XXIII
Catherine n’eut pas à revenir. Le télégramme qu’elle reçut deux jours après s’être installée ne lui en laissait aucune raison : Judith, transportée d’urgence dans une maison de santé, n’avait pas supporté l’opération qu’on avait dû pratiquer. Elle était morte. Il vint après le télégramme une longue lettre de la petite cousine, mêlée d’horribles détails directs, et de toutes les phrases que cette enfant avait toujours vues dans sa famille, pour les décès, qu’il fallait mettre dans une lettre pareille : “Je ne peux pas y croire… je me réveille la nuit et je me demande si je n’ai pas rêvé…”
La villa Baisedieu qu’avait louée Catherine était en réalité formée de deux parties indépendantes, dont la seconde restait l’habitation de M. Firmin Baisedieu, le propriétaire. M. Baisedieu était un ancien croupier du Kursaal d’Ostende. Belge de cœur comme de naissance, il avait projeté de s’établir à cinquante ans quelque part sur la côte vers Blankenberghe. Car il lui fallait l’air marin. Mais il avait trouvé par hasard à Berck-Plage cette espèce de double chalet pour une bouchée de pain. Les affaires sont les affaires. M. Baisedieu avait donc passé la frontière et s’était établi là avec Mme Baisedieu. Il louait la moitié du local et la moitié du jardin. Une haie de buis coupait la propriété en deux, et il avait fait ouvrir dans la grille au bout du jardin une seconde porte peinte en blanc. Comme ça, chacun avait son entrée. C’était aussi sa femme de ménage qui faisait le ménage des locataires, et avec Catherine la tradition fut observée. Mme Baisedieu ne trouvait pas cette demoiselle à son goût. Elle s’habillait en velours à Berck, je vous demande un peu.
M. Baisedieu en gardant ses plates-bandes regardait à travers le buis les visiteurs de Mlle Simonidzé, et il hochait la tête, et pinçait les lèvres.
Malgré sa jambe raide, à cause du plâtre au genou, s’appuyant sur une canne, Catherine s’était vite liée à des gens sur les sables des dunes. Connaissances de hasard qui faisaient fureur huit jours puis qu’elle distançait. Mais bientôt elle eut des relations différentes : une affiche de meeting l’avait amenée à une réunion anarchiste. Cinquante personnes peut-être dans la salle, des gens venus de Lille, des employés, des ouvriers de Berck-Ville. Le thème de la soirée avait peu d’importance pour Catherine. (Pourtant il était de taille, il s’agissait du droit de grève, on débattait de la liberté de l’individu en face d’une grève syndicale. A-t-il le droit ou non de continuer à travailler ?) Catherine était venue là plutôt à la recherche d’êtres humains que d’idées. De gens dont elle ne se sentît pas isolée par tout le monde des idées.
C’était une étrange chose que ce besoin, tout en niant l’existence même des classes, qu’avait Catherine de parler avec les ouvriers, et en même temps c’était une étrange chose aussi qu’elle ne pût le faire qu’avec des ouvriers anarchistes. Il y avait entre eux et elle comme une culture commune, un langage ; de Proudhon à Nietzsche, quelques propositions sur lesquelles on s’entendait.
Cet été-là fut tout bouleversé par l’envoi du croiseur Panther à Agadir. Les Allemands, affirmait le croupier Baisedieu, cherchaient la guerre. Il applaudit à la fière attitude du président Fallières qui avait déclaré à Toulon, dans un banquet : “Il y a des héritages auxquels on ne renonce pas sous peine de déchoir.” Les Allemands d’ailleurs avaient dû avoir sacrement peur : au début de septembre, près de Berlin, ils avaient été plus de cent mille à manifester contre la guerre et la politique de Guillaume au Maroc. La guerre était évitée : Vive la France ! Mais, dans une époque aussi troublée, c’était, fichtre ! désagréable d’héberger chez soi, même pas gratis, une donzelle comme cette Simonidzé, une étrangère acoquinée à ce que Berck avait de plus antimilitariste, à de sales éléments en un mot. Et on était à peine tranquille du côté du Maroc, que ça se mettait à brûler du côté des Balkans. Qu’allaient devenir nos intérêts en Orient ? Au café, les amis de M. Baisedieu hochaient la tête.
À la fin de 1911, la villa Baisedieu était donc le siège d’allées et Venues qui ne plurent ni au couple des propriétaires ni à la police. On s’inquiéta, à Berck, de cette étrangère qui se liait avec tout ce qu’il y avait de plus instable dans la population. Un rapport fut envoyé à la préfecture d’Arras. D’Arras, on écrivit à Paris, et les renseignements qui en vinrent sur Mlle Simonidzé firent hocher la tête au préfet. Mais on n’avait pas de faits précis pour intervenir : ce n’est pas un crime que de recevoir des ouvriers chez soi. La demoiselle payait régulièrement la location de sa villa. Il ne semblait pas qu’elle s’adonnât à la prostitution. Ce n’était pas assez non plus qu’elle eût pris part au meeting qui avait suivi les journées Ferrer à Paris.
Fin octobre, un inspecteur pourtant, là-dessus, passa chez M. Baisedieu et l’entretint longuement de sa locataire. Mlle Simonidzé n’était-elle pas mêlée à l’agitation contre la guerre turco-bulgare, qui avait éclaté soudain ? Évidemment on ne pouvait rien dire à ce sujet, c’était son droit d’avoir son point de vue sur la politique des Balkans. Ce n’était pas comme s’il se fût agi d’un conflit franco-allemand. Mais M. Baisedieu en conçut une haine très vive pour Catherine. Il n’y a pas de feu sans fumée. Un de ces jours si sa maison sautait ? On ne sait jamais, une bombe.
Mais Catherine avait loué pour un an.
Elle se soignait. On lui enlèverait bientôt son plâtre. Elle commençait à douter, avec des crises de panique parfois, du pronostic à brève échéance fait il y avait déjà dix-huit mois, un matin à Laënnec. Elle ne répondait pas aux lettres de Jean Thiébault, qui venait de passer commandant.
Les journées d’automne étaient froides. On se chauffait avec du coke, villa Baisedieu. Catherine traînait longuement au lit, fumant des cigarettes, lisant. À vingt-cinq ans, sa vie commençait à ressembler à celle de sa mère à quarante ans passés. Mélanie, la femme de ménage, trouvait mademoiselle très belle, et tout le mal qu’elle en entendait dire chez son patron la lui rendait plus mystérieuse et plus aimable. Elle venait pour le plaisir chez Catherine, et elle ne comptait pas les heures qu’elle y faisait.
Elle se donnait un mal du diable pour économiser l’argent de la demoiselle. La vie était très chère, cette année-là : au marché il y avait eu des bagarres, les ménagères entendaient contrôler les prix. Elles avaient formé un comité. Mélanie y était entrée. Elle racontait longuement ses histoires à Catherine, comment on avait refusé d’acheter ci et ça la veille, et comment les marchands avaient capitulé le lendemain.
Elle rapporta à la jeune femme tout ce qu’on disait d’elle chez les Baisedieu. Elle lui demanda si c’était vrai que mademoiselle fabriquait des bombes. Elle était une fille de pêcheurs, sept enfants : deux de ses sœurs qui avaient mal tourné. On ne savait pas où elles étaient. Peut-être bien dans des maisons. Sa cadette était mariée à un mineur d’Anzin. Elle, elle était trop laide. Alors elle avait de la religion. Oh ! pas beaucoup. Elle riait. Si elle avait été belle comme mademoiselle, elle aurait eu tous les hommes après elle, et ils auraient su ce que ça leur aurait coûté. Comment allait le genou de mademoiselle ? Ça devait lui sembler tout drôle, maintenant sans plâtre. Et quand on la massait ? Mélanie frottait. Il n’y avait qu’une chose qu’elle désapprouvait en Catherine. C’était cette façon de jeter les bouts de cigarettes n’importe où.
Le 25 novembre, Mélanie apporta le lait et les journaux comme à l’habitude. Mademoiselle était au lit, et elle se mit à lire. Mademoiselle avait encore fait des saletés partout, avec ses crédieu de mégots, que c’était pis qu’une bique. Mélanie maugréait. Soudain elle vit Catherine se dresser dans sa longue chemise de soie, et sauter à bas du lit, et jeter à terre le contenu des tiroirs, remplir une valise.
Cela ne prit pas plus d’une heure et demie pour que Catherine fût dans le train. Elle relisait le journal : un jeune couple, M. et Mme Lefrançois-Heuzé, avait été trouvé sans vie à son domicile parisien, dans des circonstances mystérieuses. Catherine ne songeait qu’à Martha.