XVIII

1908 ne valait guère mieux. Catherine chaque jour sentait peser davantage l’inutilité, l’absurdité de sa vie. Ou de la vie, comme elle disait. Possible que depuis des siècles que les femmes trouvent normal d’être assises à faire de la broderie derrière les brise-bise des fenêtres ou à se balancer d’un réverbère à l’autre à un coin de rue, attendre les hommes fût la fin dernière de leur existence. Catherine ne pouvait s’y résigner.

Sa part d’illusion avait été bien courte : quelques jours de juillet en Savoie, avant la fusillade de Cluses. Quand l’espoir, l’insensé, le vague espoir renaissait en elle, c’était l’idée de l’amour qui tout à coup s’emparait de Catherine. Ah ! si elle eût aimé quelqu’un ! Mais soudain, il lui apparaissait dans l’amour toute la tromperie du monde. Aimer ! Brusquement se trouver à la merci d’un homme, et ce serait bientôt pour elle comme pour toute autre, l’esclavage, les longues heures, la broderie derrière les brise-bise. Eh bien, non.

En attendant, elle remontait le cours des heures, des jours, des semaines, avec une lassitude épouvantable. Encore une saison d’épuisée ! Le plus beau printemps du monde, l’été le plus torride s’éteint après tout un jour, et c’est le raisonnable automne, l’hiver sans hypocrisie. Vous qui vous êtes bien ennuyés les jours fériés, peut-être comprendrez-vous toute la vie de Catherine. On ne sait pas pourquoi, mais on veut profiter d’un jour de liberté, on s’en va avec des gens qu’on connaît, de la famille dans un lieu de pauvres arbres et de poussière. Cela s’appelle la campagne. On marche un peu plus loin parce que ça sera mieux là-bas. On croise d’autres groupes du même genre qui ont fait le même raisonnement en sens inverse. On parle. Les gens ne s’étonnent pas de parler. Conversations. À l’émerveillement près, la conversation est un jeu qui ressemble au kaléidoscope. Vous secouez un homme, et ses mots forment de nouvelles étoiles idiotes. Avec le soir vient lentement la fatigue, et il y a un long chemin pour s’en retourner chez soi. Sous les trains de banlieue qui reviennent à la nuit, comment se fait-il que l’on ne se jette pas davantage avec les stupides bouquets de branchages du désœuvrement ?

Catherine avait ce qui s’appelle des amis. Elle allait chez eux, elle s’asseyait dans une bergère. On posait des petits fours près de chacun sur des tables gigognes. Les pensées et les paroles tournoyaient dans une lumière d’abat-jour roses. Il y a au milieu de la pièce un grand désert ou une prairie, un tapis de la Savonnerie avec des fleurs pâles. Des femmes sont accrochées au décor suivant la disposition des chaises, avec des robes intéressantes, laissant tomber de leurs épaules l’étole de martre, ou le renard sitka. Elles tournent leur buste gainé et leur chapeau pareil à un saint-honoré, penchant soudain tout l’édifice sous le poids d’une histoire racontée. Un brouhaha dans l’antichambre annonce de nouvelles visiteuses.

Il y avait aussi les Grands Magasins où pourtant s’épuise si bien le temps des femmes. Il y avait les thés, et la musique. Catherine ne détestait pas les concerts. C’était même à peu près tout ce qui lui donnait la force de continuer cette étrange vie habituelle, qui ressemblait au macramé, alors à la mode. À force d’ennui, Catherine allait même au jour de sa sœur.

Alors tout d’un coup ça la prenait comme une fièvre. Elle se mettait à regarder un homme, le premier qui lui plaisait. Elle était belle, Catherine. Et cela faisait quelques jours de romance tzigane. Tout de même, en fermant ses bras nus sur un nouvel amant, elle n’oubliait jamais tout à fait l’entresol du rendez-vous, la garçonnière, la chambre d’hôtel, tout le cadre social grotesque, comme un pantalon retiré sur une chaise, quand on le regarde du lit, après l’amour.

L’intérêt des causeries populaires du XVIIIe s’était beaucoup épuisé pour Mlle Simonidzé. Elle avait espacé ses visites à Libertad. Une impression de stérilité et de mort la saisissait aussi bien parmi les anarchistes que chez Martha Jonghens. Tout de même, le bizarre, le baroque, la lassaient. Le soin que la plupart de ces révoltés apportaient à leur propre personnage, dans le vêtement ou le port du poil, à la fin l’irritait comme les chapeaux des dames ou les statuettes sur les cheminées des salons. L’orthographe d’Anna Mahé, on pouvait en pleurer, à ses heures. Il y avait du bavard chez Libertad, et puis Catherine ne partageait pas sa haine des contrôleurs de métro. Des hommes comme les autres, après tout.

Pourtant vers le milieu de novembre, après une aventure écœurante avec un petit imbécile qu’elle avait rencontré au Palais de Glace, Catherine eut le désir de revoir Libertad, de l’entendre encore parler. Du culte des morts, par exemple, un de ses thèmes favoris. Comme il secouait la tête, furieux, parlant des enterrements, des statues, des cimetières ! Elle prit le Nord-Sud et descendit à la station Abbesses, vers le soir.

Quand elle arriva rue du Chevalier-de-la-Barre, il y régnait une animation extraordinaire. Des cris montaient. Catherine tombait dans une bagarre. La police dispersait un rassemblement. Les flics comme une nuée s’étaient abattus sur ce coin de Montmartre, dans les escaliers idylliques, chers aux chansons du Chat noir. Ces brutes râblées, bien nourries, avec la nuque rougeaude, qui sort du col réglementaire, étaient en pleine action, les gens fuyaient sous les coups de mtraque, et au centre, quatre ou cinq vaches s’acharnaient sur un homme à terre. C’était Libertad.

L’infirme, couché sur le dos, se défendait avec ses béquilles, on les voyait tournoyer en l’air. Leur pèlerine roulée sur le bras, les flics essayaient de lui arracher ces armes improvisées, et de toutes leurs forces ils envoyaient des coups de pied sur l’homme tombé. Catherine voyait les jambes brisées de Libertad, avec les pieds nus et sans force dans les sandales, comme une sorte de pitoyable chiffon. Elle n’apercevait pas son visage. Elle entendit sa voix. Elle se précipita vers lui.

À ce moment elle reçut un coup de poing au menton, et elle perdit connaissance. Elle revint à elle au commissariat des Grandes-Carrières, un des plus ignobles de tout Paris. On l’y interrogea sur son nom, son adresse. Pourtant on ne fit pas de difficulté pour admettre qu’elle s’était trouvée là par hasard. Il semblait que quelque chose gênât le commissaire. Il était pressé, il avait peut-être du monde chez lui ce soir-là. Enfin il ne semblait pas tenir à avoir de grands détails sur la scène à laquelle avait assisté Mlle Simonidzé. On la renvoya chez elle.

Elle ne put pas le lendemain remonter rue de la Barre pour prendre des nouvelles de Libertad, elle avait promis sa soirée à Martha. Ce fut là tout au moins l’excuse qu’elle donna à sa négligence. Le surlendemain, elle passa à l’imprimerie, rue Montmartre. Libertad n’y était pas. Un de ses camarades de travail apprit à Mlle Simonidzé que le directeur de L’Anarchie était mort.

Il avait succombé à la suite des coups reçus rue du Chevalier-de-la-Barre. Une hémorragie intestinale l’avait emporté.

L’Anarchie du 19 novembre mentionna ce fait en passant, dans une petite note pour annoncer le changement de direction. Aucun détail sur la mort, pas d’article nécrologique. N’est-ce pas, Libertad détestait cela, il appelait cela le culte de la charogne. Un homme tombe, le monde continue à tourner.

Le même jour, Catherine et sa mère dînaient chez les Mercurot. Martha Jonghens et Joris de Houten vinrent après le dîner, et Catherine se souvint de ce que Martha lui avait rapporté des propos de Joris sur Libertad. Assurée qu’il avait été trompé, elle voulut lui en infliger la démonstration, et le prenant à part elle le mit au courant de ce qui s’était passé. Joris, frisant sa moustache, eut surtout l’air d’entendre ce qui touchait Mlle Simonidzé. Pourquoi Mlle Simonidzé allait-elle s’exposer ainsi ? Que voulait-on, la police n’est pas un jeu. Catherine s’en était tirée à bon compte cette fois.

Mais Libertad, Libertad, dont Joris avait dit qu’il était de la police ! M. de Houten secouait sa tête, et regardait Martha à la dérobée. Ravissante, un peu bavarde, pourtant. Il lui avait bien dit d’avertir Mlle Simonidzé, mais pas de sa part. Il soupira, enfin ! “Que voulez-vous, chère mademoiselle, la police parfois peut être amenée à frapper les siens…”

Phrase horrible, qui révolta Catherine au point qu’elle ne se demanda pas quel intérêt M. de Houten avait à s’acharner ainsi sur le malheureux infirme, tombé sous les bottes policières. Elle ne se demanda pas pourquoi il fallait absolument à Joris de Houten l’élégant ami de Martha, que la mémoire même du typographe Albert Libertad fût salie, et qu’au sang du martyr se mêlât la boue immonde de la Préfecture.