IX

Le jeudi, M. Blin fut tout étonné de voir entrer dans sa boutique de la rue de la Paix Christiane de Nettencourt dans un tailleur parme. Elle s’adressa à lui comme si de rien n’était, disant qu’il y avait un temps infini qu’elle n’avait pas vu Mme Blin. Il bafouilla quelque chose touchant la santé et le ménage de celle-ci, mais Christiane eut la bonne grâce de ne pas l’écouter et d’ajouter : “D’ailleurs, j’avais tout à fait disparu de la circulation, parce que certaines choses vous rapprochent des préoccupations religieuses, et j’ai fait une sorte de retraite sous la direction de l’abbé Gabriel, le nouveau vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin.” M. Blin dit quelque chose sur la beauté du culte catholique, que Mme de Nettencourt eut encore la bonté de ne pas relever.

Elle avait sorti de son sac une bague ancienne qu’elle montrait à M. Blin : “J’aurais évidemment pu porter cette réparation au bijoutier du coin, dit-elle, et il est bien sans gêne à moi de faire appel à vous pour réassortir une rose qui manque, et refixer la topaze centrale qui est tombée. La voilà. Mais aussi j’ai répugné à remettre cette bague en n’importe quelles mains. C’est un cadeau de Louis XV à une aïeule d’Édouard, Céline de Cerisy, qu’il avait séquestrée quelque temps dans son Parc-aux-Cerfs, avant de la donner en mariage à un Nettencourt, alors capitaine des gardes. Vous me comprenez ? On dit même que ce mariage fut pratiqué in extremis, de sorte que les Nettencourt issus de l’aîné des enfants de Céline de Cerisy, pourraient bien descendre de Charlemagne…”

Les notions généalogiques de M. Blin le firent un instant hésiter. Puis il songea que ce n’était pas à lui que Christiane aurait dû aller raconter tout ça, mais à Léon Daudet, à qui ça aurait peut-être fait abandonner sa campagne. Il promit néanmoins de faire la réparation “comme s’il s’agissait d’un château historique”. Ils rirent tous les deux.

“Alors, au revoir, cher monsieur, et dites bien à Mme Blin que j’attends son coup de téléphone. J’ai plusieurs choses à lui raconter.”

Elle était partie là-dessus, et qu’est-ce que M. Blin pouvait faire ? C’est ce qu’il expliquait à Mme Blin. “Alors tu as dit que j’allais téléphoner ? – Euhl pas positivement, pas positivement… mais cela me paraît bien difficile. – Tu es fou à lier. Ce n’est pas à moi à lui faire des avances. – Mais elle a dit qu’elle avait plusieurs choses à te dire. – Et alors ? – Alors…”

La main de M. Blin montrait le tas de journaux achetés chaque jour par Mme Blin depuis le début de l’affaire : “Je pensais que cela pouvait t’intéresser. – M’intéresser ? Un tel manque de dignité.”

Le vendredi matin, Mme Blin téléphonait à Christiane, et vers cinq heures le même jour, ces dames se rencontraient chez Kardomah, qui n’était pas un de leurs thés habituels. D’un mutuel accord elles avaient renoncé à Rumpel ou à Jondowa, où elles risquaient de rencontrer Mary Walker ou Milan Popovitch. Christiane parla de l’abbé Gabriel pendant près de vingt minutes. C’était un Lacordaire, un Fléchier et un saint Augustin tout à la fois. Vingt-six, vingt-sept ans. L’autre jour au confessionnal, il y avait là pour l’attendre la vieille princesse de Broglie, et une haute personnalité politique dont la conversion ferait bientôt sans doute sensation, mais dont jusque-là il était peut-être plus discret de ne pas révéler le nom…

“Et comment madame votre fille se remet-elle de ses émotions ?” interrompit Mme Blin, précise comme à son habitude. Christiane soupira.

“Vous savez que nous avons eu une consultation avec Pozzi ? On voudrait éviter l’opération. Diane, dans tout cela, est admirable. M. l’abbé Gabriel me le disait : Mme votre fille est une sainte, quel malheur qu’elle ne pratique pas ! Enfin, la Providence y pourvoira sans doute…”

Là-dessus Mme Blin, avec le cynisme d’un journaliste qui va au fait, se mit à interroger d’une façon serrée sa partenaire, et elle lui arracha la vérité, toute la vérité. Elle sut que Pierre de Sabran était un cerveau brûlé. Bon. Qu’il faisait à Diane une cour à laquelle celle-ci avait dû mettre le holà. Sans doute qu’il s’était jeté dans des dissipations pour l’oublier. Ensuite qu’il entretenait cette petite de l’Opéra-Comique, comment s’appelle-t-elle donc, qui chante dans Lakmé ? On sait, on sait. Que la chanteuse lui était en réalité parfaitement indifférente. Ah ! ah ! Qu’il harcelait Diane, qu’elle l’avait repoussé, qu’il s’était tué chez elle ; après l’en avoir menacée, elle ne l’avait pas cru. Tout ceci absolument entre nous, Georges préfère laisser dire n’importe quoi sur son compte à permettre qu’on mêle même accidentellement le nom de Diane à ce suicide. Mme Blin ne regrettait pas les petits fours. Ah ! voilà, ah ! c’était donc cela. Elle promit de venir tenir compagnie à Diane. Surtout pas un mot à M. Blin. Vous voulez rire ?

Le vendredi soir et le samedi matin, Mme Blin se trouva parler au téléphone avec une foule de gens. Avec Mary Walker qui avait été opérée par Pozzi, et à qui il était bien difficile de cacher quoi que ce soit, et elle-même avait appelé une série d’amis auxquels elle devait parler à cause d’une fête persane qu’elle voulait organiser. De telle sorte que samedi après-midi, quand Milan Popovitch vint apporter des fleurs, quand Mary Walker vint prendre des nouvelles, et dix autres, tous purent constater que Marguerite de Sabran était au chevet de la malade. C’est elle qui mit les fleurs dans les vases, qui renvoya les importuns, qui fit comprendre à Mme Blin qu’il valait mieux écourter les visites, etc. Aussi l’on peut dire que quand le samedi soir le général Dorsch débarqua à la gare d’Orsay à 6 h. 50, la situation mondaine des Brunel était rétablie, tout Paris considérait Diane comme une victime, Georges comme étranger à l’affaire et Pierre de Sabran avait cessé d’être le protagoniste d’un drame qui dépendait maintenant du professeur Pozzi.

Le général Dorsch n’avait eu son train que de justesse. Le lieutenant Desgouttes-Valèze, récemment sorti de Saumur, et qui allait en permission à Paris, lui avait pris son billet par avance et il avait sauté dans le train, comme celui-ci partait. Desgouttes-Valèze était un garçon charmant et il l’avait autorisé à s’asseoir dans son compartiment. Cette jeunesse ! Il le mit sur le chapitre femmes, et le lieutenant n’osait pas y aller. Ce fut alors le général qui débita d’anciennes aventures à lui, des souvenirs d’un peu partout. Tenez, quand j’étais à Saumur, en 1878…

Là-dessus Desgouttes-Valèze n’avait plus qu’à s’exécuter ; il parla de Saumur. Tout ce qu’il racontait n’était guère fait pour les oreilles d’un chef, mais l’indulgence de Dorsch ne lui était-elle pas assurée ? Desgouttes-Valèze s’était trouvé là-bas avec le jeune Gilson-Quesnel, des sucres, un fils de minotier, l’héritier de la banque Neauple, enfin tout un tas de richards : l’Armée avait fini d’être le refuge des sans-le-sou dans son genre, et c’était bien difficile de suivre le train de ces gens-là.

Au wagon-restaurant, Dorsch interrogea paternellement son jeune compagnon sur ses expédients financiers à Saumur. Desgouttes-Valèze, lui, ne s’en était pas trop mal tiré, mais la plupart des camarades tombaient entre les pattes des usuriers, et une fois-là ! c’était comme ce pauvre Pierre de Sabran.

Le général Dorsch reprit du veau jardinière, et demanda au lieutenant ce qu’il entendait par là. Comment le général ne savait pas ? Ce Brunel chez qui Sabran s’était fait sauter, était un usurier très connu à Saumur. Desgouttes-Valèze était-il bien sûr de ce qu’il avançait là ? Comment ! Tenez, mon général, je dois encore avoir dans mon portefeuille un des petits prospectus qu’il fait distribuer à Saumur. On ne sait jamais, je l’avais gardé. Ah ! ce sera resté dans l’autre portefeuille. Non, le voilà.

Il n’y avait pas le plus léger doute. Le prospectus était explicite. C’était une offre de services à peine déguisée. Le nom de Brunel y était, et l’adresse de la rue d’Offémont. Dorsch se sentait tout froid. C’était même incompréhensible qu’un prospectus pareil ne soit pas tombé entre les mains des journalistes. En attendant, il était là, irréfutable. On arrivait à Angoulême. Le général entendit son compagnon expliquer toute l’affaire de Sabran, l’actrice de l’Opéra-Comique, une auto que Pierre lui avait payée, les traites, etc.

C’est alors que commença à se poser dans la tête du général un dilemme vraiment cornélien. Il venait de songer au dîner chez Larue. Toute la route d’Angoulême à Paris se passa à débattre mentalement ce qu’il fallait faire. Il remit même assez sévèrement à sa place Desgouttes-Valèze qui devenait sentimental et lui montrait des photographies.

À 6 h. 50, gare d’Orsay, le général rendit son salut au lieutenant et porta mécaniquement ses valises à la consigne. À l’heure dite, il était chez Larue. Brunel aussi, avec un gros œillet mauve à la boutonnière. Parler tout de suite ? Ma foi, quand le vin est tiré, il faut le boire. On dîna donc.

Vers la salade, Georges glissa vers le sujet de l’entrevue. Il raconta sous le sceau du secret au général toute l’histoire de la cour faite par Pierre à sa femme, et ce qui s’ensuit, et la santé de Diane, le professeur Pozzi. “La famille de Sabran, je dois dire, a été extrêmement correcte. Je quitte à l’instant Mme Jacques de Sabran qui a veillé tout l’après-midi à ce que notre petite Diane ait de la glace bien froide sur son ventrichon !”

Il était bien content de lui, Georges Brunel. L’affaire était dans le sac. Paris était conquis, et ce vieux mirliflor comme les autres. Georges se rappelait quand il était à la caserne, ce que des ronchonots de ce genre-là avaient pu le faire baver.

Dorsch hochait la tête. Les choses n’étaient pas exactement comme le pensait Desgouttes-Valèze. Pauvre petite Diane, si innocente dans tout cela ! Mais le mari qui lui racontait l’histoire, ce type qui lui faisait verser pour l’instant une fine Napoléon, vous m’en direz des nouvelles, n’en était pas moins un prêteur à la petite semaine, un usurier.

Dorsch se surprit à mettre dans sa tête le même accent sur ce mot qu’y mettait Christiane quand elle parlait du château de Nettencourt.

Ce Brunel ! Il avait joué double jeu, comme mari et comme prêteur, et le petit de Sabran était resté sur le carreau.

Son devoir à lui, général Dorsch, était bien clair. Il écrirait ensuite à Diane, mais maintenant, ce soir, il fallait briser là avec le triste individu… Non, merci, vraiment pas, c’est excellent, mais… vraiment pas… C’était assez délicat à faire. Pas de violence inutile.

Le général donc, se renversant un peu sur sa chaise, se lança dans un long préambule sur l’affection qu’il avait toujours porté à Diane, et à sa mère, et l’inquiétude que faisait naître en lui la perspective d’une opération, toujours… aléatoire, aléatoire.

Brunel pensait : “Qu’est-ce qu’il veut ? Est-ce qu’il va me taper ? Ah ça, non, par exemple !”

Quand il sortit brusquement de sa poche le prospectus que Desgouttes-Valèze avait consenti à lui laisser, et qu’il le mit sous le nez de Brunel, celui-ci comprit parfaitement que tout était foutu. Sur un certain plan tout au moins. Il était beau joueur, il commença sur-le-champ à songer aux opérations nécessaires, au déchet qu’il y aurait. Après tout, Paris n’est pas le monde et l’argent lui restait. Il toucherait les billets signés par Pierre de Sabran, que le suicide de celui-ci l’avait forcé de garder dans sa poche. Il ricana.

“Alors, mon pauvre Dorsch, dit-il, ces choses-là vous scandalisent. Il y a pour vous des façons nobles de gagner de l’argent, et des façons ignobles ? Non, ne répondez pas. Je sais ce que vous pensez, c’est effrayant ce que tout le monde peut savoir ce que vous pensez. On l’a si bien deviné qu’on l’a écrit d’avance dans tous les manuels de morale puérile et honnête.

— Georges Brunel, vous êtes un homme cynique.

— Vous l’avez dit, mon général ! Mais prêter à la petite semaine, comme je le fais, en risquant toujours d’être volé, parce qu’on n’est pas protégé par la loi, et que les jeunes gens de famille sont tous des cochons qui escomptent le cancer de papa, et qui considèrent ça comme une œuvre pie, s’ils le peuvent, de me voler et de ne pas faire honneur à leur parole de merdeux, paraît que pour vous c’est moins reluisant que d’être banquier, par exemple ! Je voudrais, fichtre, que vous me disiez où est la différence.

— Enfin pourtant…

— Pourtant quoi ? Ça fait près de quinze ans que je la cherche, la différence, et je ne la trouve pas. Et banquier, encore passe. Mais rentier, ça vous paraît naturel à vous qu’il y ait des rentiers ?

— Je ne comprends pas, Brunel, quel intérêt vous avez à assimiler des honnêtes gens à… à…

— L’intérêt serait clair. Mais ce n’est pas une question d’intérêt, c’est une question de fait. Quand j’ai dix mille, vingt, trente mille francs chez moi, qui ne doivent rien à personne… Remarquez qu’il y a des partageux qui prétendent que la propriété c’est le vol. Ça c’est une autre histoire. Avec eux je discuterais avec des mitrailleuses » Mais avec vous, mon général, c’est bien différent, je ne voudrais pas vous blesser, mais on est entre soi…”

Le général eut un geste vague.

“onc si j’ai des billets chez moi et qu’il me plaît de les investir dans une affaire constituée par un jeune homme qui a envie de payer des robes à une putain, et qui consent pour ça ou pour régler ses dettes de roulette à me signer une reconnaissance du double ou du triple payable sur un héritage qu’il prétend qu’il fera, et entendez-moi bien, il mentait, car il savait pertinemment que l’héritage devait aller à l’Académie française pour fonder un prix de vertu ! Ça c’est mon boulot, ou je marche, ou je ne marche pas. Mais au lieu de ça, si je prends la cote Desfossés, et que je me mets à me demander si je vais acheter des mines de perlimpinpin ou des usines de mords-moi-le-doigt, ou des actions de Monte-Carlo spéculant sur le trente et quarante qui est responsable d’une centaine de suicides par saison, ou des emprunts russes qui vivent du knout et de la Sibérie pour des milliers de maladroits, ou de la De Beers qui fait ouvrir le ventre des nègres pour y chercher les diamants qu’on ne trouve pas dans le caca, ou de Schneider dont je ne dis rien par respect pour l’Armée, ou des valeurs anglaises qui vivent du trafic de l’opium, ou tenez des parts de l’affaire Wisner, de notre cher ami Wisner, qui a le record de la mortalité pour l’Europe dans ses ateliers d’automobiles, et qui y introduit déjà des méthodes américaines pour faire mieux ? Si je prête non plus à Pierre de Sabran mais aux Turcs pour massacrer les Grecs, ou aux Anglais pour mettre de l’Hindou en compote, ou aux Français, n’oublions pas les Français ! pour se payer des vestes en peau de marocain ? Alors je ne suis plus un usurier, je suis un rentier, je passe toucher mes coupons, je suis bien vu de mon concierge, et même mieux si je fous assez de pèze dans une affaire quelconque qui intéresse le gouvernement de la République, on me donnera la Légion d’honneur au 14 juillet, et j’aurai le droit d’être enterré avec, derrière le convoi, de malheureux zèbres qu’on a pris pour deux ans dans les casernes, histoire de leur apprendre à défendre la bicyclette La Gauloise, le papier à cigarettes Job et le chocolat Meunier !

— Antimilitariste, par-dessus le marché, arriva à souffler le général Dorsch.

— Quelle erreur, mon général ! L’Armée est une institution bien trop utile aux usuriers pour que je sois antimilitariste. Je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on entretienne pendant des années des bandes armées à ne faire que semblant de travailler, à porter-armes et demi-tour à droite, et autres divertissements qui joignent l’utile à l’agréable, pourvu que ces bandes avec leurs chefs et sous-chefs de bande soient prêtes à me défendre, moi, mes opérations compliquées et mes taux usuraires, comme elles défendront, le cas échéant, M. Peugeot, les frères Izola, le patron du Chabanais et les Établissements Dufayel. Les meneurs ouvriers, les agitateurs, grévistes et autres grandes gueules, ont inventé de nous traiter tous en bloc, vous comme moi, mon général, M. Lebaudy comme le premier épicier venu, de parasites, et ils ont raison. Nous sommes tous des parasites. Pourquoi ne pas l’avouer ? Il n’y a là rien qui me choque. En quoi est-il mieux d’être la bête qui a des parasites, que le parasite sur le dos du bétail ? Pour moi, je pense tout au contraire que c’est là ce qui s’appelle la civilisation. Nous sommes arrivés à une époque de culture et de raffinement qui nécessite une grande division du travail. Jadis, voyez, le commerce était méprisé, il était interdit aux nobles. Tout cela a bien changé. Le parasitisme est une forme supérieure de la sociabilité, et l’avenir, est au parasitisme, le tout est d’en inventer sans cesse des modalités nouvelles ! Je bois au parasitisme, et vous me rendrez bien raison !”

Le général Dorsch chercha un geste élégant pour en sortir. Il prit donc le verre de fine Napoléon (que lui tendait Brunel en faisant observer que celui-là, Napoléon, avait été un parasite de première grandeur) et, l’élevant, avec une certaine majesté, il trouva enfin une formule :

“Je bois, dit-il, au patriotisme !

— Là, s’écria Georges, c’est ce que je disais !”