La fontaine de Jouvence

Le shérif adjoint Lee Winters avait presque fini sa journée. Une bonne journée, pensait-il. Il avait récolté la prime pour un bandit recherché sans avoir à l’abattre. Lorsque Winters se sentait d’humeur aussi joyeuse, cela ne lui faisait pas peur de rentrer à cheval par Alkali Flat.

C’était un sentier hanté, mais éclairé par un beau clair de Lune – un handicap naturel pour les apparitions. Lee se disait qu’il aurait toujours un demi-kilomètre de visibilité devant lui, surtout afin de repérer tout ce qui serait de taille potentiellement dangereuse. Avec une telle marge, et un cheval aussi rapide et élancé que Cannon Ball, il pouvait semer qui que ce soit – à part peut-être un fantôme.

Pourtant, cinq kilomètres plus loin, Winters aurait aimé ne jamais avoir emprunté ce chemin. La nuit, Alkali Flat faisait peur. De jour, on n’y voyait pas même un crapaud. On trouvait de l’alcali blanc et chaud répandu sur un vaste territoire en friche. Mais de nuit, on entendait des hurlements de loup, des ululements de chouette, des glapissements de renards, sur un ton plat et saccadé, mais plus horrible encore… des cris plaintifs d’êtres humains.

Cette nuit-là, cependant, les vents errants ne portaient aucune voix. Cela semblait étrange en soi. Une sorte de chuchotement suggérait que quelque chose d’étrange rôdait dans la nature, et que les créatures qui d’habitude hantent Alkali Flat de leurs complaintes s’étaient tues par curiosité, ou par peur. Puis, Winters trouva un début d’explication. À sa droite, trop loin pour être identifié, mais assez près pour qu’on le voie nettement, avançait un cavalier. À le voir se déplacer, Winters l’aurait pris pour sa propre ombre, cheval compris : ni plus rapide, ni plus lent. Il n’entendait pas le bruit des sabots, assourdi et emporté par un vent de sud-ouest. Lee songea que la présence d’un autre que lui n’aurait pas dû être plus mystérieuse que la sienne, mais il s’inquiétait tout de même. Afin de rester vigilant, il se tourna légèrement sur le côté, le pied droit à peine dans l’étrier, la main gauche sur le pommeau de la selle.

Bien qu’apeuré, il n’était pas autant aux aguets qu’il l’aurait fallu. Il s’en rendit compte lorsqu’un bruit inouï se fit entendre sur sa gauche et que Cannon Ball bondit comme un ressort géant. Winters en fut presque désarçonné. Il resta accroché aux rênes et au pommeau, la tête vers le bas, les sabots virevoltants de Cannon Ball lui envoyant de l’alcali plein la figure.

Ce cheval devenait mesquin quand il était effrayé. Il prit le mors aux dents et fonça vers Forlorn Gap, en accélérant à chaque sursaut. Winters se cramponna jusqu’à ce que Cannon Ball ait atteint sa vitesse de pointe, puis il se rassit sur la selle et jeta un coup d’œil derrière lui. Jusqu’à l’horizon, Alkali Flat était redevenu une étendue déserte, balayée par le vent.

Le saloon de Doc Bogannon n’avait pas désempli des heures durant, mais la plupart de ses clients étaient désormais partis. Un homme d’assez grande taille, élégant et mystérieux, se tenait oisivement devant lui.

« Un peu de vin, mon brave.

— Mais certainement », répondit Bogannon.

Il le servit et se fit payer.

« Si j’ai déjà fait votre connaissance, je ne m’en souviens pas.

— Mon cher Bogannon, je suis Swan Caplinger. Par coïncidence, mes voyages m’ont conduit dans votre ville. La diligence de demain m’emmènera vers Pangborn Gulch tenter fortune lors de nouvelles aventures.

— Intéressant. »

Bogannon lui-même était grand, large d’épaules et bien bâti. Si l’apparence comptait pour quelque chose, il serait devenu homme d’état ou peut-être ambassadeur, au lieu de faire barman à une croisée de chemins, dans la ville quasi-déserte de Forlorn Gap.

« Intéressant, c’est le mot », répliqua Swan Caplinger.

Il était mince, portait un beau costume gris, le nœud papillon et le haut-de-forme assortis. Il avait aussi dans le regard un air supérieur qui témoignait d’une immense confiance en soi.

« En vérité, Bogannon, je mène une vie des plus intéressantes. »

Bogie s’adossa au mur de son bar en croisant les bras et, modestement curieux, dévisagea son client.

« Forlorn Gap est un point de chute. Autrefois, c’était une ville où pullulaient les chercheurs d’or. Toutes sortes de gens allaient et venaient, alors ça m’intrigue toujours lorsque quelqu’un se vante de vivre une vie passionnante. Qu’est-ce qui rend la vôtre aussi intéressante, au juste, Caplinger ?

— C’est avec plaisir que je vous dévoilerai mon secret, répondit Caplinger, un sourire indulgent aux lèvres. Le sommeil, j’ignore qui l’a inventé, mais je sais très bien qui l’a maîtrisé. C’était moi.

— Vous plaisantez ? » fit Bogie, les yeux écarquillés.

Caplinger se pencha vers Bogie et lui parla sur le ton du secret.

« Ça fait huit ans que je n’ai pas dormi. »

La réaction initiale de Bogannon ne se fit pas voir. Les deux battants de l’entrée s’ouvrirent et le shérif adjoint Lee Winters entra d’un pas pesant, le visage en sueur, et couvert d’alcali.

« Un remontant, Doc. »

Doc lui servit un whisky. Winters l’avala d’un trait puis balaya la pièce d’un regard curieux, tandis que Doc plaçait un saladier sur le bar, tout en déposant un torchon propre à côté.

« Tiens, Winters, c’est du vinaigre. Je vois que tu reviens d’Alkali Flat. J’ai aussi l’impression que tu as vu un fantôme. »

Winters avait le visage qui le démangeait. Il se le tapota avec le torchon imbibé de vinaigre.

« Doc, des fois, ces fantômes me flanquent une peur bleue, et d’autres fois, ils me mettent en rogne. Cette fois-ci, c’est les deux à la fois.

— Winters, tu sais bien que les fantômes, ça n’existe pas. On ne voit que ce qu’on s’attend à voir. Moi, je dirais que si tu t’en persuadais, tu pourrais voir un éléphant à Alkali Flat. Ou même deux. Tu les verrais, mais bien sûr, ils ne seraient pas là, ce ne seraient que des projections de l’esprit.

— C’est fou, ce que ça me console, Bogie, fit Winters en levant un sourcil. Si tu m’avais vu m’agripper à Cannon Ball comme un singe accroché à un trapèze par la queue, j’imagine que tu m’aurais dit que ça aussi, c’était dingue. »

Winters eut soudain une impression étrange. Il se retourna prestement et vit un homme de grande taille, vêtu de gris, qui lui souriait.

« Eh bien, étranger, toi, au moins, tu m’as l’air de trouver ça drôle. Allez, pour la peine, je t’offre à boire.

— Je vous saurais gré d’une telle courtoisie, shérif Winters, répondit-il, radieux. Je suis Swan Caplinger, et vous me voyez enchanté de faire votre connaissance. »

Winters le jaugea de la tête aux pieds. Il ne se rappelait avoir vu ce grand dadais sur aucun avis de recherche. Doc avait versé deux verres. Winters en passa un à Caplinger.

« À ta santé, Cappy. »

Caplinger fit naître aux commissures de ses lèvres un sourire bienveillant.

« Vous êtes un parfait gentleman, shérif Winters. Pour ma part, j’ai un intérêt assez particulier. Je dis toujours que tout homme a un domaine de prédilection, et, si vous me permettez cette question, j’aimerais savoir dans quel domaine vous êtes vous-même supérieur aux autres. »

Winters jeta un regard suspicieux vers Bogannon.

« C’est censé être une blague ? »

Doc secoua la tête.

« Caplinger a une particularité qui devrait t’intéresser. »

Sous l’effet d’un mélange de désapprobation et de colère, Winters dévisagea l’homme qui l’interrogeait.

« Eh bien, Monsieur, il y a bien quelque chose en quoi j’étais supérieur à tous, autrefois. À Trinity Valley, mon père, qui avait émigré du Tennessee, possédait une ferme. Tout en y élevant ses gamins, il y faisait pousser du maïs, et chaque automne, il en tirait de quoi nourrir son bétail. Dans ma jeunesse, je me débrouillais bien pour nourrir les bêtes. J’étais le meilleur du Texas, et par voie de conséquence le meilleur du monde. »

Caplinger, sans douter des dires de Winters, s’enthousiasma.

« Winters, je te souhaite la bienvenue dans une formidable confrérie : celle des surhommes. C’est un privilège de se savoir, d’une certaine manière, sans égal. Félicitations ! »

Winters jeta un œil vers les deux battants de l’entrée. Un inconnu de grande taille était entré et se dirigeait vers une table. Winters reporta son attention vers Caplinger.

« Bon alors, Cappy, de quoi tu peux te vanter, toi ? »

Caplinger se leva pour dominer la salle de toute sa hauteur.

« Moi, Shérif Winters, j’ai conquis le sommeil. Vous n’en croirez certainement pas vos oreilles, mais je ne dors plus du tout depuis huit ans, sept mois et vingt-trois jours. »

Winters était certes toujours de mauvaise humeur suite à sa cavalcade à Alkali Flat, mais l’effronterie de ce moulin à paroles dépassait les bornes.

« Bon, tonna-t-il, maintenant que j’ai vu tout ce qu’il y avait à voir, je crois bien que je vais rentrer. Bonne nuit, Doc. »

Caplinger ne s’en formalisa pas. Il suivit des yeux Winters qui sortait avant d’adresser un sourire à Bogannon.

« À vrai dire, les gens ont du mal à croire à ma volonté de fer ; c’est pourquoi je n’éprouve que de l’indulgence envers le shérif Winters. »

Un grand inconnu s’était approché de Caplinger. Tête nue, large de front, la tignasse brune et bouclée, il avait des yeux noirs scintillants qui inspiraient la sympathie. Un tel regard ne pouvait venir que d’une inébranlable confiance en sa supériorité sur le commun des mortels.

Il tendit une main aux longs doigts.

« Caplinger, mon ami, je n’ai pas pu m’empêcher de vous entendre parler de votre incroyable talent, et je vous crois à cent pour cent. Je m’appelle Kirk Delozier. »

Ils se serrèrent la main en inclinant la tête, comme deux génies se saluant l’un l’autre. Caplinger se redressa.

« Vous, c’est évident : vous atteignez l’excellence dans votre partie, mon cher Delozier. Si ce n’est pas trop vous demander… »

Delozier posa de l’argent sur le bar de Bogie.

« Barman, une bouteille de vin et deux verres. »

Après que Bogie les eut servis, Delozier se saisit du vin et des verres avant de désigner une table de la tête.

« J’ai beaucoup à te dire, mon ami l’insomniaque. »

Bogie se demanda en les regardant comment catégoriser ces énergumènes qui discutaient. Cependant, ils s’étaient installés à bonne distance, ce qui n’empêchait pas Delozier de garder un œil suspicieux sur Bogie, afin de s’assurer que ce dernier n’était pas trop curieux.

Delozier se pencha au-dessus des verres pour s’approcher de Caplinger.

« Mon ami l’insomniaque, comme tu t’intéresses à ma particularité, je vais te la révéler. Mais d’abord, quel âge me donnes-tu ? »

Cappy l’observa un moment.

« Dans les quarante ans, je dirais ; peut-être bien quarante-cinq.

— Caplinger, fit Delozier d’un ton hautain, j’ai trois-cent-quatre-vingt-sept ans. »

Caplinger retint son souffle. Non qu’il ait des doutes ; il était plutôt stupéfait tout autant que ravi.

« C’est tout à fait remarquable ! J’aimerais beaucoup vous considérer comme un frère, car vous disposez en effet d’un rare pouvoir. »

Delozier sortit de son manteau une étrange bouteille de liquide rose. L’étiquette disait « Élixir de vie éternelle ».

« Mon secret, l’insomniaque, le voici. Il y a une grotte non loin d’ici où coule une source surnaturelle. Une goutte de ce liquide magique l’a changée en foutaine de jouvence. Bois de son eau et tu ne vieilliras jamais plus.

— Glorieux exploit ! s’exclama Cappy. Imagine, rester éternellement jeune, et ne jamais perdre de temps à dormir ! Mon frère, j’aimerais boire l’eau de cette fontaine.

Il se leva, remit l’élixir dans sa poche et d’un mouvement de tête, fit signe à Caplinger de le suivre.

Ils sortirent ensemble, l’un comme l’autre fiers et tête haute, des compagnons d’une même confrérie. Dehors, Delozier s’arrêta et posa un bras musclé sur les épaules de son nouvel ami.

« L’insomniaque, ta vie, mortelle par nature, est sur le point de devenir immortelle. Nous allons partir ensemble. Tu m’accorderas qu’on vit peu de chevauchées de la sorte en ce bas-monde.

« Tu sais comment me parler, fit Caplinger, mais la malchance me frappe déjà : je n’ai pas de monture. »

L’espace d’un instant, Delozier fut pris de court.

« Ah, mais je te fournirai un cheval, celui qu’un ami m’a confié. »

À la balustrade de Bogie, il s’en trouvait deux : un alezan clair et un ivoire.

« Voici le tien, reprit Delozier. Un palomino pour un ami si particulier. C’est un animal très intelligent, qui plus est. Le monter, c’est s’en aller au pays des rêves. »

Une fois à cheval, ils partirent vers le sud. Très vite, ils arrivèrent à Alkali Flat. Ils chevauchaient facilement, le visage caressé par un vent chaud et alcalin. À deux miles de Forlorn Gap, Delozier fit revenir son cheval au trot en tirant sur les rênes. Le cheval de Caplinger adopta la même allure.

Caplinger leva les yeux au ciel. Le clair de Lune scintillait dans ses yeux.

« Je sens une présence telle que je n’ai jamais sentie auparavant. C’était comme si l’immortalité allait m’envelopper. L’éternelle jeunesse… Quel bonheur !

— Le sommeil éternel, ça, c’est le bonheur, murmura Delozier.

— Mais je ne dors jamais, rétorqua Caplinger, interloqué.

— Oh, tu dormiras, répliqua Delozier. Ce n’est pas bon de se passer de sommeil.

— Je sais mieux que personne ce qui est bon… »

Caplinger n’alla pas au bout de sa remontrance. Il fut interrompu par un bruit de clochette à sa droite.

« Prends garde à lui, Caplinger ! » cria Delozier d’un ton sarcastique.

Son cruel avertissement arriva trop tard. Le palomino de Cappy se cabra soudain. Ce dernier tomba à la renverse et atterrit dans un bruit sourd. Il roula sur lui-même en maugréant et s’appuya sur le coude. Alors il vit l’approche tant redoutée de la mort. Un énorme ours se précipita sur lui dans un grognement qui dévoila ses mâchoires.

Cappy se mit à ramper comme il pouvait.

« Delozier ! »

Celui-ci s’était mis à bonne distance avec les deux chevaux avant de faire halte.

« Delozier ! hurla Cappy. Espèce de traître ! Tu… »


Le shérif Winters était rentré chez lui. Après avoir soupé aux côtés de sa charmante femme, il était allé se coucher. Ce n’était pas tant qu’il était fatigué ; il se sentait plutôt perturbé, nerveux. Un vent chaud chargé d’alcali soufflait dans la mezzanine. Il ne portait aucun des bruits effrayants qu’il entendait certaines fois la nuit – les ululements des chouettes du désert, les glapissements des coyotes ou les hurlements des loups – mais peu de temps après, un léger tintement musical vint flotter dans l’air.

D’un bond, Winters sortit du lit. Il alla se pencher à la fenêtre et tendit l’oreille. Tout de suite après, un cri venu d’Alkali Flat se fit entendre, puis un autre, et un dernier qui monta crescendo avant de cesser brusquement.

Winters s’éloigna de la fenêtre et se passa la manche sur le visage.

Une chose était sûre : il ne voulait rien avoir à faire à Alkali Flat.

Deux jours plus tard, alors qu’il se trouvait dans son bureau, il entendit de nouveau le même tintement. Il sortit juste à temps pour voir son cheval se cabrer et tenter de reculer sur ses jambes arrière. Seuls le gros poteau où il était attaché et sa solide bride l’empêchèrent de détaler au loin.

« Ho, canasson », cria Winters.

Il descendit amadouer son cheval mais il ne parvint pas à effacer par ses paroles la peur et les tremblements. Cannon Ball avait les yeux braqués sur la rue poussiéreuse de Forlorn Gap, qu’il battait des sabots.

Pas étonnant, songea Winters. Il voyait s’approcher lentement un nabot au cou épais, portant pantalon et chemise rouges, assortis à un chapeau rond au liseré doré. Il avait autour du cou, attaché à une sangle, une sorte de boîte à manivelle d’où sortait un flot de notes qui tintaient. À côté de lui, mené par une laisse rigide, muselé, avançait un monstrueux ours brun.

Ah, pensa Winters, c’est donc ça qui a flanqué une telle peur à mon cheval qu’il a failli me faire tomber à Alkali Flat.

Un petit nombre d’habitants se montrèrent, les yeux écarquillés devant cet étrange spectacle. L’ours, l’homme et la musique s’arrêtèrent en pleine rue.

Le nabot cria d’une voix enrouée : « Y’en a qui veulent voir un ours danser ? »

Personne ne répondit.

Un grand et bel homme vint se présenter devant Winters.

« Shérif Winters, si je ne m’abuse. Je suis Kirk Delozier. Je loge au Goodlett Hotel pour le moment. »

Winters ne tendit même pas la main. Il n’aimait pas serrer la main de gens qu’il devrait probablement abattre avant le coucher du soleil. De plus, cet individu était trop suffisant pour faire bonne impression auprès d’un homme fait d’os, de cuir et de poudre.

« Vous avez un lien quelconque avec le type à la boîte à musique ? demanda Winters.

— Non, mais vous admettrez qu’il est fort, répondit-il, les yeux pleins de malice. Pour dominer et apprivoiser un ours de ce gabarit, il faut un certain courage. Il se trouve que je l’ai déjà vu : il s’appelle Trigg Humbolt, si je me souviens bien. J’ai croisé son chemin à Brazerville il y a peu. »

Winters toisa son interlocuteur calmement. Delozier était grand et musclé, bel homme, amical, et, ce qui plaisait moins à Winters, un tantinet condescendant.

«On ne s’est pas déjà vus quelque part ? »

Delozier baissa légèrement la tête. Sous d’épais sourcils, ses yeux rieurs dévisageaient Winters.

« Ça se peut tout à fait ; vous voyez, ça fait très, très longtemps que je vadrouille d’un endroit à l’autre. Mais venez, mon ami, allons voir ce qu’un ours dressé sait faire. »

Winters tâcha de rassurer Cannon Ball en lui tapotant le cou, puis il remonta sa ceinture avant d’accompagner Delozier.

Les spectateurs gardaient leurs distances, mais Delozier s’approcha de Trigg Humbolt sans hésiter.

« Combien tu demandes, l’ami ?

— Pour faire danser l’ours ? Cinq dollars.

— Ça devrait pouvoir se trouver, fit-il en fouillant dans ses poches. En voilà déjà la moitié. Voyons la générosité de nos concitoyens. »

Il alla faire une collecte. Devant Winters, il arborait un sourire plein de bonne volonté. Winters déposa une pièce de cinquante cents dans sa main. Delozier sourit de plus belle.

« Le compte y est, mes braves gens, et même un peu plus, déclara-t-il en retournant vers Humbolt. Tenez, l’ami. Maintenant, en bon gentleman, montrez-nous ce que votre ours sait faire.

Winters s’intéressait plus à Humbolt lui-même qu’à son ours. Lippu, les yeux pâles, c’était un hurluberlu à la mine patibulaire et revêche. S’il n’avait jamais eu sa face de babouin affichée sur un avis de recherche, c’était parce qu’il avait effacé toute trace de ses crimes. Winters savait reconnaître un tueur lorsqu’il en apercevait un, surtout quand c’était plus une brute qu’un homme. Cela dit, Winters devait bien admettre qu’Humbolt connaissait son ours par cœur.

« En rond ! » cria vite ce dernier d’un ton cassant. L’ours tira sur sa laisse jusqu’à la tendre puis tourna autour de son maître à toute vitesse. C’était un ours plus qu’imposant ; il était gros et lourd, de toute évidence un nounours bien nourri. Ses pattes soulevaient des traînées de poussière en lacérant le sol.

« Ho ! » hurla son maître, et l’ours s’arrêta.

« Marche ! »

À cette injonction, l’animal se dressa sur ses pattes arrières et tourna en rond en marchant comme un homme.

« Danse ! »

Winters plissa les yeux. Il se mit à suer de colère. L’ours de Humbolt se balançait d’avant en arrière, a priori afin d’exécuter une sorte de danse. Devant ce spectacle, Winters resta de marbre. Cependant, ce qui ne le laissa pas indifférent, c’était le mauvais œil que l’ours gardait fixé sur lui, sauvage et persistant.

« Pas mal, commenta Delozier, en souriant placidement à Winters.

— Minable, rétorqua Winters. Je vous laisse regarder la suite tout seul.»

Il tourna les talons pour retourner dans son bureau.

En passant devant son cheval, il observa plus attentivement ce qu’il avait à peine remarqué auparavant. Cannon Ball avait trois cicatrices parallèles sur sa hanche gauche. Sans doute un coup de griffes d’ours. Cannon Ball était un splendide destrier – quelquefois mesquin, intrépide en temps normal – mais pour l’instant, il était tétanisé par la peur.

Winters se rendit dans son bureau. Il se remit à étudier une photo d’un certain Pitser, alias Vic, alias Murdoc le cogneur. Wells-Fargo offrait mille dollars pour sa capture, si on l’amenait mort ou vif à Brazerville. Winters savait où il se cachait.


Quatre jours plus tard, de retour de Brazerville, Winters s’arrêta prendre un verre au bar de Bogannon, peu avant minuit.

« Alors, Doc, quelles nouvelles ?

— Pas grand-chose, la routine, répondit Bogie. J’allais fermer. Installe-toi, qu’on prenne un dernier verre.

— Je serai des vôtres, si vous me le permettez, apostropha Kirk Delozier en entrant brusquement d’un grand pas assuré.

— Ah ! s’exclama Bogie. Je suis sûr que Winters en sera aussi ravi que moi. »

Si Delozier perçut du sarcasme dans la voix de Bogie, il en fit peu de cas. Il les rejoignit à une table.

« Winters, vous n’étiez pas en ville ces derniers temps, je me trompe ?

— Non, répondit sèchement le shérif.

— Ça s’est bien passé à Brazerville ?» demanda Bogannon.

Winters se tapota le ventre, à l’endroit de sa ceinture où il cachait son argent.

« Si gagner mille dollars, ça équivaut à bien se passer, alors oui, ça s’est bien passé.

— En effet ! commenta Delozier. Une belle somme.

— Un parcours long et difficile, ajouta Bogie. Tout ça aujourd’hui ?

— Oui, et je suis vanné. Je dois me faire vieux.»

À ces mots, Delozier sembla rayonner. Il posa son verre.

« Vieux ? Winters, vous n’êtes qu’un gamin !

— Tu parles ! Je devrais avoir la barbe et la moustache longues et blanches, tellement je suis vieux.

— Tu as quel âge, Winters ? s’enquit Bogannon.

— Trente-quatre. C’est bien vieux pour un pèlerin comme moi.»

Delozier se pencha vers le shérif.

« Et à moi, quel âge vous me donnez ?»

Winters jeta un coup à d’œil à Delozier. Chose étrange, il lui fit penser à un putois.

« Je dirais dans les quarante. »

Delozier tourna la tête vers Bogannon, qui lui fit un sourire inexpressif.

« Tenez-vous bien, Messieurs : j’ai trois-cent-quatre-vingt-sept ans.

— Absurde ! s’étrangla Bogannon, la voix grinçante.

— Remarquable !» dit Winters, l’air aussi intéressé que surpris.

Delozier sortit de sa poche intérieure un portefeuille en cuir, d’où il sortit et déplia délicatement un vieux parchemin jauni.

« Mon acte de naissance, Messieurs. Écrit, comme vous le voyez, en vieil anglais, de la main de Richard Kilburn, abbé de Shrewsbury, dans le Shropshire, en Angleterre. J’ai été baptisé Kirkwell Gildershaft Delozier. J’étais homme d’église sous Henri VIII, greffier sous la reine Elizabeth, membre du Parlement sous Charles Ier. Hélas, j’ai rejoint Cromwell et ses hommes. Lorsque Charles II accéda au trône, j’ai été, comme beaucoup d’autres, accusé de régicide et j’ai dû fuir l’Angleterre. Depuis lors, je voyage de par le monde, mais heureusement, j’ai appris un grand secret durant ma jeunesse. On pourrait dire que je l’ai volé, techniquement, car je l’ai subtilisé d’une commode secrète de Richard Kilburn. »

Delozier rangea son acte de naissance et sortit une fiole de forme étrange, ayant l’air d’une antiquité, remplie d’un liquide rose. On lisait sur l’étiquette qu’elle portait : « Élixir de vie éternelle»

« Voici le secret en question, déclara-t-il. Mais il a un défaut : ce n’est qu’un élixir. Une seule goutte versée dans une source, ou un point d’eau, en fait une fontaine de jouvence. Cependant, sa magie ne fait pas effet sur n’importe quelle source, ni sur n’importe quel puits, ce qui explique mes voyages autour du monde. Je ne vis que là où coule une source compatible. Un shaman indien que j’ai rencontré il y a une centaine d’années m’a parlé d’une de ces sources près d’ici. Je l’ai trouvée, vous l’aurez compris, ce qui explique que ma présence ici ce soir n’est pas le fruit du hasard. »

Winters ne quittait plus du regard la fiole de Delozier et son élixir magique. Il pensa à sa femme et imagina comme ce serait merveilleux de vivre ensemble éternellement, elle et lui.

« Delozier, combien tu en demandes ?

— Ce n’est pas à vendre, Winters, mais je discerne en toi les qualités dont nous avons besoin chez un homme : le courage, la résistance, le professionnalisme. Ce sont des hommes comme toi qui se dressent et se sont toujours dressés entre une société en paix et ses ennemis. Je ne pourrais pas mieux servir l’espèce humaine qu’en te gratifiant d’une longévité que tu sauras mettre à profit. Je ne peux pas te donner cette fiole, bien sûr, mais si tu veux bien me suivre, je te montrerai où est la fontaine. Ce sera mon cadeau : elle sera à toi.»

Bogannon infligea un coup de pied sous la table à Winters, mais ce dernier n’y fit pas attention.

« Winters, insista Doc, tu es sur les rotules, tu ne penses tout de même pas partir à la chasse aux trésors cette nuit. »

Winters se leva en même temps que Delozier.

« Si, cette nuit. Il n’y aura peut-être plus d’autre nuit comme celle-ci.

— Mais ton cheval est fatigué, renchérit Bogie. Tu pourrais au moins lui épargner ça, à lui.

— Pas de problème, intervint Delozier. Il se trouve que j’ai un ami de passage en ville et qu’il m’a laissé un cheval. Il est attaché dehors à côté du mien. Il est splendide, qui plus est. Winters, tu n’auras qu’à le monter. »

Bogie cessa de protester devant la mine renfrognée que lui faisait Winters. Toutefois, il remarqua, non sans satisfaction, que Winters avait deux six coups. Ce dernier était un bon shérif, mais il prenait plus de risques qu’aucun homme sensé. Il aurait dû comprendre que Kirk Delozier avait tout d’un malade.

Quelques secondes après leur départ, Bogie se souvint de Swan Caplinger – Cappy l’insomniaque. Qu’était-il advenu de lui ? Bogie ne l’avait plus vu depuis la nuit où il était parti en compagnie de Delozier. D’ailleurs, ils avaient examiné une fiole !

Bogie sortit en courant afin de les rappeler, mais Winters et Delozier avaient disparu. C’était l’heure de fermer et de rentrer ; cependant, Bogie retourna s’asseoir dans son bar.

Winters et Delozier chevauchaient côte à côte sur Alkali Flat au petit galop. Une Lune basse lançait de longues ombres qui se déplaçaient avec eux. Le cheval que Winters montait lui laissait une impression étrange. C’était un beau palomino, mais pas seulement ; un homme de spectacle lui avait appris à courber le cou et, à cette cadence, à garder un port gracieux tout en reposant doucement les sabots par terre. C’était sans nul doute un cheval dressé, mais dressé à quoi ?

Winters le découvrit bien vite. À leur droite, un tintement musical s’amplifia jusqu’à devenir soudain une cascade de sons qui énerva le cheval de Winters. L’animal se cabra instantanément. Winters, assez habitué à ce genre d’acrobatie, s’accrocha tout d’abord, mais lorsque son palomino se mit à bondir comme un kangourou, toute résistance fut vaine. Winters, projeté à terre, en vit trente-six chandelles.

Il distingua deux choses qui le mirent en colère : Delozier et les deux chevaux qui s’éloignaient rapidement, et, dans un grognement, l’ours de Trigg Humbolt qui se précipitait sur lui, toutes dents dehors.

À partir de cet instant, il eut des réactions purement physiques. Autour de lui régnaient le chaos et la mort. L’ours s’acharnait sur lui, des coups de feu, provenant de deux directions, lui vrillaient les oreilles, Kirk Delozier, à cheval, lui fonçait dessus, un six coups retentissait, et Winters, accroupi derrière l’ours qui tapait du pied, tirait toutes les balles de ses quarante-cinq, passant sous les sabots d’un cheval qui sautait. Il finit par sortir en rampant de sous un cadavre désarticulé.

Doc Bogannon avait entendu des coups de feu. Il s’essuya le front, en sueur, patienta.

Puis, ses battants s’ouvrirent pour laisser entrer le shérif Winters d’un pas mal assuré. D’un bond, Doc se précipita pour l’aider.

« Winters ! Ils t’ont tué !»

Winters s’affaissa sur une chaise.

« Un verre, Doc. Ils ne m’ont pas tué, mais ils m’ont bien fait peur. La première fois que j’ai pensé devenir homme de loi, on aurait dû me botter le train. »

Doc apporta du whisky, de l’eau et des serviettes.

« Tu es couvert d’estafilades, Winters. Tu t’es battu contre une panthère, je ne vois que ça.

— C’était cet ours, Doc. Tu sais, j’en ai vu, des voleurs, mais ceux-là, ils avaient une technique bien à eux. »

Doc déboutonna la chemise de Winters et se mit à panser ses plaies.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé, Winters ?

— Je ne sais pas, Doc. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il y a deux hommes et un ours, tous morts, à Alkali Flat, et moi, j’ai survécu. Mais si tu veux savoir ce qui se passe vraiment dans cette ville de dingues, demande à quelqu’un de mieux renseigné que moi. »