VI
Le général Dorsch avait été envoyé dans une garnison à huit heures de Paris pour y faire fonction de divisionnaire, et on ne le voyait plus guère que deux ou trois soirs par mois rue d’Offémont. Il envoyait des colis de fruits de la région, profitant des voyages à Paris de ses subalternes, et des ordonnances apparaissaient le matin avec des couffins de paille à la porte de service.
Mrs. Page était en Amérique et Robert se montrait assez sombre, bien qu’il fût de toutes les fêtes de bienfaisance et qu’on commençât de dire qu’il pourrait bien un jour devenir une sorte d’André de Fouquières. Cela ne plaisait pas à Mme de Nettencourt qui répondait que Robert ne serait jamais un amuseur.
Les sorties de Georges s’étant faites plus fréquentes, le poker avait, avec tout cela, assez ralenti. C’est-à-dire qu’on jouait toujours très tard, après le théâtre, et quand Georges rentrait, eh bien, il rentrait. Il arrivait au milieu des joueurs, mettait un baiser sur l’épaule nue de Diane et se frottait les mains : “Alors, on fait un petit pott ?” On se serrait pour lui laisser une place, et le jeu s’animait.
De plus, il s’était établi, on ne sait comment, dans un coin du hall sur une table de jeu florentine, que Mme de Nettencourt affirmait contre tout le monde être l’œuvre de Benvenuto Cellini (voyons, Christiane, ça n’a pas l’ombre de vraisemblance !), une petite partie dont les membres variaient, mais où l’on retrouvait toujours M. Blin, qui délaissait le poker pour le bridge aux enchères, alors une nouveauté, et qu’on jouait au franc le point, ce qui grimpe. M. Blin était imbattable.
“J’avais d’abord cru, disait-il à sa femme qui ne jouait pas, et qui trouvait fort mauvaises ces nouvelles habitudes de son mari, que Brunel était un marchand de chair humaine. Eh bien, je me trompais : c’est un bon vivant, et voilà tout. Quand on se trompe, il faut bien le reconnaître.
— Vous pourriez, mon ami, rendre justice à M. Brunel sans être tous les soirs fourré chez sa femme.
— Ah ! voilà où le bât te blesse ! Pauvre minette !”
Il y avait des soirs où Georges, bien qu’on traînât le jeu fort avant dans la nuit, n’apparaissait pas au poker. Le lendemain il disait incidemment qu’en réalité il était rentré de bonne heure, en catimini, par la porte de service, et qu’il avait été se pagnotter sans rien dire à personne. “Et quand Diane est montée, je lui ai fait : hou !” Diane ne riait pas trop, et priait Georges de ne pas donner de détails.
Diane avait pris en affection Marguerite de Sabran, la femme du capitaine, récemment mariée. Marguerite était une parfaite tête de linotte, mais assez jolie, pas trop. À peine sortie de chez sa mère, quelque part dans le Midi, elle avait bien assez de peine à dissimuler son accent en parlant pointu : aussi n’était-elle pas du tout mauvaise langue, et c’était un repos pour Diane. Elles allaient ensemble chez Rumpelmayer, au Mirabeau. Jacques de Sabran était à l’état-major, mais il pouvait incessamment être envoyé au diable. Marguerite disait qu’elle ne pourrait jamais se passer de Paris.
Parfois Wisner venait les retrouver, et on allait au Bois, à Armenonville ou à la Cascade, ou suivant la saison, plus loin, au Pavillon Bleu ou à la Belle Cycliste. Wisner avait une Mercedes, une merveille. On trouvait cela très bizarre à lui, mais il disait qu’au moins, celle-là, on ne pouvait pas l’accuser de ne pas l’avoir payée.
“La Mercedes, faisait observer Jacques à sa femme, cela vaut dans les cent billets. Et on dit que c’est le Kaiser qui la lui a donnée. D’ailleurs, je n’en crois rien. Enfin, tout de même, je n’aime pas beaucoup ce Wisner. Il a des idées socialistes.
— Il est très gentil, je t’assure, protestait Marguerite. Il est parfait pour Diane.
— On le dit aussi.
— Oh ! tout de suite. Et puis qu’est-ce qui me l’a fait connaître, Diane ? C’est toi.”
Personne ne comprenait pourquoi les Brunel s’obstinaient à ne pas avoir de voiture à eux, avec le train qu’ils menaient. Ils louaient une limousine au mois, et naturellement ces autos de louage ne sont pas du dernier modèle. Diane disait qu’elle préférait les voitures un peu anciennes, parce qu’elle détestait la vitesse. À vrai dire, elle oubliait ses goûts dans la Mercedes de Wisner.
D’ailleurs, Georges prenait généralement la voiture. Il arriva même que, pendant deux mois, ils n’en louèrent pas. Tout le monde murmurait que les affaires de Brunel devaient aller mal. Alors il en loua une nouvelle, dont le luxe consistait en un tas de petits porte-bouquets où ils mirent des roses, sans se préoccuper de la saison.
“On ne voit jamais votre petit beau-frère, fit remarquer Diane à Marguerite, est-ce qu’il nous fuit ?
Oh, Pierre ne fréquente que le demi-monde, il est insupportable ! C’est dommage parce qu’il est très drôle.
— Eh bien, ma chère, est-ce que nous sommes si collet monté que ça lui fasse peur ? Vous savez, tant pis si ça fâche le capitaine ! Mais si le lieutenant de Sabran veut amener avec lui tout le Palais-Royal, je n’y vois aucun inconvénient. Ça nous changera de M. Blin.
— Le Palais-Royal, c’est fini. Il fait dans l’Opéra-Comique…
— Mais alors, petite provinciale ! que parlez-vous du demi-monde ! C’est le faubourg Saint-Germain, cela !”
Néanmoins, Pierre de Sabran ne vint pas rue d’Offémont. Diane n’eut pas trop l’air de le remarquer, parce que beaucoup de nouveaux habitués y apparurent. Cela fut un soulagement pour Marguerite à qui Pierre avait répondu : “Quand on est putain, j’aime mieux qu’on le dise !” On avait été faire une descente chez le général Dorsch avec l’auto de Wisner. Le général avait organisé impromptu pour ces dames une revue de la garnison.
Wisner avait des intérêts dans les Balkans. Marguerite ne comprenait pas très bien. On dit que les routes y sont si mauvaises, est-ce qu’ils achètent beaucoup d’autos là-bas ? Mais non, cela n’avait rien à voir avec l’automobile. Des mines en Serbie. Et Wisner, avec orgueil, avait ajouté : “Moi, c’est aux rois que je prête de l’argent…”
Le roi Pierre de Serbie était venu à Paris cet hiver-là et toute une série de fonctionnaires de l’ambassade de Serbie, l’attaché militaire, hantaient maintenant l’hôtel de la rue d’Offémont. Ils avaient tous plus ou moins assassiné la reine Draga et son époux. L’un d’eux avait été en prison sous leur règne. Dans une espèce de puits, paraît-il. Diane flirtait un peu avec un secrétaire d’ambassade qui s’appelait Milan quelque chose, une sorte de housard très beau, avec de grands yeux noirs. Il paraît que c’est lui qui avait jeté la reine par la fenêtre. Il patinait très bien. Marguerite, Diane et lui avaient été au Palais de Glace. Tout en tournant à deux (il faisait fort attention d’alterner exactement les promenades avec Diane et avec Marguerite) il expliquait à Marguerite que les défunts souverains en réalité étaient à la dévotion de l’Allemagne. Elle n’arrivait jamais très bien à se souvenir lesquels étaient des Obrenovitch et lesquels des Karageorgevitch. Milan insistait sur la germanophilie du règne précédent, et l’état d’abjection du pays sous la férule de Draga Machine, une dompteuse. Pas de libertés. La Serbie était une colonie allemande. Maintenant la Serbie était un pays libéral. L’esprit de la grande Révolution française y était entré avec le nouveau souverain, qui avait étudié à Paris. Et Milan faisait des huit sur la glace en l’honneur de la France.
“La société serbe est beaucoup plus cultivée que vous ne croyez, chère madame. Je suis sûr qu’à Aix (c’est d’Aix que vous êtes ? non, Toulon) on lit beaucoup moins la nouvelle littérature qu’à Belgrade ou n’importe où en province dans les bonnes maisons serbes. Bourget, Farrère et même Francis Jammes…
— Ah ! oui, même Francis Jammes ?
— Parfaitement, Clara d’Ellébeuse.”
Marguerite était très touchée, parce que justement elle raffolait de Jammes. Tout ce que Jammes disait des petits ânes était vraiment adorable, elle avait eu un âne qui s’appelait Tout-fou.
“Et il y a longtemps que vous connaissez M. Wisner ?” lui demanda le Serbe au tour suivant. Marguerite l’avait connu par Mme Brunel. Un homme charmant. N’est-ce pas, si gai ? Et puis comme businessman ! Là-dessus, Milan était intarissable. Enfin il prit le ton de la confidence : “Je puis vous dire que M. Wisner a fait énormément, pour l’influence française en Serbie, énormément. Le nom de Wisner est cher à tout cœur serbe, à tout cœur de patriote serbe… – Pourquoi ?” demanda peut-être étourdiment Marguerite. Milan traça un trois avant de répondre, et Marguerite faillit tomber.
“Chère madame, dit-il enfin, ceci, c’est de l’histoire. De l’histoire !”
Guy aimait beaucoup les Serbes, parce qu’il avait commencé une collection de timbres-poste et que tout d’un coup la Serbie, qui avait une page toute vide dans son album, s’était peuplée de timbres de toutes les tailles. Sa prédilection allait aux timbres du roi assassiné, qui avaient encore servi pour les premiers jours du règne de Pierre Ier, avec un cachet noir aux armes de Serbie cachant la tête du tyran déchu.
Le général Dorsch lui avait envoyé tout un paquet de timbres des colonies françaises, très intéressants, avec leurs paysages vert amande dans des cadres groseille, ou des jaguars sépia entourés d’indigo. Les nègres d’Obok, ceux de Djibouti, les administrateurs de Madagascar portés à dos d’homme dans leurs filanzanes, tout cela, et même une girafe anglaise du Nyassa, réveillait dans la tête de Guy le souvenir de récits entendus à table quand le cousin Bruyère racontait comment au Sénégal, à Dakar, il était indispensable, si on voulait continuer à être respecté, que quand on croisait un indigène sur un trottoir on l’en fît descendre à coups de cravache : sans cela, ils deviendraient familiers. Le cousin Bruyère avait pas mal roulé sa bosse, c’était l’expression de grand-père. À vrai dire Guy ne comprenait pas comment on pouvait dire ça du cousin Bruyère. D’abord il n’était pas bossu. Et puis on ne le voyait pas se roulant comme un clown. Un homme très sévère, avec un pince-nez et une voix sèche. La Légion d’honneur. On disait qu’à Madagascar, où il était allé aussitôt après la campagne, comme administrateur, il avait joué plus d’un tour aux Anglais. Guy, en regardant un timbre de 35 centimes de Madagascar, essayait de se figurer le cousin Bruyère en filanzane, avec son pince-nez.
Comme il collait bien sagement ses timbres, Guy venait de trouver dans l’envoi du général Dorsch un timbre de Saint-Pierre-et-Miquelon, et justement il n’avait encore aucun timbre de Saint-Pierre-et-Miquelon, un bruit de pétard dans le hall, comme pour les soirées de Noël, lui fit quitter la chambre d’étude.
De la galerie qui dominait le hall, il vit Georges au bout du Pleyel, penché en avant, et la porte du fond qui s’ouvrait, et Diane en déshabillé avec un bonnet de dentelle à la Fanchon, l’air épouvanté, qui du pas de la porte criait : “Pour Dieu, Georges, qui est-ce qui a tiré ?” Et le valet de chambre était entré de l’autre côté, et personne ne faisait attention à Guy, son timbre de Saint-Pierre-et-Miquelon à la main, qui descendait l’escalier et qui se trouva tout à côté de Georges avant qu’on l’ait vu venir.
Il y avait un homme par terre, entre la bergère et le pouf, sur le tapis persan. Il était tombé à la renverse, et en s’approchant Guy vit qu’il y avait autour de lui une quantité incroyable de sang. Georges le regardait, assez stupide. L’homme tombé tenait encore un revolver. On ne pouvait pas bien voir s’il était jeune ou vieux, parce qu’il s’était tiré dans la tête et qu’il avait la face tout éclatée, avec de la cervelle qui coulait sous les cheveux très blonds.
Guy n’avait jamais vu de mort. Il n’avait pas peur. Il était terriblement intéressé. Il n’oubliait pas qu’il tenait un timbre de Saint-Pierre-et-Miquelon, et le serrait très fort entre son pouce et son index gauche, tout en remarquant que la chasuble qui venait de l’abbaye de Cîteaux et qui était jetée sur le Pleyel avait été très vilainement éclaboussée.
Georges releva la tête, vit l’enfant, et dit à Diane avec une drôle de voix toute changée : “Emmène le petit. C’est Pierre de Sabran. Ne touchez à rien, Joseph, et vous ne laisserez entrer personne. Il faut que la police trouve tout comme c’est.”
C’est tout ce que Guy entendit parce que Diane, avec la gorge agitée d’une façon hystérique, l’avait pris dans ses bras comme s’il avait été un bébé qui ne sait pas marcher. Il sentait les seins de sa mère très près de lui. Il ne se débattait pas. Il serrait son timbre. Quand Diane l’avait déposé, d’une traite, et il était lourd, dans la chambre d’étude, au premier, elle l’avait caressé comme elle ne faisait jamais, et elle avait demandé : “Pauvre chéri ! Tu n’as rien vu, n’est-ce pas ?”
Guy comprit qu’elle désirait qu’il n’ait rien vu. Il ne la contraria pas. Il posa une question un peu à côté, en rougissant : “Qui c’est, le monsieur qui est tombé ?” Diane respira. Il n’avait rien vu !“Laisse, mon mignon, c’est quelqu’un que tu ne connais pas… Tout cela s’arrangera. Alors, joue, n’est-ce pas ? Je vais écrire des lettres.”
Il savait qu’elle était repartie dans le hall. Ses timbres ne l’intéressaient plus. Il colla machinalement celui de Saint-Pierre-et-Miquelon. Devant l’album ouvert, il pensait à la cervelle. Il n’avait pas assez bien regardé…