III

Catherine avait huit ans l’année que sa mère prit à Paris un appartement meublé qui fut sa dernière splendeur. Ce qu’était au juste M. Dérys, Catherine ne se le demanda pas, mais elle détestait ses moustaches quand il l’embrassait.

M. Dérys était très malheureux certains jours quand Mme Simonidzé lui reprochait sa richesse et son écurie de course. Catherine jouait parmi les poufs et les meubles de bois noir avec la demi-douzaine de poupées que M. Dérys lui avait apportées, et auxquelles elle préférait avec une partialité passionnée une espèce de Tonkinoise en carton-pâte, achetée par sa mère avec elle, sur les boulevards, dans les boutiques du jour de l’an.

Mais M. Dérys était très occupé, et le plus souvent il y avait là des hommes jeunes et quelques femmes, qui parlaient pendant des heures des livres que maman lisait. Ibsen, Mirbeau. Catherine aurait tant voulu que sa mère lui lût Mirbeau. Elle s’imaginait ces livres qui faisaient tant parler, que c’était comme un alcool. Des livres où il devait faire toujours chaud, avec un grand soleil, et des hommes très beaux et très bons, persécutés par la société, qui s’éprenaient d’une jeune fille et s’enfuyaient avec elle dans un pays merveilleux avec des oiseaux verts et des chansons.

Mme Simonidzé lisait, comme si elle s’était sentie vieillir. Elle voulait connaître les hommes qui avaient écrit ces paroles où elle trouvait contre la vie fuyante une espèce de drogue tragiquement inutile. Elle parlait à Catherine comme Catherine à ses poupées : “Tu verras, mon petit chat, tu verras le monsieur qui va venir… Il est très beau, il a des yeux si clairs… Non, il a des yeux noirs… C’est un grand écrivain, un poète !… Tu n’en as jamais vu de pareils, il te surprendra… Il faudra être bien sage et je te mettrai ta robe verte, et tu n’iras pas te coucher… On l’appelle Laurent Tailhade…” Mme Simonidzé récitait la ballade à l’anarchie, et Catherine attendait tout le jour en répétant à sa Tonkinoise : “l faudra être bien sage… Je te prendrai avec moi…” et dès quatre heures de l’après-midi, avec une sévérité qui frisait la tyrannie, couchait toutes les autres poupées, implacablement, en vue de la visite du soir.

Un des auteurs favoris de Mme Simonidzé était Marcel Schwob. Elle s’étonnait que sa voix n’atteignît pas, non pas ce public absurde qui va s’entasser le soir au Palais-Royal et aux Nouveautés, mais l’immense masse populaire pour laquelle elle ne ratait pas une occasion d’afficher une sympathie agressive. Au fond, il en était de Schwob comme d’elle-même : une sorte de malédiction le séparait des foules, pour lesquelles chacun de ses mots étaient nés. Mme Simonidzé de même, qui éprouvait avec une acuité croissante, ce qui la retranchait de tout un monde, n’était-elle pas du parti des ouvriers qu’on voit passer dans les rues avec un sac à outils sur l’épaule ? Mais quel commun langage pouvait-il y avoir entre elle et eux ?

Mme Simonidzé finit par rencontrer Schwob, et elle parla à Catherine avec feu de la jeune femme de son favori, une actrice. Celle-ci vint même une fois à la maison. Elle était très belle au goût de Catherine. Catherine rêva d’être actrice et mariée à un grand écrivain.

Qui était-ce qui avait amené un jour cet homme grand et maigre, avec une barbe brune, en pointe, et le teint de ceux qui ont vécu aux colonies, un front immense, Catherine par la suite ne put s’en souvenir ? Il revint trois ou quatre fois, et il parlait de l’Argentine ; l’enfant comprit que l’Argentine était ce pays auquel le nom de Mirbeau la faisait invinciblement rêver. Tapie contre sa mère, elle écoutait les récits des forêts du Grand Chaco, des plaines tropicales où sur les herbes hautes de deux à trois mètres passent les oiseaux-mouches qu’un beau jour remplacent les étincelles d’un incendie soudain. Comme il se passionnait à décrire les flammes, le visiteur ! Il appelait ces jours où le feu régnait sur son horizon ses Pâques rouges. Il parlait de ses lectures là-bas, des insectes qu’il collectionnait. Catherine n’osait pas lui demander de montrer ses papillons. Elle voyait bien que c’était un homme très pauvre, et Mme Simonidzé pour lui parler mettait plus d’emphase que jamais, disant que loin de toute civilisation, comme cela, elle aurait aimé vivre, auprès de ces nations primitives qui ne connaissent pas l’horreur des machines, l’exploitation, le règne sanglant des bourgeois.

Le visiteur secouait sa tête, et sur son front élevé Catherine suivait les veines visibles de la pensée. Elle ne comprenait pas tout ce qu’il disait, et quand il cessait de parler de l’Argentine, elle s’attardait après lui dans ce pays de merveilles où les singes hurleurs, les crocodiles et les pumas ornaient pour elle un décor déjà familier, un décor élu, quand sa mère lui lisait la Géographie universelle d’Élisée Reclus.

Ces quelques visites firent en elle une impression profonde et elle se souvint de la dernière, bien que rien après tout ne s’y fût passé d’étonnant, comme de quelque chose de solennel, de quelque chose qui présageait de grands événements. Il avait parlé de son enfance, et Catherine alors avait frémi de l’imaginer petit, comme elle, un camarade avec lequel elle aurait regardé les illustrations de l’Atlas, partagé ses jouets. Car il serait venu jouer chez elle, et elle l’aurait embrassé pour le réchauffer quand il serait arrivé de la rue froide et on lui aurait donné des beurrées, du cacao. Avait-il alors déjà ces veines pensives à son front enfantin, dans le village des Ardennes où il gardait les bêtes et songeait de longues heures au bord mystérieux des mares ? Et quand le pâtissier Corbet à Paris le battait pour avoir flâné en revenant à la boutique ? Et plus tard à Sedan devant le four à puddler, à treize ans, nu jusqu’à la ceinture, épuisé par la charge trop lourde à retourner, avec l’haleine affreuse du charbon et du feu sur sa figure ? Et l’Algérie, avec sa fabrique de chaussures militaires, la prison, et, loin dans l’intérieur, le travail misérable dans une carrière à plâtre, les fièvres, l’hôpital.

Catherine avait vu des larmes dans les yeux de sa mère. Elle ne savait pas trop de quoi l’on parlait, assez vaguement, mais qui devait se produire. C’était le soir, et comme toutes les fois, sauf la première, il n’y avait là que Mme Simonidzé, Catherine et le visiteur.

Il disait, caressant les cheveux de l’enfant, combien sa présence ici lui paraissait bizarre. Il vivait très misérablement dans la banlieue. Il avait une petite fille un peu plus grande que Catherine, Sidonie. Il gagnait vingt francs par semaine chez un maroquinier. Il lui aurait fallu une chambre pour ses études. Mais pour cela ne fallait-il pas au moins payer une semaine d’avance ? Catherine n’écoutait plus rien, elle était jalouse de Sidonie, et elle aurait voulu la connaître. Est-ce que Sidonie avait été en Argentine ?

Mme Simonidzé, comment s’y était-elle prise ? avait donné de l’argent à son visiteur. Cela, Catherine en était sûre, et elle en était honteuse, et terrifiée, parce qu’elle avait peur que, lui, jetât l’argent à terre et prononçât soudain des paroles terribles.

Mais il était là, immobile, au moment de partir, la main ouverte, avec une pièce d’or de vingt francs, l’air misérable. “Je vous remercie, madame, dit-il. Il y a là aussi pour la valise, mais il ne faut plus que nous nous revoyions.” Sa main s’était refermée sur le louis et le serrait comme une arme. Mme Simonidzé, tremblante, près de la porte dit seulement : “Après ?

— Il y a très peu de chances, madame, ou tout au moins qui sait ? Quand je défendrai ma tête…”

Il y avait des fleurs partout dans la maison, et quand elle fut seule, Mme Simonidzé n’en put plus supporter la vue. Elle allait par l’appartement, heureuse après tout d’avoir imaginé de le défleurir. Elle s’arrêtait devant les miroirs. Et elle dit à l’enfant, qu’elle oubliait d’envoyer au lit : “Suis-je donc si laide, Katioucha, ou déjà si vieille ?”

Pour la Saint-Nicolas, M. Dérys apporta à Catherine une maison de poupée avec quatre pièces, et tous les petits meubles, et la cuisine avec les casseroles, les plats, les assiettes, une merveille. Mme Simonidzé accueillit très mal ce cadeau, et refusa en se fâchant de le mettre le soir sur les pantoufles de la petite dans la cheminée. Elle trouvait ça idiot, remit l’objet directement à Catherine, et devant M. Dérys consterné expliqua à sa fille toute la mystification de saint Nicolas et de Noël, répéta qu’il n’y avait pas plus de Dieu que de saint Nicolas, mais qu’avec tout ça Catherine devait embrasser M. Dérys et le remercier. Catherine s’exécuta, très gênée, et détournant les yeux, tandis que M. Dérys balbutiait qu’il n’y était pour rien et que c’était le petit Jésus, sur quoi il fut proprement traité d’imbécile, se fâcha, partit tout rouge et bouda pendant quatre jours.

Au bout de ce temps, il réapparut extrêmement confus et cherchant par des cadeaux et des fleurs à se faire pardonner, ce que Mme Simonidzé qui lui parlait toujours d’une façon très méprisante n’eut garde de lui refuser, car cela avait été le matin même un défilé ininterrompu de fournisseurs. Décembre est un mois ruineux. M. Dérys implora la faveur de mener ce soir-là Mme Simonidzé et sa fille à dîner dans un grand restaurant des boulevards. Il l’obtint.

Mme Simonidzé, ce soir-là, était splendide, et la petite avait une robe faite dans le même taffetas que la toilette de sa mère. Par la fenêtre, elle aperçut le coupé de M. Dérys. Celui-ci tomba dans l’appartement, et la femme de chambre, qui portait le bonnet tourangeau, prévint madame qu’il devait être arrivé quelque chose à monsieur, parce que monsieur n’avait pas l’air très bien.

Dérys, affalé sur la liseuse du boudoir, ne lâchait pas La Patrie, qu’il tenait dépliée, et où on pouvait voir en effet qu’il s’était passé quelque chose rien qu’à la dimension des titres. Il était bien question d’aller dîner en ville un soir pareil ! Une bombe avait été lancée l’après-midi à la Chambre des députés, juste comme le vicomte de Montfort allait prendre la parole, et on ne pouvait pas encore dire le nombre des morts ! Un anarchiste, bien entendu. C’était Ravachol qui recommençait. Quel effet est-ce que cela allait avoir sur la Bourse ? Et Dérys qui jouait à la hausse ! Charles Dupuy avait été héroïque. Il présidait la séance, et il avait dit aussitôt après l’éclatement de l’engin : “Messieurs, la séance continue !” En attendant, dans les tribunes, des femmes et des enfants avaient été mis en bouillie.

“En bouillie !” répétait Dérys, et sa main qu’il n’avait pas eu même l’idée de déganter décrivait un cercle beurre frais comme si elle eût agité cette bouillie dans une marmite imaginaire. On nommait déjà des victimes : le général Billot, le baron Gérard, le comte de Lanjuinais, l’abbé Lemire… Celui-ci n’avait que ce qu’il méritait avec ses idées ! Mais enfin tout de même est-ce qu’on allait repasser par les jours sombres de 1892, l’attentat de la rue de Clichy, la bombe chez Véry ! Maintenant c’était le Palais-Bourbon. Demain nous sauterons tous !

“Est-ce qu’on a arrêté l’anarchiste ?” demanda Mme Simonidzé. Probablement, on avait arrêté tout le monde, alors… sans doute que dans le tas…

Catherine était très triste de s’être habillée pour rien, et enfin elle trouvait que tout ça n’était pas une raison pour la priver d’un plaisir. Mme Simonidzé non plus d’ailleurs, car elle s’arrangea les cheveux devant la psyché et dit avec tout le charme et la lassitude du Caucase dans sa voix : “Allons, mon ami, remettez-vous ! J’ai, ce soir, une irrésistible envie de champagne. Pendant que nous nous habillons, allez donc me chercher un camélia : une robe, sans fleur, a l’air vraiment de n’être pas finie…”

Il avait fallu mettre Dérys dehors.