XVII
Diane de Nettencourt avait été à Vincennes avec Wisner. Elle portait une toilette ravissante, très printanière, en crêpe champagne, soutachée de brun. Le ciel avait été clément à l’armée française. Un temps délicieux, presque chaud. La revue fut un grand succès et provoqua l’enthousiasme. Wisner était enchanté. Un beau dimanche.
Le mardi, la police arrêta deux nouveaux comparses de Bonnot, Rodriguez et Bélonie, et Catherine, lasse en trois jours de ce Paris, vide pour elle, et de la conversation de Mme Simonidzé, s’en retourna à Berck avec une cargaison de livres. Le mercredi, les incidents de la grève des taxis se multiplièrent. Voitures retournées, jaunes corrigés à l’angle du quai de Bercy et du pont de Tolbiac, rue du Bois-de-Boulogne à Neuilly, à Levallois, à Gennevilliers. Rue de la Véga, un des Corses du Consortium descendu de son siège voyait s’enfuir sa voiture emmenée par un gréviste. Le soir, on retrouvait la bagnole brûlant derrière une caserne de dragons.
À ce même moment, 8 000 ouvriers, réunis au manège Saint-Paul par la Fédération des Transports, s’engageaient par la voix de Guinchard à soutenir les chauffeurs grévistes, par tous les moyens, même illégaux, puisque le gouvernement donne l’exemple de l’illégalité. Le meeting préconisait la grève générale de vingt-quatre heures dans les transports.
Jour après jour, les difficultés de la vie croissaient pour les grévistes. De grands espoirs naissaient de résolutions comme celles du meeting des Transports. Mais on savait bien qu’un fléchissement aux piquets de grève, la liberté laissée aux renards, et tout croulait. Le Consortium refusait toujours de discuter avec les délégués. Les pétroliers insistaient pour qu’on liquidât la grève avec énergie. En attendant, les condamnations pleuvaient. Quinze jours, un mois… Cela faisait des femmes, des enfants, dont il fallait s’occuper. On organisait des soupes. On distribuait des fonds. Le syndicat ne chômait pas.
Le samedi 16 mars 1912 est une date historique : ce jour-là le Préfet de police fut élu membre de l’Académie des Sciences morales et politiques. Cette nouvelle fut très appréciée dans le monde ouvrier. La journée se termina en fanfare : il y avait quinze jours qu’on avait pas eu de retraite militaire à cause de Vincennes. Les journaux avaient publié le matin les itinéraires des retraites. Car il y en avait trois à travers Paris : avec les musiques du 102e, du 5 e et du 31e régiments d’infanterie.
Sur la place de la Concorde, devant la statue de Strasbourg, un groupe d’étudiants qui accompagnait le cortège manifesta avec une telle ardeur patriotique qu’on dut, fort poliment, arrêter l’un d’entre eux. Au poste de police, tandis qu’on procédait à la vérification de domicile, ce jeune homme, qui était le fils d’un magistrat, ne fut pas mis au violon, mais on l’installa dans le bureau du commissaire, libre à cette heure de la soirée. Devant le commissariat, une vingtaine d’étudiants avec des femmes criaient : Vive la France ! et agitaient des cannes.
Mais la retraite qui traversa le XXe arrondissement fut l’occasion d’incidents d’un tout autre genre. La foule ouvrière, massée dans les rues, manifesta avec violence. Rue de Belleville, rue Julien-Lacroix, les cris : Vive Rousset ! À bas l’armée ! l’accueillirent. Des fenêtres descendaient des huées. La musique ayant attaqué la Marseillaise, l’Internationale jaillit d’entre les pavés. Des bagarres eurent lieu sur toute la traversée de l’arrondissement, si bien qu’on dut abandonner l’itinéraire prévu et fuir littéralement devant la foule. Tout le quartier resta debout très tard, manifestant et chantant, victorieux. La police avait arrêté treize personnes qui furent passées à tabac.
Au lendemain de ces incidents, le gouvernement décida de ne plus publier l’itinéraire des retraites. C’était là avouer à quel point on était sûr de la population. On entendait sans doute lui inculquer le patriotisme par surprise. Tactique qui réussit au début des guerres. Mercurot pestait contre les syndicalistes et contre le gouvernement, qui n’avait pas fait immédiatement fermer la Bourse du Travail et occupé les locaux de l’Humanité, de la Bataille syndicaliste et de la Guerre sociale.
Les événements de Belleville donnaient, il est vrai, à réfléchir. À une réunion de l’Immobilière du Maroc, Quesnel parlant avec un membre du gouvernement stigmatisa aussi la faiblesse de Poincaré. Celui-ci pourtant n’était pas à critiquer. Il suffisait de lire les journaux, comme le faisait remarquer Joris de Houten, pour voir qu’une nouvelle ligne y était développée : à partir du 15 mars, on eût dit que les journaux cherchaient à semer la panique. Bien qu’aucun nouveau crime ne se fût produit qu’on pût imputer à Bonnot et ses amis, la hantise des bandits en auto brusquement fut portée au décuple dans toute la presse. Pas un incident qui ne fût relié à l’affaire, la police, malgré ses arrestations multiples, était violemment attaquée pour n’avoir pas mis la main sur les principaux coupables. On ne disait plus les bandits, la bande Bonnot, on disait : EUX ! En même temps les demandes se multipliaient de nettoyage des organisations ouvrières, des milieux anarchistes et antimilitaristes ; on réclamait le renforcement de la police. D’autres sujets d’inquiétude venaient s’ajouter aux soucis des patriotes. Le mouvement des mineurs en Angleterre, déclenché au début de mars, avait entraîné une grève en Allemagne vers le 10 mars, qui allait s’étendant. En France dans le bassin d’Anzin, après bien des tergiversations, malgré le freinage du syndicat, les mineurs décidaient la grève le 17. Après même la reprise du travail en Allemagne, la grève d’Anzin se développait. En Angleterre, le 20, Tom Mann était arrêté pour excitation au désordre. D’Anzin le 21, la grève passe à la compagnie d’Aniche. Déjà on parlait de grève en Bohême et en Belgique. Cette espèce de contagion internationale était vraiment menaçante.
À Berck, Catherine entendait les échos très proches qui venaient d’Anzin et d’Aniche. Le beau-frère de Mélanie avait été jeté en prison ; sa femme, battue à coups de crosse, sur les seins, eut une fièvre violente et son lait s’altéra. Les doigts de l’enfant s’agitèrent un matin, et il mourut. C’était ce jour-là que Jouhaux était venu parler à Denain. Le lendemain les mineurs reprenaient le travail.
Dans la nuit du 22 au 23 mars, Guinchard, des Transports, était assailli par un groupe de jaunes et blessé. On avait au Consortium beaucoup redouté la grève de solidarité des Transports, promise au meeting du manège Saint-Paul. La presse ouvrière accusait ouvertement les hommes du Consortium, les Joseph Quesnel, les Laurans, les Jéramec, les Sède de Liéoux, d’avoir machiné l’attaque du secrétaire des Transports.
Wisner était indigné. L’audace des meneurs était vraiment incroyable. Il fallait en finir véritablement. On avait fait appel à la police pour la défense des chauffeurs, on avait fait appel à la garde, on l’avait assise sur le siège. Cependant les taxis continuaient à se renverser, à flamber. Maintenant on menaçait les dirigeants du Consortium. À qui ferait-on appel pour défendre leur vie, et serait-ce en vain ?
Joseph Quesnel, au téléphone, passa au ministère de l’Intérieur un de ces savons qui comptent dans la vie d’une police. Dans la police, d’ailleurs, le torchon brûlait : le 23 mars le sous-chef de la Sûreté, Jouin, se rendait chez Lépine et donnait sa démission. Personne n’était dupe du prétexte de santé : on savait que des discussions opposaient Jouin et Guichard. Et Jouin s’était enfermé deux heures avec le préfet : ce n’était pas pour lui faire écouter ses battements de cœur.
Un peu après huit heures du soir, Jeannette, qui enlevait le couvert dans le petit logement de Levallois où ils habitaient, dit à Victor : “Si nous n’allons pas au cinéma ce soir voir Rigadin, il y aura du malheur !” Dehaynin la regarda avec étonnement. Elle se fit câline, et rougit très fort. “Tu comprends, c’est plus fort que moi, j’y pense tout le temps. Probable que c’est mon état. Mais si tu ne me passes pas ma fantaisie, vois-tu que le petit, quand il viendra, ressemble à Rigadin ?”
Ils descendirent donc, mais comme il était un peu tôt, ils s’arrêtèrent au café Bareyre. Là, une société de chauffeurs, la Mutuelle “Auto-Aéro”, tenait une réunion dans le fond. Victor serra quelques mains de connaissances. Jeannette et lui s’assirent à l’écart, près de la vitre de la devanture. Ils bavardèrent. Ils avaient beau faire, parler de la grève, toujours ils revenaient au même sujet : le petit. Comme leur vie allait être modifiée ! Ils se regardaient en riant. Victor tenait la main de Jeannette.
“C’est drôle, dit-elle, je suis un peu lasse.”
Victor s’inquiéta : on pouvait rentrer. Non, non : et Rigadin !
Jeannette buvait son café, quand deux coups de feu éclatèrent, au-dehors, trouant la vitre, et le verre se brisa sur la table, en face de Victor.