XIX
M. Marcel Habert, conseiller municipal de Paris, craignait que les bonnes paroles de M. Steeg à la Chambre ne restassent de bonnes paroles et que la police ne fût pas renforcée. À l’Hôtel de Ville, il s’en ouvrit à M. Lépine, qui le rassura. La police serait renforcée. On avait déjà les sous.
En attendant, il fallait mériter la confiance publique. C’était le 25 qu’avait eu lieu l’attentat de Chantilly. Le 29, quatre jours après, le commissaire de Loménie avait déjà reçu un télégramme lui apprenant où retrouver l’un des bandits qui avaient opéré à la Société Générale. Cette rapidité étonnante cadrait trop bien avec les nécessités de la politique pour qu’on pût vraiment s’en étonner. Elle venait apporter une preuve de plus du fait que les exploits de la bande étaient en réalité autorisés par la police ; il y avait du héros chez ces révoltés qui jouaient leur tête, mais à leur ombre il y avait Lépine et Guichard qui gagnaient au jeu.
Catherine se promenait dans Berck, assez désemparée. Elle avait fermé sa porte aux quelques gens qu’elle connaissait. L’histoire de la mort du petit neveu de Mélanie l’avait jetée dans une espèce de rage. Devant elle, il y avait des enfants qui jouaient, et cela l’irritait. Elle remarqua un jeune homme avec un pardessus gris et une casquette de jockey, qui trimbalait une valise et un paquet, et qui semblait chercher son chemin. Où l’avait-elle déjà vu ? Une espèce de souvenir de banlieue et de fleurs printanières… Tout d’un coup, lui aussi l’aperçut, et il eut comme une hésitation, il la connaissait évidemment. Elle alla vers lui, instinctivement. Il sourit, avec une espèce de gêne. C’était presque un gamin, assez pauvrement habillé. Au moment même où ils se parlèrent, elle le reconnut : c’était lui qui lui avait tenu la main, à Romainville, chez les gens de L’Anarchie.
“Je ne me trompe pas, dit-il, c’est vous qui vous êtes trouvée mal, l’autre année…”
Elle fit oui, de la tête. Elle avait envie de lui prendre son paquet, trop lourd pour lui. Un pitoyable gosse, rongé par la maladie. Il ne voulut pas, et tout de suite :
“Vous savez, vaut mieux vous prévenir : c’est pas utile qu’on nous voie ensemble dans la rue. On me recherche…
— Allons chez moi ?”
Il hésita. Irait-il ? Et puis avait-elle saisi ce qu’il lui disait. Il baissa la voix : “Pour l’affaire de Chantilly.”
Qu’est-ce que ça pouvait faire à Catherine ? Ils gagnèrent donc la villa Baisedieu. Mélanie était déjà ressortie. Ainsi Catherine se trouva accueillir sous son toit l’homme à la carabine, le terrible Soudy lui-même, un enfant triste qui ne savait pas où poser son paquet, si pesant, avant de se mettre en quête de l’ami chez lequel il devait aller. “Oui, je me sentais surveillé à Paris. Après l’histoire de l’autre jour. Rien de précis. Mais je rencontrais tout le temps les mêmes figures. Je me suis énervé, alors j’ai télégraphié à un cheminot, Baraille. Un copain. Révoqué pendant la grève de 1910. Quelqu’un de sûr. Il ne livrerait pas un camarade. J’arrive…”
Il y avait des conserves. Ils mangèrent. Elle lui demanda des nouvelles de L’Anarchie. Il parlait d’une façon légèrement gouailleuse. Ce qu’il y en avait sous les verrous ! Et le plus drôle, des gens qui n’y étaient pour rien. Il avait une admiration sans réserve pour les autres, les vrais. Qui ils étaient, combien, là-dessus il était discret. Mais tout de même. Fier d’avoir joué sa partie à Chantilly. Qu’allait-il devenir ? Oh ! simplement se faire oublier. Il avait un peu d’argent, il passerait en Belgique. De toute façon, s’il était pris, ce n’était pas une grande perte. Une loque. Il n’en avait plus pour longtemps. “On dit ça, dit Catherine. Les médecins m’avaient condamnée, moi, et puis je ne suis pas morte.
— Moi, si on me condamne…”
La phrase se terminait par un geste de couperet. Soudy cligna de l’œil et rigola. L’enfant se vantait un peu. Quand ils eurent mangé, ils parlèrent du passé, de Libertad. De mille choses. De l’amour. Cela commençait comme toujours par des histoires sur l’éducation sexuelle, des airs de sceptique. Puis Soudy raconta sa propre histoire. L’amour, il avait connu ça. Deux ans qu’ils avaient vécu ensemble. Elle l’avait quitté. Le trottoir. Un an passe. Il la rencontre. Elle était bien arrangée, fardée, surprenante. Toujours elle, tout de même, et différente. Il la garda, mais pour quelques jours. Elle avait disparu, et lui il avait la vérole. L’amour…
On frappait à la porte. Qui pouvait venir à cette heure ? Catherine mit rapidement Soudy, son paquet, sa valise, dans la pièce de derrière. Elle ouvrit. Derrière le commissaire de Berck, un agent en civil, bien reconnaissable. Et ce brave M. Baisedieu.
On avait vu entrer un homme… Eh bien ? Comme on recherchait quelqu’un, Mlle Simonidzé serait assez aimable. Non. Elle répondait avec sécheresse, elle était chez elle, on n’avait pas le droit. Le civil la poussa de l’épaule, c’était inutile de résister. Ils regardèrent la pièce, et tout de suite ils allèrent au fond, là où il était.
Catherine sentait clairement qu’il fallait dire quelque chose : “Messieurs, ces manières sont inqualifiables et je vous prie de me montrer votre mandat de perquisition…”
M. Baisedieu agita le poing en murmurant quelque chose. C’était lui évidemment qui avait appelé la police. Mais déjà le flic avait ouvert la porte du fond : la pièce était vide. Soudy avait filé par la fenêtre ouverte. Les policiers se retirèrent avec des excuses, pas très convaincus. Baisedieu râlait. “Je vous dis, monsieur le Commissaire…”
Le lendemain matin, samedi, à la sortie du petit chalet du cheminot Baraille, l’homme à la carabine tombait dans une souricière : Jouin lui-même opérait, avec le commissaire spécial Escande. Il fut arrêté à la gare.
Une note de plus vint s’ajouter au dossier de Simonidzé (Catherine). Mais on ne pouvait pas l’impliquer dans l’affaire. Soudy avait déclaré qu’il avait été directement de la gare chez le cheminot.
On ne remarquait guère dans les journaux du lendemain, à côté des détails de cette arrestation sensationnelle, l’entrefilet annonçant le suicide du lieutenant Pierre de Sabran.
Le soir de l’arrestation de Soudy, la retraite militaire à Paris avait été menée avec éclat. Suivant les dernières ordonnances, on n’en avait pas publié l’itinéraire. Elle passa vers neuf heures devant la Bourse du Travail. On voulait une démonstration de force. Il y avait là une police en civil considérable. Quand la Marseillaise éclata, aux fenêtres du premier quelqu’un cria quelque chose qu’on n’entendit même pas. Immédiatement le cortège manifesta contre la Bourse, des pierres volèrent aux fenêtres, les cannes furent brandies, les poings agités. Il y avait là très peu de monde. Deux ouvriers qui étaient sur le pas de la porte furent littéralement lynchés, roués par les patriotes en délire. La Marche lorraine ponctua ce beau fait d’armes aux cris de Vive Poincaré ! Vive la France !
C’était la revanche de Belleville. Le capitaine Mercurot triomphait.
Sa belle-sœur cependant à Berck poursuivait une vie tranquille. Malgré M. Baisedieu qui marmonnait sur son passage et dont la femme s’essayait à toutes sortes de vexations ménagères contre Catherine. Mélanie écumait. “Mademoiselle est bien trop bonne. Ce serait moi…”
L’affaire de la rue d’Offémont (comme on appelait l’histoire de la mort du jeune Sabran) défrayait la presse, et apportait une espèce de diversion politique, dont le gouvernement allait pouvoir faire usage.
Au début d’avril, un mot de Victor apprit à Catherine la fausse couche de Jeannette. C’était un mot si triste, mêlé de propos sur la grève, sur la mort de Bédhomme, sur les manœuvres du Consortium. Catherine songea à la petite Judith Romanet, morte de n’avoir pas voulu d’enfant. Comme elle avait trouvé ça mal de cette malheureuse, quand après l’avortement Judith avait regretté de n’avoir pas gardé le mioche. Eh bien, pour Victor… c’est-à-dire pour Jeannette, elle éprouvait un sentiment tout autre, un regret infini. De quoi aurait-il eu l’air, ce petit ? Décidément bien des choses avaient changé dans sa tête. Elle se sentit soudain égoïste, dans son isolement. Tant de malheurs, de catastrophes autour d’elle. L’annonce dans les journaux du suicide, à Étampes, de la sœur de Soudy vint s’ajouter à cela. Cela n’avait rien à voir avec l’arrestation de l’homme à la carabine. Une histoire lamentable et simple, des parents qui s’opposaient à un mariage, et elle s’était tuée près du lit de son ami, comme ça, d’un coup de revolver. L’amour… L’accent terrible et railleur du petit Soudy lui revenait aux oreilles. Le monde est une machine sanglante à laquelle les êtres se déchirent comme des doigts arrachés.
Encore une fois, Catherine quittait Berck. À Paris, elle vint se remettre au service des grévistes, rue Cavé. L’atmosphère de la grève était bien changée depuis les jours de décembre. Il y avait tout de même de la fatigue et du désespoir. Les grèves de solidarité promises ne se déclenchaient pas. On avait de moins en moins d’argent. Le printemps de Paris est humide et froid. Des signes de lassitude apparaissaient dans les meetings. On n’arrivait jamais à rien. Le gouvernement n’avait pas pu faire céder les patrons, alors !
Par contre, Aristide Briand, ministre de la Justice, avait remporté à la Chambre un succès de séance en répondant à L’Action Française sur l’affaire Sabran.
Dans la soirée du 13 avril, une auto passant rue Cavé, au moment où les ouvriers sortaient du meeting, chargea les grévistes et plusieurs coups de feu en partirent qui n’atteignirent personne. On prétendit dans les journaux que c’était la bande Bonnot. À vrai dire, c’était une simple supposition : l’opinion régna bien plutôt parmi les grévistes que c’était une nouvelle attaque dans le genre de celle de mars qui avait coûté la vie à Bédhomme. En fait, jamais cet incident ne fut relevé par la suite au cours du procès de la bande. La Sûreté devait être fixée sur le caractère des automobilistes de la rue Cavé.
Le naufrage du Titanic, qu’on apprit par les journaux du 16, y chassa comme une romance entêtante presque tous les autres soucis des lecteurs. Plus près de toi, mon Dieu ! devint à Paris le cantique à la mode, et les illustrés représentaient le navire s’abîmant tandis que l’orchestre joue encore cette confondante jérémiade. La France oubliait du même coup Bédhomme, Pierre de Sabran et autres histoires déplaisantes.
Le 18 avril, à la Bourse du Travail, au milieu d’une angoisse générale, Fiancette prononçait l’oraison funèbre de la grève :
“La grève est finie. Certes, nous pourrions encore prolonger la lutte. Il n’y a pas aujourd’hui en circulation une seule voiture de plus qu’hier. Mais des défections d’un autre ordre se sont produites : bon nombre de chauffeurs qui travaillent ne versent plus à la caisse de grève. Celle-ci est maintenant vide. À quoi bon maintenant acculer à la misère, par l’éternisation d’une lutte sans issue immédiate, les meilleurs d’entre nous ? À quoi bon risquer dans une défaite complète et définitive l’avenir d’un syndicat aussi vivace aujourd’hui qu’hier ?”
Ce langage très humain, très sensible toucha le cœur de nombreux journaux. C’était bien là ce Fiancette, qu’on avait tout le long de la grève considéré comme un homme sérieux et dont les déclarations avaient toujours été telles, qu’on n’avait pas pu le tenir pour solidaire des actes répréhensibles des grévistes. “Je vous le disais bien, répétait Wisner à Joseph Quesnel, qu’avec cet homme-là on pouvait parler !”
On ne pouvait tout de même pas avoir la paix : la grève était finie, mais Wisner avait maintenant le souci de l’affaire Sabran. Cet imbécile de Brunel ! Et Diane qui n’allait pas bien…
Catherine se trouvait libre, et oisive. Ces quelques jours au service des grévistes l’avaient acquittée d’un certain poids. Victor vaincu n’était plus tout à fait le même pour elle, elle s’en délivrait. Elle avait même réussi à être assez amie avec Jeannette.
Le 19, les taxis roulaient dans Paris. La grève avait duré cent quarante-quatre jours. Le journal apportait la nouvelle de là révolte de Fez. Les Marocains se soulevaient. Mais ce qui retint Catherine qui lisait en attendant sa sœur Hélène rue Blaise-Desgoffe, ce fut le télégramme suivant de l’agence Reuter :
“Saint-Pétersbourg, 18 avril. – D’après un télégramme d’Irkoutsk, les désordres qui règnent depuis quelque temps aux laveries d’or de la Cie Lena sont devenus graves. Les soldats appelés pour rétablir l’ordre ont tiré sur les ouvriers. Cent sept de ces derniers ont été tués et quatre-vingts blessés. Il semble que l’événement se soit produit à six heures hier soir. Un groupe de grévistes, ayant vainement demandé la mise en liberté de quelques-uns de leurs camarades, marchèrent sur la mine de Féodesia. Les troupes bloquèrent la route et cernèrent les manifestants qui lancèrent quelques pierres. La troupe tira alors plusieurs salves.”
“Tu m’excuses d’être en retard, Katioucha, s’écria Hélène en se précipitant dans la chambre, j’ai dû ce matin aller à l’église de la rue Daru, à un service pour le Tzar !”