V
Que savait Catherine des ouvriers ? Rien. Ce n’était pas d’avoir fréquenté quelques anarchistes, pour la plupart recrutés parmi les typographes, c’est-à-dire dans une catégorie qui a ses particularités, où s’est développée déjà une culture bien spéciale, et avec elle des traits idéologiques de la petite bourgeoisie, ce n’était pas d’avoir connu Libertad et quelques autres qui l’eût familiarisée vraiment avec les ouvriers.
Ils lui étaient au fond aussi lointains qu’à Mme Simonidzé, aussi parfaitement étrangers. Est-ce qu’elle se faisait une idée quelconque de leur vie ? Non. Elle ne savait rien de l’enfance ouvrière, différente de celle qu’elle avait eue, comme le cauchemar d’un sommeil calme ; dans son monde, l’être humain rarement avant vingt ans acquérait ce sentiment de responsabilité qui fait l’adulte ; tandis que, garçons ou filles, dans le monde ouvrier la vie, à proprement parler l’enfer, commence bien avant l’achèvement de la croissance, avant même la puberté. Cela creusait encore entre Catherine et eux un fossé de différences. Il y avait aussi les problèmes, les importants problèmes qui se posaient pour elle, et qu’elle avait l’impression toujours, parlant avec un ouvrier, que celui-ci ne comprenait pas : non pas tant qu’il n’en trouvât pas la solution, mais comme s’il ne fût même pas arrivé à se les poser.
Cela, se masquant derrière des difficultés de langage, de vocabulaire, en imposait à Catherine pour une infériorité de leur part. Elle ne voyait pas que, bien souvent, tout était à l’inverse : c’était elle qui avait encore à discuter ce qui n’était en réalité que vestiges d’un autre siècle, et c’est peu dire, d’un autre monde. Et ils n’avaient pas des heures non plus à donner aux arguties, ils avaient leurs problèmes à eux, autrement pressants et immédiats.
Catherine ne se faisait aucune idée de ce qu’est la journée de travail. C’est peut-être ce qui sépare avec la plus grande netteté la bourgeoisie du prolétariat. Les bourgeois parlent avec abondance de ceux d’entre eux qui travaillent. Mais le travail au bout duquel la subsistance n’est pas seule assurée, le travail dont on ne sort pas avec juste le temps nécessaire pour récupérer les forces de la journée de travail du lendemain, le travail de celui qui possède, en un mot, de celui qui amasse ne peut être comparé au travail ouvrier que par l’effet d’un abominable jeu de mots.
Il y a particulièrement ce travail de l’usine, où l’homme de la sirène de l’entrée à la sirène de la sortie, est possédé par le minutage, et les longues heures ainsi débitées à un geste près… Il y a le retour à la maison, mot ironique, et le dénuement, les difficultés de chaque chose, le long désir de chaque objet nécessaire ; il y a enfin la non-garantie du lendemain, l’orage toujours possible, la boîte qui ferme, le chômage. Cette chose incompréhensible et soudaine.
Catherine, qui trouvait abominable qu’il y eût des exploités et des exploiteurs, ne savait pas à quel point elle avait raison de trouver ça abominable. Sa vie, à elle, constituait le plus grave obstacle à la connaissance d’hommes dont la vie était si différente. Il y avait entre elle et eux le petit mandat de Bakou.
Rien d’extraordinaire donc à ce qu’elle ignorât aussi profondément le mouvement ouvrier que la vie ouvrière. Elle n’avait jamais pu, dans ses accès de curiosité passagère, s’attacher aux questions vitales d’une classe dont elle ne connaissait pas les réelles conditions de vie. Les débats autour desquels se jouait l’histoire, les luttes par exemple des réformistes, des anarcho-syndicalistes et des guesdistes en France lui étaient lettre close. Le mot syndicat n’évoquait pour elle qu’un monstre d’ennui, et de préoccupations bureaucratiques qu’elle dédaignait. Tout pâlissait, dans ces combats de l’organisation quotidienne, devant les feux de la Révolution auxquels elle ne manquait jamais de les comparer. Les attentats politiques, l’éclat d’une bombe dans un lieu public, avaient à ses yeux toute la force lyrique, le prestige, qu’elle reprochait avec une moue à tout “ce socialisme” d’ignorer.
Victor était pour elle un type humain absolument nouveau. Sa façon de parler, si choquantes que fussent ses idées, elle y voyait quelque chose d’exceptionnel, n’ayant jamais rencontré ces militants qui sont l’avant-garde de la classe ouvrière, rompus dès la jeunesse à la parole et à l’action.
Enfin, c’était peut-être un homme, que Catherine suivait ce soir-là, dans sa Wisner, vers la Bourse du Travail. Ils eurent de la peine à la ranger pas trop loin de la rue du Château-d’Eau, il y avait partout des taxis abandonnés le long des trottoirs. Dans les petits cafés du voisinage, on discutait ferme : des chauffeurs sortis un instant se restaurer. Victor serra des mains en passant. La grande salle de la Bourse était pleine à craquer. Un bain de vapeur. Les gens y fumaient depuis près de trois heures. Un orateur parlait au milieu du tumulte. Une foule de chauffeurs debout, dans ce costume de travail qui tient de l’uniforme et de la livrée, mais que le goût individuel fait varier avec d’infinies ressources. Des vieux, qui avaient été longtemps cochers de l’Urbaine, et qui appelaient à la sagesse. Derrière la tribune, des hommes fatigués, à la voix cassée, les yeux vifs. Catherine tombait en pleine bataille.
Elle craignait, suivant Victor à travers les travées, au milieu des chauffeurs debout parmi lesquels quelques femmes dont l’aspect contrastait singulièrement avec le sien, d’exciter la curiosité, et peut-être davantage. Mais on n’avait guère le temps de prêter attention à elle. Quelques regards des plus voisins. Un léger étonnement sur un visage. Victor, arrivé avec elle au pied de la tribune, dit rapidement à quelqu’un : “Une camarade”, puis ils se mirent très vite l’un l’autre au courant. Catherine ne pouvait pas suivre la conversation. Un chiffre y revenait, qui sonnait aussi à la tribune. 33 %… 33 %… Quelque revendication sans doute.
Il y avait dans le pourtour de la grande salle de perpétuels va-et-vient. Sur le plateau, derrière la tribune, surgissaient des émissaires, mystérieux pour Catherine. Il ne semblait pas que l’orateur, qui était certainement le centre de la colère des spectateurs, fût celui de leur intérêt. Catherine en route n’avait même pas demandé à son conducteur le sujet du meeting. Elle arrivait à peine à Paris. Le mot de grève, qui volait de bouche en bouche, ne la toucha point d’une façon directe. Elle s’intéressait davantage à l’aspect des gens, à la colère subite d’un chauffeur qui, de sa place, désignait à trois rangs plus loin, un grand diable aux épaules carrées : “Je vous dis que je le connais ! C’est pas un chauffeur, nom de Dieu ! On n’a pas besoin de flics ici !” Sous les huées, l’orateur venait de disparaître. On applaudissait celui qui lui succédait, un des dirigeants du syndicat. Victor cria : “Vive Fiancette !” et reprit avec un petit chauffeur rougeaud une conversation où il était sans cesse question du garage de la rue de Charonne et de la Métropole, la grande inconnue dans toute l’affaire. À la Française, ça marchera.
Il était près d’une heure du matin quand le président du meeting, au milieu d’un bruit fantastique, se leva pour lire un petit papier. Dans l’étrange silence tombé tout à coup sur plus de deux mille chauffeurs, la décision de grève pour le matin même fut mise aux voix. Elle fut votée d’enthousiasme, et la salle, debout, chanta l’Internationale.
À la sortie, Catherine, que le spectacle avait distraite d’elle-même, se sentit brusquement dans cette foule ballottée, étrangère. Elle allait retomber à la nuit. Une détresse la prenait de se séparer de Victor. Elle lui dit : “Où allez-vous, maintenant ? – Pardi, au pieu ! Il n’y a pas grand temps pour dormir pour être à six heures aux piquets de grève.”
Quelque chose se brisait en Catherine. Elle avait honte aussi un peu de ses pensées. Qu’est-ce qu’elle était allée s’imaginer ? Maintenant c’était la bataille, Victor avait ses tâches de gréviste, et elle… “Dites-moi, camarade, est-ce que je ne puis pas être bonne à quelque chose ? Dans la grève ? Il n’y a pas pour une femme qui donnerait son temps…” Victor hésitait, ne voyant pas. Catherine insistait. Elle se mettait à la disposition des grévistes. Il y avait dans sa voix une supplication. Cela, Victor le sentit bien, et c’est peut-être pourquoi il dit : “Eh bien, venez ce matin vers neuf heures rue Cavé, à Levallois, à la maison des syndicats. Peut-être bien…” Lui, il devait garer sa bagnole avant de rentrer. Pourtant il lui proposa de la déposer chez elle. Sans conviction, à vrai dire. Elle eut tout juste le sens de refuser.
Quand la petite Wisner rouge partit, Catherine resta sur le trottoir à la regarder s’éloigner vers Barbès. D’autres taxis démarraient dans toutes les directions, la foule du meeting se dispersait. Un agent la fit circuler avec des mots obscènes. Elle le dévisagea, surprise. Elle se souvint soudain qu’elle était sans chapeau, à une heure du matin, devant la Bourse du Travail.