnommaient cette région. Elle avait pour réputation d’être hantée. Winters n’avait pas mis la main sur son voyou en fuite mais il s’était échiné à le faire. À présent, alors que l’obscurité se répandait autour de lui comme de la fumée noire, sa vigilance et sa témérité habituelles s’amenuisaient. L’extrême fatigue générait l’inertie, l’indifférence et la résignation. Cette peur paralysante, qu’il avait vue prendre possession de son cheval, était en train de s’insinuer en lui. Il n’avançait plus de son propre chef, mais dans l’étrange étreinte d’un destin vers lequel son voyage nocturne le conduisait inexorablement.

Une heure après le coucher du soleil, Winters atteignit Little Dog et continua vers le nord. Non seulement ce chemin ne manquerait pas de lui faire traverser Alkali Flat sous les étoiles, mais il l’emmènerait aussi dans d’autres endroits malfamés, tenus pour être hantés. L’un d’eux se trouvait sur Little Dog Creek, où avait vécu Bob Hunter. On racontait que ce trappeur légendaire, plus connu sous le nom de Robert l’Errant, s’était fait tuer par un groupe de guerriers cheyennes du nord. En tout cas, on avait incendié son chalet et scalpé son corps mutilé, qui fut retrouvé plus tard à Little Dog.

Winters, bien que résigné à son sort, sentit la sueur lui couler sur le visage, qu’il essuya de sa manche gauche. Cannon Ball aussi se mit à montrer des signes de malaise et d’hésitation tout en étant pris de tremblements. Puis, arrivé à un coude, il faillit s’accroupir. Winters, plus par habitude qu’intentionnellement, porta en un instant la main à son pistolet.

À l’ancien emplacement du chalet de Bob Hunter, ou plutôt au beau milieu de ce qu’il en restait, un homme se trouvait devant un feu de camp. Au début, Winters se dit qu’il avait trouvé son bandit recherché. De ce fait, il s’approcha prudemment. Cependant, il s’était trompé. C’était un inconnu de petite taille, imperturbable, assis sur une pierre, en train de préparer son repas du soir.

Il leva les yeux. Sur son visage barbu et buriné par les vents s’esquissa une expression de plaisir.

« Salut, Winters », fit-il.

Cannon Ball fit de nouveau halte, tout pantelant.

Winters ne cacha pas sa surprise en entendant qu’on l’appelait aussi familièrement par son propre nom.

« Salut, étranger, répondit-il, les lèvres sèches.

— Comment ça, « étranger » ? C’est moi, Bob Hunter, mais j’imagine qu’on me connaît mieux dans les environs sous le nom de Robert l’Errant. »

Winters s’agrippa à son chapeau, qui, curieusement, s’était soudain mis à tourner. Le shérif adjoint eut du mal à déglutir.

« C’est impossible, tu ne peux pas être Bob Hunter. Il s’est fait tuer par des Indiens il y a des années.

— C’est ce que pensaient bon nombre de gens, rétorqua Robert l’Errant. Mais il ne faut pas croire tout ce qu’on entend, ni même tout ce qu’on voit. »

Robert l’Errant se faisait cuire de la viande à la broche. Une cafetière pleine fumait à côté. Robert avait aussi disposé, sur un rocher plat, de fines tranches croustillantes d’un gâteau brun.

« Peut-être que ce que je vois, c’est un fantôme, s’exclama Winters, effrayé. On a bien sorti un cadavre de Little Dog Creek, sûr et certain, et plus personne ne t’a revu dans la région depuis. Où est-ce que tu te cachais ?

— Ici, dans le coin, la plupart du temps, répondit Robert. Enfin, ça n’a pas d’importance. Et dans cette cafetière, tu ne penserais tout de même pas que c’est du café fantôme, Winters ? Allez, descends de cheval, viens en prendre une tasse. »

Winters trouva cette invitation suspecte. Les vieux trappeurs des montagnes avaient pour réputation d’être rusés et bons tireurs. Winters dévisagea longtemps celui-ci avant de céder à l’hospitalité du désert. Il mit pied à terre.

« Je n’ai jamais refusé un café ; ce ne serait pas vraiment poli de commencer maintenant, je pense. »

Comme par un tour de passe-passe, Robert l’Errant sortit deux tasses métalliques.

« Toujours avoir une tasse de plus, commenta Robert devant l’air étonné de Winters. On ne sait jamais quand on aura de la compagnie. »

Il en remplit une et la passa à Winters.

Le café était chaud et parfumé à souhait. Winters souffla dessus. Les petits cercles de liquide qui faisaient trembler la surface produisirent des bruits ressemblant vaguement à de petits chuchotements. Il souffla de nouveau, et la vapeur s’éleva, décrivant des formes changeantes d’une symétrie gracieuse. Puis, brisant l’enchantement qui l’envahissait, Winters baissa les yeux, soudain pris d’un effroi qui lui glaça les veines.

Cependant, Robert l’Errant s’était servi lui-même et se régalait de son café. Il lança à son invité un regard blessé.

« Pas à ton goût, Winters ? »

Gêné par cette accusation voilée d’ingratitude, Winters goûta.

« Si, c’est très bon », fit-il, soudain mu par un enthousiasme anormal.

Du reste, il aimait tant ce café qu’il en vida sa tasse. Il sentit son sang couler dans ses veines, lui apportant stimulation, force et bonne humeur.

« Assieds-toi, Winters, l’intima Robert l’Errant, d’une voix étrangement satisfaite et triomphante. Il y a plein de choses à manger pour nous deux. Je m’attendais à avoir de la visite. Appelle ça une prémonition. »

Winters gardait en lui-même une bonne dose de prudence. Il jeta un œil autour de lui afin de s’assurer que Robert ne disposait pas d’un revolver à portée de main. Puis, une fois assis, il lui exprima sa reconnaissance : « Je suis affamé. »

Quelques secondes plus tard, il s’enfilait des morceaux d’un délicieux pain au maïs et d’un succulent rôti, qu’il fit passer avec une deuxième tasse de café. Il se changea bien vite en invité amical, animé par un sentiment de bon voisinage qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps.

« C’est le meilleur café que j’aie jamais bu, déclara-t-il joyeusement. Tu dois avoir des pouvoirs magiques, Hunter. »

Robert l’Errant lança un regard scintillant vers Winters.

« Des pouvoirs magiques ? Ah, non. Si tu veux mon avis, c’est juste qu’on fait toujours de son mieux quand on reçoit. »

Une fois le pain, le rôti et le café engloutis, Robert afficha une mine préoccupée. Il ramassa vite ses quelques affaires, sans expliquer sa hâte.

« Désolé de te bousculer, Winters, mais je dois me dépêcher de partir. J’avais fait halte ici en souvenir du bon vieux temps, c’est tout. »

Winters se leva, reconnaissant d’avoir pu se reposer et se nourrir.

« Je te remercie de m’avoir invité à partager ton repas. Je te rendrai la politesse, un jour. »

Robert l’Errant fit preuve d’une rapidité alliée à une efficacité stupéfiante pour ranger ses affaires, se mettre son sac sur le dos et reprendre la route.

« Bonne continuation, Winters. Rappelle Robert l’Errant au souvenir de ses amis, si tu en croises. »


Remontant Cannon Ball, Winters perdit de vue son hôte, lui-même sur le départ. Quelques secondes plus tard, une fois sur sa selle, Winters se retourna.

Robert l’Errant avait disparu. Là où il s’était trouvé, un feu brûlait toujours. Soudain, un vent souffla sur ce feu pour en faire jaillir de grandes flammes. De la pénombre alentours, des Indiens bondirent dans la lumière, nus, le corps peinturluré, et se mirent à danser en cercle, à se tordre et à hurler. Les échos produits par les murs des parois montagneuses projetaient l’illusion d’une multitude de fantômes.

Winters s’agrippa de nouveau à son chapeau. Pas étonnant, pensa-t-il, que Robert l’Errant était si pressé de partir. Cannon Ball avança timidement, le corps tremblant de plus belle. Winters songea à faire demi-tour, alerté par un pressentiment subtil qui s’insinuait en lui. Cependant, le feu de camp de Robert l’Errant et les Indiens hurlants formaient à présent une barrière qui l’empêchait de battre en retraite. Il continua à avancer ; Cannon Ball, il y a quelques heures encore mauvais et difficile, avançait avec une constance et une obéissance qui ne lui étaient pas coutumières dans un environnement étrange.

Ils suivaient un sentier qui serpentait, surplombé d’à-pics rocheux et de motifs décousus de ciel et d’étoiles. Le mauvais sang que se faisait Winters se changea en sentiment d’isolement. Jamais encore ses chevauchées nocturnes ne l’avaient emmené vers des immensités aussi implacables de solitude. À présent que les Indiens autour du feu de camp se trouvaient loin derrière, il flottait un calme oppressant, presque palpable.

Rompant ce silence, une voix claire mais inconnue fit sursauter Winters.

« Salut, Winters. »

Un homme à cheval sortit d’un vallon encaissé pour venir à sa rencontre.

« Si ça ne te dérange pas, reprit-il, on va faire un bout de chemin ensemble. »

Cannon Ball, pantelant, avait ralenti son allure : il allait désormais au pas. Winters n’avait pas automatiquement posé la main sur son six coups : la gentillesse qu’il avait ressentie dans cette voix inattendue l’avait tellement pris de court qu’il ne percevait pas de danger, seulement une sensation de menace persistante.

« Salut, étranger, répondit-il d’une voix qui ne semblait pas lui appartenir.

— Étranger ? Non, Winters. Je suis un vieux briscard du coin. Tu devrais me connaître : Colyer Gunstock. Collie Gunstock, pour les intimes. »

Bien bâti, chevauchant un superbe destrier, il vint flanquer Cannon Ball.

« Gunstock ? s’étonna Winters, incrédule.

— Mais oui, confirma son compagnon. Je suis une vraie légende dans ta région. Colyer Gunstock, chasseur anglais. Tous ceux qui traquent le buffle sur les plaines de l’ouest en auraient long à dire sur moi.

— Colyer Gunstock ? répéta Winters en faisant un quart de tour sur sa selle. Non, non. Ça ne peut pas être toi ; il s’est fait mettre en pièces par une charge de buffles il y a longtemps. »

Gunstock opina du chef.

« Ce n’est pas faux, en quelque sorte. Mais ne nous attardons pas sur des points de détail techniques. Tu as bien choisi ton moment pour passer par ici, Winters. C’est la nuit du carnaval.

— Du carnaval ?

— C’est bien ça. »


Winters savait ce que c’était qu’un carnaval. Il en avait vu alors qu’il n’était qu’un gamin, à Trinity River, au Texas. Des chapiteaux, des spectacles, des singes, des acrobates, des attrape-nigauds, de la limonade, de jolis costumes, des phénomènes de foire, des monstruosités. Toutefois… Un carnaval ici ? Pas dans ces mornes montagnes !

Il y avait encore autre chose qui intriguait Winters. Robert l’Errant et Collie Gunstock l’avaient appelé par son prénom, alors qu’il n’avait jamais vu ni l’un ni l’autre. Il s’essuya le front de sa manche, puis se pinça pour s’assurer qu’il était bien éveillé, et encore bien vivant.

Ce Gunstock était un bavard. Il racontait à Winters des histoires de chasses au buffle dans le Dakota ou au Kansas, de véneries en Angleterre, de tirs au lion en Afrique, d’échauffourées avec des sauvages dans diverses jungles.

Ils arrivèrent à un endroit où le sentier se divisait en deux, direction nord et direction ouest. Winters se mit en retrait, en espérant que Gunstock ferait un choix et poursuivrait son chemin, mais ce dernier ralentit à son tour, attendant que Winters prenne une décision. Lorsque Winters, frustré, en sueur, se dirigea vers l’ouest, Gunstock l’imita et vint tranquillement chevaucher à ses côtés.

L’instant d’après, une voix résonna clairement du haut d’un escarpement et se perdit dans le lointain.

« Tallyho ! »

Ce cri fut répercuté par un écho ou par des voix qui y répondirent. Il se répéta si longuement que les étoiles elles-mêmes semblaient hurler : « Tallyho ! »

« Bon sang ! Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’exclama Winters.

— Allons Winters, s’amusa Gunstock, on est à Tallyho Canyon. Tallyho, à l’origine, c’est un cri de guerre. Je pensais que tu le savais. »

L’écho s’était à peine estompé que de nouveaux bruits s’élevèrent comme des vents mystérieux, incessants, agaçants.

Winters se sentit soudain submergé d’anxiété, anticipant quelque chose de terrifiant.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Quoi, qu’est-ce que c’est ?

— Ces bruits ?

— Je pensais que tu avais deviné, Winters. Ce sont les gens du carnaval. Et il vaudrait mieux qu’on se dépêche, si on ne veut rien rater. »

Winters aurait bien fait marche arrière, mais il était prisonnier du destin. Cannon Ball se mit à galoper, pour faire la course avec le cheval de Gunstock. Les murmures du vent enflèrent pour se changer en tempête au dessus d’eux. Gunstock chevauchait de plus en plus vite, mais Cannon Ball filait à ses côtés, laissant entendre un souffle rauque.

À la longue, Gunstock ralentit et, déçu, s’exclama :

« C’est ce que je craignais : on en a déjà manqué une bonne partie. »

Il jeta un regard vers Winters, non pour l’accuser, mais le prier d’excuser ce retard inexplicable.

« Enfin, viens, Winters ; on en verra quand même pas mal. »

Gunstock était de nouveau reparti, mais à une allure plus modérée. Winters avançait, comme ensorcelé, tant il était impressionné par ces grondements de tonnerre qu’il entendait partout. À gauche, dans une lueur qui semblait provenir des parois du canyon, une procession se hâtait, parfois dans un silence en curieuse contradiction avec les innombrables] bruits.

« Je n’arrive pas à y croire, s’étrangla Winters. Collie Gunstock, qu’est-ce que c’est que cette arnaque ?

— Viens, Winters, on n’est pas aussi en retard que je le croyais. »

Gunstock fit reprendre de la vitesse à son cheval. Winters se serait bien abstenu d’en faire autant, mais Cannon Ball, de nouveau en pleine possession de ses moyens, partit d’un bond à une allure folle. Les chevaux finirent par s’arrêter tous les deux sur un solide promontoire où Tallyho Canyon s’ouvrait brusquement sur une vaste étendue désertique. Winters la reconnut au premier coup d’œil : Alkali Flat.

« Rapide, le cheval que tu as là, Winters, observa Gunstock, en exprimant toute la fierté d’un vrai cavalier. Presque autant que le mien.

— Presque ? apostropha Winters.

— Peu importe ; on débattra de ça plus tard. Fais plutôt attention aux participants du défilé. »

Winters y jeta un œil. Loin vers leur gauche, la procession se répandait sur Alkali Flat. Des êtres humains ? Oui. Des animaux ? Oui. Dans cette bonne humeur, Winters oublia un moment ses peurs. Il reconnut certains éléments du défilé. Les éléphants, bien sûr. Les chevaux. Les singes.

« Mais qu’est-ce qu’ils ont l’air bizarre, ces gens ! s’exclama Winters.

— Pas si bizarre que ça, objecta Gunstock. Ce n’est pas un carnaval ordinaire, où les gens viennent en prendre plein la vue, boire de la limonade et se faire plumer. C’est un rendez-vous où la pensée côtoie le désir et la rétribution, dans un système de juste retour des choses. »

Winters n’y comprenait rien.

« Explique-toi, Gunnie.

— Alors voilà, Winters. Ici, les hommes à l’âme noble qui veulent certaines choses sans pouvoir les avoir obtiennent satisfaction. Ici, par ailleurs, le vœu collectif de justice que fait l’humanité à l’encontre des gens au caractère moins noble est exaucé. Tu comprendras plus tard ce que je veux dire. »

Un spectacle imposant attira l’attention de Winters.

« Que d’éléphants ! Et comme les hommes qui les montent ont l’air féroce !

— Ceux-là sont pour Hannibal, commenta Gunstock.

— Hannibal, dans le Missouri ?

— Non, Winters. Cet Hannibal-là était un général de l’antique Carthage.

— Oh », fit Winters.

Les souvenirs affluèrent. Durant son enfance, il avait lu des livres sur Hannibal et ses éléphants de guerre. Hannibal en voulait toujours davantage. Winters prenait toujours Hannibal en pitié car ce dernier ne pouvait pas obtenir autant d’éléphants qu’il le souhaitait.

« Mais je pensais qu’Hannibal était mort il y a des siècles. »

Le visage distingué de Gunstock se renfrogna.

« On était d’accord, Winters : pas trop de points de détail.

— Oui, admit Winters, c’était ce qu’on avait dit, je sais. »

Sans réfléchir au caractère extraordinaire de la chose, Winters se rendit compte qu’il pouvait, et ce depuis un certain temps, voir Gunstock assez distinctement. À présent, une faible lumière rendait tout visible.

Gunstock cessa de se renfrogner.

« Au fait, Winters, à propos des éléphants d’Hannibal : il lui en fallait toujours plus. Il demandait toujours à Carthage qu’on lui en envoie encore et encore. Eh bien, il a fini par les avoir, maintenant. Et avec chacun d’entre eux, un contingent de soldats. »

Winters ne pouvait pas dire le contraire. Cela n’en finissait plus. D’énormes éléphants, le dos chargé d’un dais rempli de guerriers basanés armés de lances, sortaient de Tallyho Canyon en une file indienne interminable. Ils s’éloignaient sur Alkali Flat jusqu’à la ligne d’horizon. Ils marchaient au pas, en tanguant, dans un silence absolu.

Plus près de Winters et de Gunstock, des chevaux passaient, surmontés de singes qui criaient.

« Ceux-là, expliqua Gunstock, ce sont des humains changés en macaques. Ils énervaient tout le monde à force de bavarder, sous leur forme précédente. Désormais, ils jacassent de façon compulsive ; j’imagine que ça doit bien les fatiguer. »

Winters se passa la main sur la moustache. Il se félicitait de n’avoir jamais été très bavard. Toutefois, il se demandait si un destin encore plus désagréable l’attendait. Il s’essuya le visage de la manche et remarqua que celle-ci était mouillée.

Gunstock avait de nouveau toute son attention.

« Et les énergumènes que voilà, Winters, qu’est-ce que tu en penses ? »

Winters écarquilla les yeux. Les hommes en train de passer devant lui marchaient à reculons. Sous le front, là où auraient dû se trouver les yeux, ils avaient deux cornes d’une soixantaine de centimètres, qui s’incurvaient pour se retrouver face au visage. Chaque corne se terminait par un œil.

« Ça, je ne l’aurais jamais cru, balbutia Winters.

« Les égocentriques, commenta Gunstock. Ils ont les yeux orientés de cette façon afin de toujours pouvoir se regarder. En revanche, cela les oblige à marcher à reculons. »

Il indiqua une direction du pouce.

« Plus loin, là-bas, tu peux admirer l’expression d’une autre forme de vanité. »

Winters aperçut une procession d’hommes qui avaient l’air de ballons ambulants.

« Ils ont fait éclater leurs vêtements », fit remarquer Winters.

Gunstock opina.

« Tu as entendu dire de certaines personnes qu’elles étaient gonflées, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Je dirais qu’universellement, on souhaite qu’une chose en particulier arrive à ces gens-là. Tu verras bientôt ce souhait exaucé. »

Soudain, au loin, sur Alkali Flat, on entendit une forte explosion.

« Qu’est-ce que c’était ? demanda Winters.

— L’une de ces personnes, fit Gunstock, indiquant l’un des ballons ambulants. Elle vient d’éclater. »

Il se produisit une nouvelle détonation. Gunstock regarda Winters en dodelinant de la tête.

Winters comprit aussitôt.

« Mais et celui-là, tiens ! » ajouta-t-il.

Un ballon avait commencé à danser et à rebondir.

« Il est tellement gonflé, fit Gunstock, qu’il est en passe d’éclater. »

Winters l’observa. Cet homme-ballon se sentait tellement mal que Winters arrivait à percevoir sa détresse. Il s’ensuivit une explosion qui fit trembler étoiles et montagnes. Rien ne restait de cet homme, pas le moindre lambeau.

« Qu’est-ce qu’il est devenu, Gunnie ? s’enquit Winters, stupéfait.

— Il a explosé, c’est tout. Il n’avait aucune substance, de toute façon. Enfin, pas vraiment. »

Winters médita, anxieux. Il se demanda ce que l’exceptionnelle vanité dont il faisait preuve lui réserverait, quel affreux châtiment il recevrait.

Cependant, d’autres personnages défilaient devant lui : des hommes à la tête plate et métallique (des têtes de pioche, expliqua Gunstock), d’autres attachés derrière des wagons de jeunes gens, tirant sur leur corde, leurs talons creusant des sillons (des vieux schnocks), des hommes aux plaies infestées de vers (des gens véreux), d’autres aux longues oreilles, des cornes sur le front (des bœufs)…

Winters s’intéressa à une procession de wagons un peu plus loin, près des éléphants d’Hannibal. Ils contenaient des piles de chaussures si hautes qu’il fallait quatre chevaux pour les tirer.

« Ça alors ! Tu as déjà vu autant de chaussures ?

— Elles sont pour les soldats de George Washington, précisa Gunstock. Tu as déjà entendu parler de George ?

— Évidemment, rétorqua Winters, indigné. Le père de son pays.

— Tu te souviens de Valley Forge ? poursuivit Gunstock en souriant à la rengaine patriotique de Winters. Les soldats pieds nus ? La neige tachée de sang ? George voulait des chaussures pour ses soldats. Eh bien, ils n’en seront plus jamais dépourvus. »

Winters cligna des yeux. Il y avait autant de wagons de chaussures que d’éléphants.

« Washington devait sacrément y tenir.

— Je ne te le fais pas dire », approuva Gunstock.

Puis, le mince ruisselet de bizarreries se changea en torrent à mesure que Tallyho Canyon déversait ses marchandises. Un cavalier vêtu d’or et de pourpre passa non loin d’eux, suivi d’une armée à cheval.

« Sir Robin l’Étrier, annonça Gunstock. Grand Officier du roi Carnaval. »

Winters n’avait plus peur. Il se montrait plein d’enthousiasme. À part une belle femme, rien, d’après lui, ne valait un bon cheval, et il y en avait là des dizaines de milliers.

On sonna des trompettes, et, à la suite de Sir Robin, arrivèrent des attelages de deux chevaux à la robe crème, harnachés les uns derrière les autres, tous décorés de tasseaux et de harnais brillants. Winters s’attendait à voir une grande calèche, tirée par sept ou huit tandems, mais il se trompait. Il en venait encore et toujours. Il y en avait déjà bien deux-mille. Ils formaient une file sur des kilomètres. Enfin, une calèche apparut, dont on vit d’abord le cocher, très haut perché, au chapeau démesurément grand. À l’intérieur, seul, le Roi Carnaval affichait sur son royal visage un sourire assez large pour englober toute l’humanité.

« Tiens ! s’exclama Winters. Il m’a souri.

— J’espère que tu n’as pas oublié de lui sourire en retour.

— Je pense que oui… J’en suis sûr, même.

— Alors, tu seras le bienvenu à son carnaval. Allons-y. »


Winters et Gunstock descendirent à cheval de leur promontoire et se firent emporter par une marée humaine de joyeux drilles. Il y avait de grandes balançoires qui s’élevaient pour les numéros des acrobates, des cordes pour les funambules, des trapèzes si hauts qu’on les croyait suspendus aux étoiles, une piste de cirque entourée de toile transparente, des pistes de courses, des billots, des étals de bonbons, des fontaines de limonade, et, le plus incompréhensible : de longs étangs de boue visqueuse et des troupeaux de poules affamées.

Winters chevauchait près de Gunstock, de peur de se perdre.

« On dirait que ce cirque compte quarante pistes, Gunnie.

— Quarante ! railla Gunstock. Tu veux dire quarante-mille ! »

C’est alors que retentit une énorme explosion. Gunstock haussa un sourcil devant Winters ; ce dernier cligna des yeux.

Le spectacle, se dit Winters, avait déjà commencé.

Il vit une infime fraction de ce qu’il se passait, car la loge royale du Roi Carnaval se trouvait des kilomètres plus loin. Il vit toutefois un billot à l’œuvre, lors d’une démonstration de son ancienne fonction. Des têtes de pioche étaient alignées, sur plus d’un kilomètre, et chacun son tour, on la leur tranchait, pour s’en servir de meule. Les vieux schnocks, attachés par de longues cordes derrière des wagons, se faisaient traîner dans les étangs de boue, les gens véreux étaient allongés par terre et se faisaient picorer par les poules. La fréquence et l’intensité des explosions augmentaient, laissant deviner ce qui arrivait à une dizaine de kilomètres.

Autour d’une grande piste de course, les hommes aux yeux en bout de corne couraient à reculons, poursuivis par un troupeau de chevaux sauvages. Ils ne manquaient pas de vitesse, mais de temps en temps, l’un d’eux tombait à la renverse et se faisait piétiner jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui. Sur un terrain d’un kilomètre carré, les bœufs se rangeaient en deux lignes opposées. Au signal, ils s’élançaient les uns contre les autres comme des projectiles. À l’impact, on entendait des bruits d’os cassés et de cornes brisées, tant les têtes se percutaient avec force. Les survivants reprenaient leurs positions, et de nouveau, ils se fonçaient dessus. Winters chercha ceux qu’on appelait les têtes de mule. Il ne les voyait nulle part, mais à l’est, des éléphants en grand, en très grand nombre se balançaient sur Alkali Flat. Il y avait également ces innombrables wagons de chaussures. En outre, Winters aperçut des chariots de guerre, et de farouches cavaliers.

Pourtant, tout fut terminé aussi vite que cela avait commencé. Les trompettes sonnèrent, les tambours retentirent, les balançoires, les trapèzes et les cordes tombèrent à terre ; les wagons, les cavaliers, les artistes, les spectateurs, tous se dirigèrent en un flot ininterrompu vers le sud, comme la marée basse. Même les éléphants d’Hannibal et les wagons de chaussures de George Washington se virent bien vite dissimulés par une brume.

Winters et Gunstock n’avaient pas bougé. Peu de temps après, Winters découvrit que quatre autres hommes étaient restés. Ces quatre-là mirent pied à terre et s’approchèrent. L’un d’eux portait une cage sur le dos.

D’un mouvement de jambes, Gunstock descendit de cheval.

« Pied à terre, Winters, et viens, que je te présente mes amis. »

Winters s’exécuta, mais avec quelques réticences.

« Content de faire connaissance avec des amis à toi, Gunstock. »

Ils avaient des noms étranges, ces gens. Spartacus Jones. Horace Turn. Persistant Maudie. Celui à la cage sur le dos : Phelinus Miol.

Tous firent froidement signe de la tête à Winters.

Celui-ci, de ce fait, fut pris de sueurs froides.

« On a entendu parler de toi, Winters, fit l’un d’eux.

— Vraiment navré, mais vous m’êtes tous inconnus, répondit Winters.

— Cela ne nous importe en rien, rétorqua Spartacus Jones. Il paraît que tu es rapide de la gâchette. »

Winters aimait peu les vantards.

« Pas du tout, répliqua-t-il, peut-être que j’ai de la chance, c’est tout. »

Il nota qu’ils avaient tous les trois de jolis pistolets dans leurs fourreaux.

Spartacus, un jeune homme bien droit, répondit à son tour :

« Ce n’est pas ce qu’on nous a raconté, Winters. On dit que tu es agile comme un chat.

— Oui, comme un chat », railla Horace Turn, celui aux cheveux roux.

Persistant Maudie était petit, maigre mais nerveux, froid, et méchamment défiguré.

« Tu es trop modeste, Winters. Winters le chat, qu’on te surnomme. »

Colyer Gunstock s’approcha de Winters.

« Ce qu’ils veulent, Winters, c’est que tu le leur prouves. »

Winters frissonna. Il lisait des menaces dans leurs yeux.

« Non. Je ne suis pas bon tireur ; ils se trompent du tout au tout. »

Gunstock se mit à parler à voix basse.

« Ils ne veulent pas de fusillade entre eux et toi, Winters, quoique ça puisse finir comme ça.

— J’ai tout entendu, intervint Maudie. Mais Gunstock a raison. Ce que nous avons ici avec nous, c’est un chat.

— Exact, répéta Spartacus Jones, un chat.

— C’est un chat dressé », ajouta Horace Turn.

Phelinus Miol détacha sa cage et la posa. Il en tourna l’entrée vers Winters.

« Il est là, regarde, Winters. »

La cage de Miol contenait un grand chat. Winters n’aurait pas su dire s’il était noir rayé de blanc ou l’inverse, mais il était à la fois noir comme minuit et blanc comme la neige. Il darda un regard à Winters, montra les dents, grogna et cracha.

« Il se nomme Socrate, dit Jones.

— Il a huit vies, précisa Horace Turn.

— Ha ! se moqua Winters. Un chat, ça a neuf vies, normalement.

— Socrate en a perdu une », confia Phelinus.

Il jeta un œil à Persistant Maudie, qui roula des épaules avec fierté.

Winters sentit grandir son impatience.

« Je ne vois pas ce qu’un chat a à voir avec tout ça.

— On vous l’expliquera, tempéra Phélinus Miol. C’est un chat dressé. Je le nourris d’essence d’herbe à chat, mais s’il désobéit, il passe une semaine sans manger. »

Phelinus déverrouilla la porte de la cage.

« À présent, je vais vous expliquer les règles de notre jeu. »


Il commença. D’un bond, Socrate sortit de sa prison. Il grogna et cracha sur Winters avant de suivre Phelinus. Cent-cinquante mètres plus loin, ils s’arrêtèrent. Au signal de Phelinus, Socrate se coucha en faisant face à Winters. Phelinus se recula d’une centaine de mètres sur un côté.

« Voici comment on va tester votre vitesse, Winters, poursuivit Phelinus. Lorsque je donne l’ordre de commencer, tu dégaines et tu tires sur Socrate. Pendant ce temps, Socrate foncera sur toi. Après avoir donné le signal du début, je montrerai tout de suite le signal de fin, pour que, si tu le rates, Socrate ne te fasse pas de mal.

— On dirait que tu me donnes un avantagée ; ce n’est pas juste, fit Winters, ça ne me plaît pas. »

Gunstock s’approcha et chuchota :

« Ne cherche pas la bagarre, Winters. Ta vie dépend de ta bonne volonté à faire ce qu’ils te demandent. Et n’imagine même pas que tu pourrais dégainer plus vite qu’eux.

— Tu vas voir, tu vas trouver ça juste, tenta Phelinus après avoir fait une vilaine mine renfrognée. Il est vrai que ce chat est plus lent que la normale. Tu devrais voir les plus rapides. Mais Socrate… Eh bien, c’est un wampus. Mesquin, lent, paresseux, apathique… Mais même en tant que chat wampus, il est plus rapide qu’un chat ordinaire… Tu es disposé à faire un essai, Winters ? »

Celui-ci jeta un coup d’œil à Gunstock, qui opina vigoureusement. Winters tourna le regard vers Socrate. À partir de 150 mètres de distance, Winters pensait pouvoir réduire en chair à saucisse tout ce qui bougeait. Socrate était allongé par terre. Il battait l’air de la queue, toutes dents dehors. Winters entendait son grognement agressif.

Il chercha à gagner du temps.

« Il a l’air vachement méchant, votre chat.

— Winters ! sermonna Gunstock.

— Il a mauvais caractère, c’est vrai, concéda Phelinus.

— Il s’est pris une balle dans la hanche, dit Persistant Maudie. Et surtout, moi, il ne m’aime pas. »

Winters jeta un œil tout autour de la pièce. Les amis de Gunstock patientaient, le visage froid. Winters laissait sa main droite aller et venir sur son six coups. Il cherchait ses marques.

« Je vais essayer de l’avoir.

— Alors tu es prêt ? » demanda Phelinus.

Winters inspira profondément.

« Prêt. »

Phelinus poussa comme un caquètement, et Socrate s’immobilisa, tendu, les yeux embrasés.

« Va ! Halte ! » cria Phelinus.

D’un geste vif, Winters mit la main sur son revolver, mais la laissa sur la crosse.

Socrate s’était mis à bondir sur un côté, en avant, sur un autre côté, et encore en avant. Avant que Winters ne puisse dégainer, Socrate s’était perché sur son épaule droite, grognant, crachant, les dents à quelques centimètres du coup de Winters.

« Descends, Socrate », cria Phelinus.

Socrate renâcla férocement, indigné que l’on arrête sa fureur. Lentement, il se recula, hurla, et sauta à terre. Winters jeta un coup d’œil fuyant à Gunstock et à ses amis. Il était presque trop honteux et abattu pour les regarder en face.

« Ce n’est pas grave, Winters, fit Spartacus Jones. On ne s’attendait pas à mieux. Moi, j’ai abandonné il y a des lustres.

— Moi aussi, ajouta Horace Turn. Persistant Maudie, par contre, pense encore qu’il est assez rapide, et ne veut pas abandonner.

— Tu l’as sous-estimé, Winters, jugea Maudie. Cette erreur se révéla fatale à beaucoup de gâchettes faciles d’ici ou d’ailleurs. Et si tu me laissais essayer ? Je l’ai eu une fois ; peut-être que ça t’aidera de me voir à l’œuvre.

— Ah, ça, j’aimerais bien t’y voir, répondit Winters.

— Socrate ! hurla Phelinus. Prêt ! »

Le wampus, râlant méchamment, prit position. On pouvait presque sentir en bouche sa haine de Persistant Maudie.

Ce dernier se dressa, le pied droit légèrement en avant, les deux mains prêtes.

« Phelinus, viens par ici, pour que Soc et moi puissions tous les deux t’entendre aussi bien l’un que l’autre. Tu avais desservi Winters, parce que c’est Socrate qui a entendu ta voix le premier. »

Phelinus, fâché, s’approcha. Il poussa un caquètement puis cria :

« Va ! Halte ! »

Maudie dégaina, arma son revolver, et cinq balles finirent leur course dans la poussière : l’une d’entre elles là où Socrate s’était allongé, deux là où il bondit la première fois, et deux autres là où il avait touché le sol.

Une sixième, inoffensive, partit à toute vitesse vers le ciel. Socrate se tenait perché sur l’épaule droite de Maudie, sans blessure. Il avait posé les pattes par terre entre les balles. Il avait touché Persistant Maudie d’un coup patte à l’épaule. Le chat s’y agrippait en grognant, les dents plantées dans l’oreille de Maudie. Winters n’aurait pas su dire si Socrate faisait semblant ou pas. Lorsque Phelinus lui dit : « Va », Socrate s’était déplacé plus vite que la pensée. Peut-être s’était-il arrêté quand on lui avait dit : « Halte. » Cela dit, peut-être pas non plus.

« Descends ! » cria Phelinus.

Socrate lâcha prise et sauta à terre.

Une rage féroce se lisait sur le visage de Persistant Maudie.

« Ton chat n’a pas joué le jeu, Phelinus Miol. Il ne s’est pas arrêté quand tu lui as dit de le faire. »

Il s’apprêtait à semer les graines de la discorde. Spartacus Jones s’avança.

« Laissons Winters s’y essayer encore.

— Ça ne servirait à rien, fit Winters.

— Winters ! »

Gunstock se dépêcha de le rejoindre et lui murmura :

« Tu ferais mieux d’essayer, Winters. Je t’aurai prévenu.

— Bon, d’accord », céda Winters, sur le point de s’énerver.

Pour son deuxième essai, il dégaina tout de suite, leva son revolver, doigt et pouce en place. Malgré cela, Socrate le prit de vitesse. Perché de nouveau sur l’épaule de Winters, il râla puis cracha.

« Descends ! cria Phelinus.

Socrate recula en rechignant plus que la première fois. En sautant, féroce et traître, il passa la patte gauche sur la joue droite de Winters. Ses griffes légèrement sorties laissèrent des balafres ensanglantées.

Furieux, Winters jeta un coup d’œil autour de lui, défiant du regard ceux qui l’observaient.

« Vous voulez que je réessaie ?

— Mais oui, dirent-ils tous, les yeux pleins d’hostilité.

— Prêt ! cria Phelinus.

— Là, tu as fait une erreur, Winters, chuchota vite Gunstock. Si tu ne fais pas preuve de vitesse cette fois-ci, tu leur serviras de cible de tir ensuite ! »

Winters, tendu, fit face à son adversaire.

« Qu’il y vienne ! »


Phelinus avait grugé. Il était beaucoup plus près de Socrate que de Winters, mais ce dernier ne protesta pas. Il vidait vite son barillet, dans le temps. Il allait apprendre à ces insolents une ou deux leçons.

Phelinus caqueta, et tout de suite après, cria :

« Va ! Halte ! »

Winters avait remarqué une chose en particulier. Socrate s’était avancé comme s’il suivait une cadence bien définie. Pour son dernier saut, à un moment où il était en l’air, il s’était trouvé au niveau de la hanche, où un pistolet légèrement levé l’aurait eu dans sa ligne de mire.

Socrate bondit d’un côté, puis en avant, et ensuite de l’autre côté. À son dernier bond, une balle de Winters l’envoya rouler en arrière et rebondir. Sa vrille faisait de lui une cible facile. Cinq autres balles lui trouèrent la peau.

« Arrête ! » hurla Phelinus.

Winters sortit ses douilles vides et rechargea son arme ostensiblement. Un terrible silence flottait autour de lui.

« Ne dis rien, murmura Gunstock. Tu leur as flanqué la frousse mais ils ont des envies de meurtre, maintenant. Socrate n’a plus que deux vies, ce qui risque de rendre fou Phelinus.

Winters se tenait prêt à dégainer.

« Joli tir », Winters, grinça Persistant Maudie, d’une voix glaçante.

Gunstock haussa les épaules.

« Allez, Messieurs, il est l’heure d’y aller. »

Spartacus Jones amena quatre chevaux. Phelinus rentra Socrate dans sa cage. Le wampus se dirigea vers un coin et adressa à Winters un regard noir. Gunstock et ses amis montèrent à cheval, et Gunstock leva la main en guise d’au revoir.

« Salut, Winters, et bonne chance, fit Gunstock.

— À la prochaine fois », l’apostropha Maudie, la voix et les yeux pleins de menace.

On lui adressa d’autres mots mais il les entendit à distance, déformés.

En un rien de temps, d’après Winters, ils disparurent dans le silence d’Alkali Flat et l’obscurité piquetée d’étoiles.

Winters, désormais seul, se massa le front et se passa la main sur les yeux. Après un certain temps, il se rendit compte que Cannon Ball, l’esprit alerte, se trouvait tout près, les rênes pendantes. Winters cligna plusieurs fois des yeux puis se mit en selle. Alkali Flat, désert solitaire, s’étendait dans toute sa désolation originelle et sa terrifiante étrangeté.


À Forlorn Gap, Doc Bogannon venait de ranger son dernier verre et s’apprêtait à éteindre la lampe de son bar. Les deux battants de l’entrée s’ouvrirent lentement.

« Winters ! »

Bogie laissa la lampe, les yeux écarquillés. Winters n’était pas entré de son grand pas conquérant. Bien au contraire, il restait debout à regarder partout dans le bar, comme s’il se trouvait en un endroit inconnu.

« Winters, qu’est-ce qui ne va pas? Tu es chez Doc Bogannon. C’est moi, Doc.

— Oui, je sais », fit Winters.

Il alla lentement prendre une chaise.

« Je voulais juste m’en assurer, Doc. »

Winters passa la main sur les rebords de la table, les chaises. Il tapota du bout de sa botte puis écouta. Petit à petit, il trouva la forme et les couleurs du lieu acceptables.

Bogannon apporta des verres et du vin. Assis en face de Winters, il l’observait, perplexe. Le physique et la carrure de Bogie ne faisaient que souligner son expression de futile stupéfaction.

« Winters, tu as perdu la boule ? »

Winters se frotta les yeux.

« Je crois bien que oui, Doc. Mais sers-moi donc un verre. Si ce vin a bien le goût de vin, tout n’est pas perdu. »

Winters en remplit deux verres. Il en prit une bonne gorgée puis reposa son verre.

« Winters, je t’ai déjà vu agir bizarrement, par le passé, mais jamais de la sorte. Tu es blessé ? »

Winters inspira profondément, puis soupira. Il but, se regarda les mains, examina la pièce pour mettre un nom sur des objets. Le vin le stimula rapidement. La familiarité plaisante qui était la sienne reprit ses droits.

« Doc, j’ai fait un long voyage à cheval, et je me sens quelque peu lessivé, c’est tout.

— On dirait que tu as vu un fantôme.

— Non, Doc, contredit Winters en secouant la tête, je n’ai vu aucun revenant. Je n’y crois pas, à ça. »

Bogie finit son verre. Il dévisagea Winters comme si ce dernier était possédé.

« Et ce sang sur ton visage, Winters ? Ces griffures ? »

Winters porta la main à sa joue droite, en eut les doigts tâchés de sang. Il reprit son souffle. Il braqua les yeux sur Bogie, qui semblait faire grise mine, le regard distant. Le sourire froid et sec de Winters s’étendit lentement pour dénoter l’amusement. Il pouffa.

« Tu veux savoir ce qui m’a fait saigner, Doc ? Eh bien, je vais te le dire. Je me suis fait griffer par un wampus. »

Bogus s’adossa à sa chaise, appréciant peu la tentative d’humour de Winters.

« Ah, fit-il, assez compatissant mais plutôt fâché. C’était donc ça. Ça explique tout, Winters. »

Winters commençait à mieux se sentir. Il tendit son verre à Bogannon.

« Tout à fait, Doc. Ça explique tout. Si jamais tu te retrouves nez à nez avec une de ces bestioles, tu sauras ce que je veux dire. »