VIII

Vers dix heures, Martha tombait à l’improviste rue Blaise-Desgoffe. Catherine l’avait oubliée : c’était presque incroyable que huit jours plus tôt seulement elle fût rentrée à Paris uniquement pour l’amour de cette écervelée.

D’ailleurs tout allait pour le mieux : avec Joris de Houten, tout s’était expliqué. Un imbécile de juge d’instruction. Un inspecteur de police qui avait voulu faire du zèle. Joris avait été trouver Clemenceau, qui le connaissait bien, qui savait quels services en certaine occasion le Hollandais avait rendus à la cause française, et Clemenceau était intervenu auprès du garde des Sceaux.

Des morts, pas question. Le nom de Clemenceau avait fait froncer le front à Catherine. Qu’est-ce que le fusilleur de Villeneuve-Saint-Georges venait faire là-dedans ? Pourquoi avait-il couvert le trafiquant de drogues ? Elle se prenait à nommer ainsi mentalement Joris de Houten, plus sans doute à cause de Clemenceau que par certitude. Avec tout ça, elle devait rencontrer Victor et la délégation des chauffeurs à la sortie du métro Arts-et-Métiers à midi et quart. Elle s’habillait en écoutant à demi Martha. Non, elle ne viendrait pas déjeuner au Champ-de-Mars. Elle se débarrassa de sa seule amie, et arriva avec un bon quart d’heure d’avance à son rendez-vous. Il faisait un temps de chien.

Les grévistes formaient une colonne de près de trois cents chauffeurs. Bachereau était avec Victor, et au bras de Victor il y avait une petite femme brune, très jeune, dont Catherine pensa tout de suite qu’elle aurait été jolie si elle avait été arrangée. “Ma copine, présenta Victor, la camarade Catherine dont je t’ai parlé.”

C’était trop ridicule, cette envie de pleurer. Pendant ces quelques jours, Catherine ne s’était même pas demandé s’il y avait quelqu’un dans la vie de Dehaynin. Cela ne la regardait pas, elle n’était pas amoureuse de lui tout de même. Jeannette Bernard travaillait rue de la Paix, chez Worth. Ce nom rappelait à Catherine les anciennes splendeurs de Mme Simonidzé, sa mère. Jeannette était habillée à la mode, comme Catherine, pourtant on ne pouvait pas s’y tromper, et au premier coup d’œil les vêtements mirent entre les deux jeunes femmes une barrière infranchissable. Cependant elles firent aussitôt bande à part au milieu des chauffeurs, et Victor les regardait ensemble avec une certaine fierté. Jeannette n’était pas moins jolie que Catherine. Elle avait un chapeau neuf, à grands bords, avec une espèce de montagne de tulle noir chiffonné, ce qu’on appelait alors un ennuagement. Il y avait un peu plus d’un an qu’ils étaient ensemble.

Il pleuvait. Ça n’avait pas cessé de la matinée. Il n’y avait pas de vent, mais une brume pénétrante, avec des averses périodiques, froides. Par la me des Fontaines, la colonne gagna la rue du Temple. Un barrage fermait à la circulation la rue Dupetit-Thouars où s’entassait la foule de la rue de la Corderie jusqu’à la rue de Franche-Comté. Il sembla à Catherine que c’était une foule énorme : il y avait peut-être quinze mille personnes. Bachereau n’était pas content.

“Une misère. Vous trouvez, vous, qu’il y a du monde ? On est quatre chats. Eh bien, quoi ? Quinze mille types à Paris, je vous dis que c’est la misère. Pour l’enterrement d’un ouvrier à Berlin ils étaient quatre cent mille. Et ici, pour Lafargue, pour Lafargue, non mais, vous imaginez !”

Il pleuvait, c’était une explication. C’était même inouï que tant de monde fût venu par un temps pareil : “Oui ? grognait Bachereau, et s’il faisait beau, vous diriez qu’avec un temps pareil l’ouvrier s’en va à la campagne.”

La foule ouvrière se pressait derrière le service d’ordre. Pas un flic en vue. Les deux corbillards attendaient dans la rue de la Corderie. Le cortège se formait. Les chauffeurs, regagnant leur place, le conduisirent. Il y avait en tête une musique et la foule des drapeaux rouges, une cinquantaine. Dans la rue étroite, sous la pluie, ils étaient comme de surprenantes flammes au-dessus des vêtements noirs. Tout un groupe de gens assez cérémonieusement habillés. Pas des ouvriers. Des chefs. Victor se pencha vers Jeannette pour lui montrer Longuet. On acclamait les grévistes au passage. Les gens portaient une églantine au revers ou au corsage. Jeannette en acheta deux à un vendeur, et fleurit Catherine. Leurs yeux se rencontrèrent en quittant la fleur de papier : et Catherine se sentit tout à fait émue.

Bachereau poussait le coude de Victor. “Les délégués étrangers !” Catherine regarda. Au premier coup d’œil on reconnaissait les Anglais. Il y avait un fort groupe de Russes, et Catherine s’intéressa surtout à eux. Victor ne put pas lui dire qui c’était. Au premier rang, il y avait une femme très belle. Quelqu’un dit que c’était la citoyenne Kollontaï, qui représentait le bureau étranger du Parti Socialiste russe. Elle parlait avec un homme petit aux pommettes saillantes, avec des moustaches d’un blond roux. Catherine pensait à sa mère fuyant la Russie, et l’esclavage conjugal. Et elle regardait cette femme jeune, mandatée par un grand parti révolutionnaire dans une capitale étrangère, et cela lui faisait très drôle, elle serrait le bras de Jeannette. “C’est une belle femme, hein ?” dit celle-ci. La beauté y était peut-être pour quelque chose. Mais c’était surtout l’idée de l’avenir social des femmes qui distrayait Catherine du monstre amer de la jalousie. Au-dessus des têtes, des pancartes oscillaient. Les sections du Parti Socialiste, les organisations provinciales, un groupe polonais… Quand le cortège s’ébranla, par rangs de douze, avec des porteurs de gerbes ou de couronnes rouges en avant des groupes, la lamentation des cuivres éclata. L’harmonie du XIIe jouait la Marche funèbre de Chopin.

Catherine faillit se disputer avec Victor. Ça l’agaçait, elle, que l’on jouât justement cette marche-là. Chopin… Chopin… Victor ne voyait pas ce qui la chiffonnait.

“Qu’est-ce qu’elle a, cette musique ? Elle est triste, tout à fait ce qu’il nous faut…”

Peut-être qu’il n’y avait pas que l’emploi d’une marche qui enterrait toute la bourgeoisie, et même les rois, qui mettait ainsi Catherine de mauvaise humeur. Mais il est de fait que ce petit détail lui gâta les obsèques. Surtout que rue du Temple, avenue de la République, boulevard de Ménilmontant, jusqu’à l’entrée du Père-Lachaise en face de la rue de la Roquette, l’Harmonie joua sans arrêt cet air, et lui seul. Catherine se heurtait à une de ses difficultés habituelles avec le socialisme. Un morceau de musique remettait pour elle tout en cause, elle doutait d’un parti qui enterre les siens au son de la marche de Chopin.

Bachereau ronchonnait aussi : “Quinze mille personnes pour Lafargue… Un gouvernement qui a devant lui une pareille misère peut tout se permettre.” Victor protestait. Bachereau insistait. Le journal du matin n’avait-il pas apporté comme un défi insolent aux grévistes la condamnation de deux militants du syndicat pour un article qui accusait le conseiller municipal, inventeur de la taxe sur le benzol, d’avoir touché de l’argent du Consortium ? Au moment où cette taxe réduisait toute une corporation à la grève, la justice bourgeoise décernait un brevet d’honorabilité à cette canaille, et envoyait en prison Guinchard, des Transports.

Le cimetière du Père-Lachaise est une étrange ville où des palais en réduction rappellent, mêlés à des tombes misérables, les splendeurs bourgeoises des morts. Des anges de Saint-Sulpice y veillent sur des palmarès de noms qui sonnent comme des conseils d’administration. Banquiers de bronze, dames marmoréennes, chapelles néo-helléniques, pleureuses aux stèles brisées, draperies de pierre, sanglots théoriques. Les arbres noirs sur le ciel gris. Le cortège derrière ; les corbillards chargés d’immortelles rouges, avec ses drapeaux, semblait interrompre une longue addition de capitaux et de revenus dans le petit gravier des allées. Les deux corbillards marchaient côte à côte. Il y avait entre les tombes une fuite, comme une course, de gens qui gagnaient le columbarium.

Le caractère de temple de ce monument éveilla encore l’esprit critique de Catherine. Il pleuvait toujours, une pluie fine. La foule était massée devant le columbarium et sur les marches de celui-ci, les orateurs parlèrent.

Catherine écouta avec impatience les premiers discours. Elle s’ennuya de réentendre Bracke qui traduisait le discours de l’Allemand Kautsky, Camélinat qui traduisait celui de l’Anglais Keir Hardie. C’était une espèce de ronron, qui ne lui apprenait rien. L’un parlait pour l’Internationale, un autre pour le Parti Socialiste belge… Elle entendit le vieux Vaillant, dont le nom éveillait ici le souvenir de la Commune et la dernière résistance des Fédérés entre les tombes. Elle entraîna Jeannette en avant, parce qu’elle voulait entendre ce que dirait la belle socialiste russe, tout à l’heure.

Une fumée grisâtre s’élevait du columbarium. Le vent maintenant la rabattait comme un crêpe sur les assistants. Tout d’un coup il sembla qu’ils venaient de se réveiller, les porte-drapeau relevèrent leurs rouges fardeaux, des applaudissements éclatèrent : sur les marches du temple où allaient brûler les corps des deux Lafargue, un homme gros, pathétique et barbu venait d’apparaître. Catherine, sans qu’on lui dît son nom, ne pouvait s’y tromper : trop d’images avaient popularisé l’apparence de Jaurès. Elle, par avance, lui était hostile. Par principe. Comme à la Marche funèbre de Chopin. Avec un mélange de bonnes et de mauvaises raisons, où prédominaient les mauvaises. L’horreur de l’engouement pour un chef. Peut-être plus qu’on ne pouvait le penser, un préjugé qui venait de conversations autour d’elle : sans en avoir le moins du monde conscience, et révoltée si on le lui avait dit. Pourtant, même le commandant Mercurot était pour quelque chose dans cette méfiance à l’égard de Jaurès. Elle trouvait le célèbre tribun grandiloquent.

Il l’était, de fait. Mais il y avait en lui une violence convaincante. Le chant méridional de sa voix agit sur Catherine, malgré elle : “… Lafargue, avec les vivacités de son tempérament, avec les soudainetés de ses colères ou de ses ironies, était toujours ramené vers l’action centrale du Parti par son dévouement, par un idéalisme permanent et incomparable, par une pensée fervente d’unité socialiste…”

Un idéalisme permanent ! Catherine avait envie de protester. Lafargue idéaliste ! Allons, c’était encore du Chopin, et du pire.

“… Lafargue avait hérité de la pensée des philosophes français du XVIIIe siècle… Voilà plus de cent ans, depuis notre Babeuf, que le socialisme est en route… "

Pas un mot de Marx. Jaurès avait mis quelque emphase sur le possessif : notre Babeuf. Catherine ne pouvait s’empêcher de penser que l’orateur écartait Marx comme Allemand. Pourtant, elle subissait le charme de cette voix : “… Il est bon que les aînés soient là pour marquer la rectitude du sillon.” L’enthousiasme, autour d’elle, était contagieux. On avait oublié la pluie.

Après le tumulte qui avait suivi les derniers mots de Jaurès, le Russe, que, rue Dupetit-Thouars, Catherine avait vu parler à la citoyenne Kollontaï, prit la parole, et on l’écouta poliment : “Bien avant notre révolution, disait-il, pendant la période qui la précéda et la prépara, nos prolétaires conscients, nos social-démocrates avaient appris à considérer Lafargue comme un des plus grands et plus profonds propagateurs des idées marxistes. Ces idées si brillamment confirmées par toute notre expérience de la lutte des classes pendant la révolution et pendant la contre-révolution en Russie, furent le drapeau autour duquel se pressa en rangs serrés cette avant-garde du prolétariat russe, qui sut porter de grands coups à l’absolutisme et sut défendre la cause du socialisme, de la révolution et de la démocratie, malgré l’indécision et les fluctuations de la bourgeoisie libérale…”

“Qui est-ce ?” demanda Jeannette à un voisin. C’était le délégué du Parti Social-Démocrate russe, le citoyen Lénine.

Au nom des socialistes-révolutionnaires, le citoyen Roubanovitch lui succéda. Catherine pensa soudain au manifeste superbe par lequel en 1904 les socialistes-révolutionnaires avaient réclamé la responsabilité de l’assassinat du ministre de Plehve. Et elle se rappela sa brouille avec Jean, pendant un déjeuner, au retour de Cluses, sur ce sujet même. Roubanovitch parlait au nom des révolutionnaires qui étaient au fond de la Sibérie, et tout le romantisme des bagnes politiques oppressait Catherine. Il y avait plus d’un an qu’Egor Sergéievitch Sozonov s’était tué, lui aussi, là-bas, était-ce à Irkoutsk ? Elle ne savait plus bien. Six ans après l’exécution de Plehve. Mais Catherine revint de Sibérie parce que maintenant c’était Kollontaï qui parlait.

Ce qu’elle disait, Catherine n’y prêta pas attention. Ce fut d’ailleurs une allocution très brève. Elle parlait des fleurs qu’on dépose sur les tombes, elle parlait des immortelles rouges, des sentiments des femmes socialistes de Russie. Les femmes socialistes de Russie… Au-delà des mots, ce fut l’instant le plus émouvant de la journée pour Catherine. Les femmes socialistes de la Russie… Ces mots étaient pour elle un alcool véritable. Ce n’était pas un rêve, il y avait là une femme qui parlait en leur nom. Toutes les images russes feuilletées chez elle, contredites. Les paysannes inclinées devant le barine. Les femmes agenouillées devant les icônes. Les femmes socialistes de la Russie…

Un autre orateur parlait. Une bourrasque de pluie s’abattit soudain, si violente, que tout le monde se sauva. L’orateur restait sur les marches du columbarium, au milieu des arbres noirs et une fumée toujours plus épaisse s’élevait au-dessus de sa tête dans les torrents du ciel.