VIII
M. de Houten posa le verre de Tokay que Mme Simonidzé venait de lui offrir, et regarda tout ce qui l’entourait avec une grande politesse : des-photographies d’Interlaken, les soieries persanes, Hélène dont Mercurot tenait déjà tout à fait officiellement la main, une balalaïka accrochée au mur, Mlles Jonghens, Catherine et le portrait de Grigori.
M. de Houten avait presque l’âge de Mme Simonidzé, et une grande connaissance de l’Europe. Aussi avait-il su se retrouver une foule de relations communes avec son hôtesse. Le petit froid du printemps dissipé par un feu de bois se teintait, rue Blaise-Desgoffe, d’un certain romantisme cosmopolite, où Mme Simonidzé avait plus que jamais l’air princesse déchue.
Les débuts de la guerre russo-japonaise faisaient à vrai dire tous les frais de la conversation. M. de Houten, vivant en France, était républicain. Il souriait des sorties de Catherine, qui voyait dans la guerre les prémisses d’une révolution, et l’émancipation de la Géorgie et des femmes dans la victoire du mikado. Il avait lu Tolstoï. Le régime de la Sibérie ne pouvait évidemment pas durer éternellement.
Et le milliard des Chartreux ? Ici Mercurot sortait de son mutisme. Qui est-ce qui nous débarrasserait à la fin de Combes et de sa clique ? Ah ! si Marchand avait voulu ! Catherine était combiste. Elle défendait le général Picquart. Hélène était furieuse contre elle. Mlles Jonghens s’étonnaient.
Le scepticisme égalisateur de Mme Simonidzé passait sur tout cela avec la fumée de sa cigarette. Le visage ridé sous les cheveux gris se plissait très près des yeux qui étaient tout ce qui subsistait d’une beauté récente, comme deux charbons dans la poussière.
M. de Houten trouvait ce nihilisme très distingué.
Martha Jonghens, avec son sourire un peu hésitant, et un regard circulaire, affirmait que ce qui comptait dans l’existence, c’était après tout ce qui se passait dans notre sphère, ce sur quoi nous pouvions directement agir : assurer l’existence des siens, faire sa tâche quotidienne… N’est-ce pas, mon ami ? Son regard quêtait l’approbation de M. de Houten. Et la trouvait, respectueuse, cérémonieusement caressante.
La moustache blonde encore du Hollandais s’abaissait en même temps que ses cils comme pour mieux marquer l’estime profonde qu’il avait de l’aînée des demoiselles Jonghens. La cadette feuilletait, comme irrésistiblement, L’Illustration qui traînait sur le petit meuble de chez Krieger.
Catherine sentait très vivement ce qu’il y avait d’inadmissible, de faux ; pour tout dire de conventionnel dans cette acceptation du monde tel qu’il est qu’exprimait presque chaque parole de Martha, dès qu’elle ne parlait pas de sa pension, des inquiétudes que lui donnait son frère Blaise, ou de quelque autre souci direct, et lié à sa vie. Mais elle passait cela à la jeune femme comme une espèce de rançon à une vie dont la noblesse la touchait, l’indépendance. La condition sociale de Martha éclipsait pour Catherine une certaine insuffisance de ses propos.
À la pension Jonghens, il y avait des petites soirées où les Simonidzé, Mercurot, les pensionnaires se retrouvaient avec toute la famille Jonghens, un couple américain. On faisait salon, puis Hélène se mettait au piano. Elle chantait. Des demoiselles anglaises lui caressaient les bras et lui entouraient la taille. Tout le succès était pour elle. Puis on faisait un peu tourner les tables, ou on jouait aux petits papiers. Solange Jonghens se laissait faire la cour par le mari américain, une espèce de brute, avec le poil ras.
C’est à une de ces réunions que Catherine rencontra le capitaine Thiébault. Jean Thiébault était à l’École de Guerre, et c’était M. de Houten qui l’avait amené. Il paraît que c’était un esprit supérieur dans sa partie. Il saurait très bien faire tuer les autres. Cette formule, dans la bouche du Hollandais, était une flatterie aux idées de Catherine. La moustache blonde se retroussait, carnassière, sur une dent d’or. Enfin le capitaine Thiébault avait devant lui une belle carrière.
Dans l’entourage de sa sœur, Catherine avait rencontré assez d’officiers pour reconnaître à celui-ci une qualité exceptionnelle. Il ne parlait pas comme les autres, il n’avait pas cet affreux et uniforme bagage de conversation qu’elle leur connaissait à tous. À lire le journal du matin, on ne pouvait pas deviner ce qu’il raconterait le soir. Un homme très bien élevé, mais tout de suite avec elle d’une extraordinaire rudesse. Elle sentait pourtant qu’elle l’attirait. Elle lui sut gré d’une franchise assez violente, elle apprécia les condamnations qu’il passait sur tout ce qu’il pouvait croire, à première vue, le monde de Mlle Simonidzé. Elle ressentit le besoin de lui prouver qu’elle n’était solidaire ni des Jonghens, ni de Brigitte Josse, ni de sa sœur, ni de Mercurot. Elle éprouva pour la première fois que de simples déclarations ne seraient pas probantes. Elle eut l’envie d’exercer une séduction intellectuelle, et elle eut honte de ses robes le jour qu’ayant rendez-vous avec le capitaine pour aller au Salon des Artistes français, elle les étala sur le lit et les chaises, sans pouvoir se décider à choisir.
La vie du capitaine Thiébault était tracée toute droite devant lui. Il serait breveté, il parcourrait l’échelle militaire jusqu’en haut. Il commanderait. Il serait un chef aimé de ses hommes. Il était bon. Catherine éprouvait cette force et cette bonté comme un grand calme. Elle se sentait en sécurité quand il était là. Ce n’était pas comme avec les autres hommes. Aucune inquiétude. Elle savait à peine comment il était physiquement. Elle n’avait pas idée de lui appartenir comme des hommes médiocres lui en donnaient d’une façon passagère l’irritante envie fébrile. Leurs relations n’étaient pas une complicité. Il n’y eut aucune déclaration de l’un à l’autre. Ils trouvèrent naturel, très vite, de se revoir chaque jour. Au moment de se quitter, ils prenaient un rendez-vous pour le lendemain. Simplement.
Thiébault ne regardait les propos de Catherine ni comme des boutades d’enfant, ni comme des incongruités. Il avait en face d’une idéologie qui n’était pas la sienne l’attitude d’un savant en face d’une théorie à discuter. Un point facilitait leurs conversations, le seul qu’ils eussent en commun : le capitaine ne croyait pas en Dieu. Sans doute devait-il avoir une conception de la Patrie, et de toutes sortes de choses de ce genre, mais elles gardaient pour lui le caractère d’objets pour usage personnel. Il n’en faisait pas étalage. Il était de famille protestante. Catherine se sentait, par là, limitée dans son droit d’expression : si elle avait eu pour lui les violences de langage où les autres la jetaient, elle en aurait ressenti de la honte.
Ainsi tacitement se créait un terrain où ils se retrouvaient, du fait de quelques réserves ; et une sorte d’estime les entraînait plus loin qu’ils ne croyaient l’un et l’autre. Ils finirent par se sentir indispensables l’un à l’autre. Et l’un comme l’autre entra dans la voie des confidences. Il fut le premier homme qui parla de sa vie à Catherine sans rien attendre de cela. Au fond, elle n’avait aucune représentation de la réalité masculine : tous ces garçons autour d’elle, elle ne les avait connus qu’en représentation, faisant les beaux devant elle, elle avait guetté leurs défaillances.
Celui-ci, voilà que de plain-pied elle entrait chez lui. Elle connut sa mère, une veuve qui lui raconta tout ce qu’elle avait retenu d’un mari terrible, mais transfiguré par le souvenir, qui avait été le drame de son existence, de garnison en garnison, la coqueluche des sous-préfètes et des présidentes de tribunal. Et la mère, comme une poule inquiète, n’arrivait pas à croire que son fils ne ressemblât pas à ce père disparu. Elle attendait toujours qu’il se jetât dans des complications féminines, qu’il y eût des coups de revolver, des maris jaloux, des scandales.
Dès le premier jour, elle fut conquise par Catherine. Catherine fut dans son cœur la fiancée de Jean, malgré ou peut-être à cause de ses excentricités, de la Russie, des cigarettes fumées avec de longs bouts d’ambre, et les talons rouges un jour à ses souliers.
Pas un instant pourtant Catherine ne pouvait oublier que Jean était un ennemi. Mais les conditions dans lesquelles l’antagonisme apparaîtrait étaient encore vagues et lointaines. Le conflit entre eux nécessitait toute une mise en scène à quoi le monde entier devait conspirer. Sur un point essentiel, il n’était pas un adversaire : comme homme comprenez-vous bien, il n’était pas son adversaire à elle, femme. Et cela était d’une importance infinie. Elle avait confiance en lui sur ce terrain. Sur ce terrain, il ne ferait rien de mal, il n’abuserait pas de sa force, il était incapable de le faire. C’était un soldat, mais un bon soldat.
Elle décida qu’elle coucherait avec lui.