XI

Il y avait plus de deux mois que la grève durait. Grève politique. Avant les élections municipales, le patron de la fabrique avait signifié à ses ouvriers l’interdiction de former une liste ouvrière. L’un des candidats, face au renvoi, avait flanché. Le soir, à une réunion, il s’était expliqué. Ce n’était pas un homme jeune, il avait une femme et des gosses. Mais les autres avaient tenu bon. Et après les élections, le triomphe de la liste où figurait l’un des fils du patron, celui-ci avait licencié les réfractaires ; sept ouvriers.

Alors on s’était mis en grève, demandant leur réintégration, et par là non pas la reconnaissance des droits politiques qu’on avait, mais le respect élémentaire de ces droits. Le 10 mai, la grève s’étendait à toutes les usines de Cluses.

Le patron, un homme sanguin, autoritaire, avec des colères par bouffées, un vrai tyran même sur les siens, n’avait pas voulu céder, ni même transiger. Il entendait que les grévistes rentrassent chez lui en vaincus. Il avait demandé la troupe. Il l’avait obtenue. Elle s’était montrée molle à son gré. Il avait réclamé. On avait envoyé du renfort. Deux cent cinquante hommes de ligne et un escadron de dragons.

Cependant les officiers n’avaient pas su empêcher les défilés dans Cluses, les manifestations, les meetings. De Bonneville, de Scionzier, d’autres ouvriers horlogers venaient se joindre à ceux de Cluses. Une caisse de solidarité avait été constituée. Ces ouvriers, toujours à se plaindre de leurs salaires, et qui maintenant trouvaient des économies pour entretenir une centaine d’entre eux à ne rien faire pendant des mois ! Tout ça, c’était le travail du syndicat.

Le patron se savait les reins solides. Premièrement, sa fabrique fermée, il avait de quoi vivre, de l’argent placé. Mais même, les affaires ne périclitaient pas : il avait du stock assez pour tenir jusqu’à octobre. Il soupçonnait derrière cette résistance ouvrière la main de ses concurrents. Cela l’inquiétait. Il fit appel à la police, d’une façon confidentielle. Des gens lui furent envoyés qui s’établirent discrètement dans la ville et aux environs, qui se mêlèrent aux réunions, qui se lièrent avec des grévistes. À vrai dire ils ne découvrirent pas grand-chose, à part la liste noire qu’ils dressèrent.

Le député radical, un ancien ministre, était intervenu. Il avait fait au patron une visite extrêmement polie, il avait parlé avec les ouvriers, il trouvait toute cette affaire déplorable, est-ce qu’il n’y avait pas moyen de trouver un compromis ? Reçu d’une façon ironique, il avait battu en retraite, il avait expliqué aux ouvriers qu’on n’y pouvait rien : charbonnier est maître chez lui, et si le patron préférait fermer la boîte, qu’est-ce que ça serait pour eux ? Le chômage, la faim, la misère. Il les exhortait au calme, à la reprise du travail. Naturellement s’ils ne voulaient pas encore… La grève continua. Le syndicat la dirigeait. On ne baisserait pas pavillon. À vrai dire, cela commençait à devenir dur, malgré la saison, la sympathie dans les villages voisins, les petits travaux des champs qu’on pouvait entreprendre. Et puis il y avait derrière pas mal des grévistes des petits paysans de leurs familles qui leur apportaient des légumes.

Le patron avait un locataire qui était ancien chef de section principal pour la construction des chemins de fer du P. L. M. actuellement en retraite ; il lui avait loué un logement pour lui et sa femme. Cet homme détestait les ouvriers. Sa femme, qui des salons des sous-préfectures où elle était reçue avait gardé un vernis mondain, soupirait en regardant par les jalousies les défilés de protestataires. Le soir, on jouait au whist chez le patron. Le fils aîné, celui qui était conseiller municipal, son père, et le locataire. Sa petite fille de douze ans une fois couchée, la mère venait bavarder avec la femme du locataire. Il régnait autour de ces assemblées l’atmosphère des derniers jours de Versailles. Des récits sanglants, les souvenirs de la Terreur, de la Commune, faisaient les frais de la conversation, bien qu’aucune violence jusqu’alors ne se fût produite à Cluses. La peur grandissait.

Les quatre grands fils du patron auraient été assez facilement enclins à composer avec les ouvriers. Eux n’aimaient guère cette suspension d’affaires : ils ne pouvaient se contenter des rentes du père, qui leur coupait leur argent de poche. Et puis il y avait l’avenir, l’héritage, partagé en cinq, avec la mioche, et la mère par-dessus le marché, qui, elle, n’avait pas de ces accès cardiaques auxquels son mari était sujet. Les jours qui passaient sans qu’on pût apercevoir la fin du conflit accroissaient l’énervement de ces quatre hommes jeunes, confinés avec ce père autoritaire, dans une atmosphère de guerre civile. À la nuit, de mystérieux personnages, par la porte de derrière, venaient rendre des comptes, rapporter d’insignifiants incidents.

La troupe campait au-dehors, inactive.

Les officiers étaient formels : on ne pouvait forcer les ouvriers au travail. Pour intervenir, il aurait fallu un fait tombant sous le coup des lois.

On avait failli l’avoir quand un jour, le 18 mai, la foule avait manifesté devant leur maison, et que des pierres avaient été jetées, cassant des carreaux. Mais un de ces imbéciles qu’on avait dépêchés d’Annecy s’était laissé voir lançant des pierres. On s’était refusé à en tenir les grévistes pour responsables.

Et les brutalités des gendarmes avaient révolté les officiers de ligne.

C’était vraiment un peu fort. Un échange de lettres avec le préfet n’amena rien de bon. Les pourparlers repris échouèrent parce que les grévistes eurent l’incroyable audace de refuser de payer les carreaux brisés. Ce n’était pas seulement la somme à quoi le patron tenait : mais à leur faire reconnaître ainsi les violences. Eux, pas si bêtes, le voyaient venir.

Tout de même, est-ce que cela allait durer toute la vie ? Les soirées se faisaient plus sinistres dans la maison patronale. Le whist était abandonné : cela rendait Eugénie nerveuse quand on parlait du mort. Les rapports avec les autres industriels de Cluses étaient assez réservés. Des rancunes, la concurrence. Et puis ils trouvaient assez intolérable que ce vieil imbécile, pour une histoire de chez lui, entraînât chez eux une grève interminable. L’un d’eux même proposa de payer les carreaux cassés. Mais l’autre s’obstina : il voulait que ce fussent les ouvriers qui les payassent, sur leur fonds de solidarité. Pourtant les autres patrons n’auraient pas mal vu une intervention gouvernementale, une manifestation de force. Naturellement pacifique. Mais pour montrer aux ouvriers ce qu’on pouvait faire. Les effrayer un peu.

Ce petit mouvement de grève restait local, assez tranquille. Aucune tendance à l’élargissement, rien de menaçant. Pourquoi les autorités se seraient-elles mises dans de mauvais draps ? Le patron rétif était un homme de la droite, sa femme était toujours fourrée chez le curé. On retira les dragons et un des détachements d’infanterie. Des manœuvres du 14corps d’armée en fournirent le prétexte.

Ceux des soldats qui restèrent après le 10 juillet, une centaine de lignards, connaissaient maintenant tout le monde dans la population : même si leurs officiers avaient été plus énergiques, on ne pouvait guère attendre grand-chose de ces gamins, qu’on voyait à la brune se balader avec les filles du pays.

La pétoche grandissait dans la famille du patron. Les fils avaient des altercations avec leur père. Ils ne se sentaient plus en sûreté quand ils descendaient dans la rue, et on ne pouvait se confiner sans fin ! L’un d’eux, le plus jeune, avait une liaison avec une paysanne, du côté de Marignier. Un mauvais coup est vite arrivé. “Vous êtes assez grands pour vous défendre !” hurlait le père, exaspéré. Et si les grévistes avaient des couteaux ? “Armez-vous, et foutez-moi la paix !”

Cette idée fit son chemin pendant trois longs jours. Puis c’est le père lui-même qui donna à ses fils une adresse à Saint-Étienne où le conseiller municipal écrivit pour commander quatre fusils de chasse. Il devait y avoir un peu de confusion dans la tête paternelle, parce que cette fabrique ne faisait pas de fusils. Mais on reçut une lettre très polie, avec l’adresse et le catalogue d’une maison qui aurait sûrement l’affaire de ces Messieurs.

Ces Messieurs tout un soir discutèrent avec fièvre le modèle d’armes qu’ils allaient faire venir. Le whist était interrompu. Et le maire de Cluses, qui était ce soir-là en visite, fut consulté. C’était un grand chasseur. Il indiqua un modèle excellent pour le gros gibier. On chassait le sanglier en Savoie.

La sous-préfecture de Bonneville fermait les yeux, c’était on ne peut plus clair. M. le Curé qui se plaignait de la désaffection croissante de ses paroissiens disait que le gouvernement était complice du syndicat. L’ombre noire du petit père Combes dans les conversations ajoutait encore à la panique. La prochaine fois, ce ne serait plus des pierres qu’ils lanceraient, les émeutiers. Et maintenant que la troupe est réduite, nos vies mêmes sont exposées.

Le 12 juillet, la mère d’un des grévistes rencontra M. le Maire près de l’école d’horlogerie. Il faisait très chaud. M. le Maire s’arrêta pour souffler, il était midi, et puis la bonne femme avait fait plusieurs fois la lessive chez lui, quand il avait ses cousins de Lyon pour les vacances.

“Alors, la mère, votre garnement fait toujours la mauvaise tête ?” Elle répondait sans répondre : on ne pouvait pas trahir les autres, et M. le Maire savait-il combien c’était dur pour les pauvres gens ? Tout de même à son avis, au maire, c’étaient les femmes qui auraient dû la faire finir, la grève. Les mères, surtout. Parce que les jeunes, de nos jours, elles n’ont pas de cervelle, elles ne pensent qu’à la toilette.

La mère regardait son interlocuteur comme quelqu’un qui ne comprend pas très bien, et puis elle dit : “Mais est-ce qu’ils ne vont pas reprendre leurs ouvriers, ces gens-là ? Il faudra bien.” Alors l’autre éclata de rire, puis, très sévère, il raconta que ces Messieurs maintenant n’en pouvaient plus, qu’ils avaient acheté des fusils, et que si on les embêtait, dame ! “Je vous dis ça, rapport à votre gars !”

Le 16 au soir, au whist, l’histoire de Mme de Lamballe, sa tête au bout d’une pique, fit à tout le monde une nuit de cauchemar.

Le 17, à 9 heures du soir, il y avait encore eu un rassemblement des grévistes, une réunion, un cortège. Et les gendarmes, comme on chantait un peu, se jetèrent à nouveau sur la foule, frappant, poussant leurs chevaux sur les femmes. De derrière les fenêtres, les patrons suivaient la scène. Il y eut une altercation entre le maire qui disait qu’à la fin il fallait en venir à la manière forte et un capitaine de la ligne, encore tout indigné de ce qu’il avait vu : “Je ne comprends : pas, disait cet officier, est-ce qu’on les paie pour ça, ces gendarmes ?”

Ces brutalités incomplètes avaient pour effet, c’était clair, de mieux souder le bloc des grévistes. C’était trop ou pas assez. Il fallait en finir…

Quand, le 18 juillet, un cortège se forma, et qu’on sut qu’il était en marche vers la fabrique, puisqu’il venait de tourner à gauche de l’hôtel de ville, sur la route de Scionzier, la mère, tragique, serrant contre elle sa fillette, dans la salle à manger, se mit à sangloter. Les locataires étaient là : la femme entraîna la petite et sa mère dans une chambre, et leur fit boire de la fleur d’oranger. L’homme et ses hôtes, tinrent un conseil de guerre, derrière les volets barricadés en hâte. Il fallait faire vite. On entendait le bruit de la foule, les chants.

Alors les quatre fils prirent leurs fusils, et le locataire les suivit dans le petit pavillon qui surplombait la route.