Préface – Un prêt sur parole (Wayne Barrow)

« En ce temps-là, dans le pays de Nueces,
un homme était un homme. »

O’Henry

Je me souviens parfaitement du jour où j’ai ouvert mon premier Lon Williams. Le contraire serait étonnant, vu que sa lecture m’a changé. En fait, ce jour-là, je suis devenu moi-même.

C’était un après-midi de l’été 1963. La chaleur étouffante faisait qu’on n’avait pas envie de se lancer dans les choses ordinaires. Alors mon père a décidé de débarrasser la grange de tous les trucs qui s’y entassaient. Genre pièces usées de tracteur, outils irrécupérables et autres vieilleries qu’on allait fourrer dans des grands sacs d’engrais (les Kent Fertilizer, fichue contenance) avant de les charger sur le pick-up et de tout balancer à la casse du vieux Ned, un type qui s’amusait à coller la frousse au gamin de douze ans que j’étais.

Bref, on trimait sans trop forcer avec P’pa quand il est tombé sur sa cantine militaire. Je l’ai vu hésiter avant de l’ouvrir, comme s’il répugnait à se replonger dans le passé. D’ailleurs, j’étais étonné que mon père ait gardé des souvenirs, attendu qu’il n’a jamais été du genre nostalgique. Quant à ma mère, c’est autre chose. De pure souche navajo, elle a fait le deuil de sa culture bien avant de venir au monde, quand son peuple a connu la Longue Marche avant de finir dans la réserve de Fort Sumner en 1864. Mais c’est une autre histoire et pas forcément de celles que j’ai présentement envie de raconter.

Toujours est-il que P’pa s’est décidé à ouvrir la malle. Sur le dessus il y avait une parka réglementaire de l’infanterie américaine, modèle 1944. Mon père a soigneusement déplié le vêtement et je voyais du respect dans ses gestes, une douceur que l’on n’aurait pas attendue de mains larges comme des battoirs. Les gens qui disent que j’ai hérité de sa carrure ne se rappellent pas du colosse qu’il était. Glissées entre les plis de la parka, il y avait cinq balles clippées pour fusil Garand, une croix de fer dont le svastika central avait été effacé au couteau, et une photographie. Je n’avais jamais vu les quatre types qui figuraient sur le cliché en compagnie de P’pa, mais je les ai reconnus aussitôt, de ce que j’en avais entendu raconter. Di Mazzo, la grande gueule ritale de Brooklyn qui envoyait chaque année de la charcuterie et du fromage calabrais à mes parents ; son fils continue de m’en fournir. Seth Bernstein, l’intello de la bande qui est devenu par la suite reporter de guerre avant de mourir en 1975 à Beyrouth. John « long shot » Breckman dont j’ai des nouvelles de temps à autre quand son emphysème lui accorde du répit. Et enfin Earl Corey, le gentleman sudiste que les gars appelaient « fillette » à cause de ses façons maniérées, jusqu’au jour où il s’est débarrassé tout seul d’un nid de mitrailleuses SS. Cinq jeunes types d’origines et de milieux sociaux complètement différents, qui sont devenus plus que frères en se retrouvant plongés dans l’enfer blanc de Bastogne. Mon père a souri comme à l’écoute d’une voix intérieure puis a ôté la parka.

En dessous, il y avait les magazines. Uniquement des « pulps » Real Western Stories et Western Action. Les couvertures accusaient le passage des ans, avec leurs couleurs fanées et les bords déchirés, mais elles avaient encore une sacrée allure. C’est d’ailleurs exactement ce que j’ai dit, « sacrée allure », et mon père m’a conseillé de surveiller mon langage avant d’ajouter :

« Là-dedans, fiston, il y a peut-être des choses qui vont t’intéresser. »

P’pa connaissait son garçon, pour sûr. Le soir venu, j’ai réglé la lampe de ma table de nuit et me suis plongé dans les aventures du shérif adjoint Lee Winters. Le premier récit m’a collé une sacrée frousse et je me suis retrouvé tremblant dans mes draps au cœur de la nuit. La faute en revient à Forlorn Gap, le patelin perdu où est stationné Winters, et qui se trouve être une sorte de porte vers l’étrange. On y croise des fantômes, des démons, et parfois même des divinités grecques. Lee Winters doit faire avec, mais ça ne lui cause pas trop de problèmes. Et puis il peut compter sur sa femme, la douce Myra, sans parler de Doc Bagannon qui tient le saloon et s’improvise philosophe.

Lee Winters est un homme de son temps, du reste comme tous les gens qui l’entourent. Il faut dire que Lon Williams nous parle d’un pays qui n’a pas encore de frontières. On peut s’aventurer à cheval dans les territoires indiens ou dans l’au-delà, c’est presque du pareil au même. J’ai retenu la leçon dans Bloodsilver, et cette préface me permet d’acquitter un prêt sur parole. Tant qu’on y est, parlons aussi des balles d’argent. Tout le monde croit que les loups-garous craignent ces projectiles depuis des siècles. C’est de la foutaise. L’idée est venue en 1940 à Curt Siodmak alors qu’il écrivait le scénario de The Wolf Man tout en écoutant la radio. Précisément le feuilleton du Lone Ranger, qui ne tirait qu’avec des balles en argent. Siodmak s’est dit que c’était la classe, et il a inclus aussi sec ce détail dans le récit qui devait devenir le chef-d’œuvre de la Universal, avec Lone Chaney Jr. en vedette. J’ai repris le coup des balles en argent pour les non-morts de mon roman.

Lee Winters et le Lone Ranger, voilà mes références, à quoi on ajoutera O’Henry. Et Edgar Allan Poe aussi, soyons juste, parce qu’il a su transformer le roman gothique anglais en fiction américaine. Avec ce qu’il faut de réalisme, à une époque où les gens se fichaient bien de lire parce qu’ils étaient trop occupés à façonner leurs mythes. Mais c’est le créateur de Lee Winters qui a été mon premier attrape-rêves.

Concernant Lon Thomas Williams, on ne sait pas grand-chose. L’auteur est né en 1890 et s’en est allé chevaucher dans les plaines célestes en 1978. Entre deux, il a vécu à Andersonville dont on se souvient qu’elle accueillait la pire des prisons confédérées durant la Guerre Civile. Ajoutons que sa petite-fille disait qu’il avait été enseignant, juriste et merveilleux grand-père. Pour moi, cela suffit à poser son homme.

Durant l’été et une partie de l’automne 1963, j’ai accompagné Lee Winters dans ses aventures. Seigneur, qu’est-ce que j’aurais aimé monter Cannon Ball, son cheval et meilleur ami ! Il y avait aussi un autre personnage, le juge Wardlow Steele, mais j’aimais moins. Le shérif avait pour lui d’être un homme simple, avec ses doutes et ses certitudes. Un genre de grand frère qui donnait l’exemple.

Et puis il y a eu le mois de novembre. Après, rien n’était plus pareil. On n’a jamais su vraiment combien il y avait de tireurs, un mystère plus étrange et terrifiant que les bizarreries de Forlorn Gap. J’ai remis les magazines dans la malle, mon père a fait encadrer la photo, et l’Amérique s’est efforcée de continuer de l’avant.

Aujourd’hui encore, je demeure persuadé que les choses se seraient déroulées autrement si le shérif adjoint Lee Winters s’était trouvé à Dallas.

Propos recueillis par Xavier Mauméjean.