Un orage de printemps

– Je suis fière de vous, Julie, le sommet que nous atteignons aujourd’hui est haut perché.

– Lulu est à mon aphélie. Il faut bien que je monte le plus haut possible pour le toucher du bout des doigts.

– Vous connaissez ce mot ?

– Quel mot ? Doigt ?

– Aphélie, dit-il en souriant.

– Et pourquoi pas ?!

– Pourquoi pas, en effet.

– Point de l’orbite d’une planète le plus éloigné du soleil.

– Ne vous justifiez pas !

– C’était pour vous sortir de l’embarras si jamais vous ne le connaissiez pas.

– Je le connaissais.

 

Julie s’est assise, en tailleur, après avoir posé une pierre sur le petit monticule au sommet, ces petites rallonges de montagne faites par les hommes, un grain de sable au regard de l’immensité à leurs pieds, mais un geste symbolique fort. Elle scrute l’horizon. Le ciel est dégagé, mais il fait lourd. Cela correspond à ce qu’elle éprouve. Quelques mois après. L’esprit libéré, mais le cœur gros.

Romain s’est assis un peu en retrait et observe cette jeune femme qu’il connaît depuis moins d’un an. Cette femme qu’il a rencontrée en maman pleine d’espoir et qu’il a vue se transformer en orpheline d’enfant – il n’y a même pas de mot pour cet état-là. Qu’il a vue s’effondrer puis renaître tout doucement à la vie. Elle a beau dire qu’il l’a énormément aidée, Romain sait qu’elle détient tout le mérite. Elle a rassemblé les pièces éparpillées du puzzle, a réappris à jouer aux Lego. Tout au plus lui aura-t-il donné quelques indications, mais à peine.

À peine.

 

Désormais, Romain ne la voit plus comme la maman de Ludovic, son petit patient, dans une relation de soin et d’apaisement. Leurs rapports se sont transformés peu à peu en une amitié sincère et riche. Mais aujourd’hui, en regardant le profil de Julie, ses cheveux qui se soulèvent discrètement avec le vent, son nez légèrement retroussé, ses petits seins qui reposent sur ses genoux et ses deux bras croisés sur les jambes, aujourd’hui, Romain ne sait plus si ce qu’il éprouve pour elle est encore de l’amitié. Quoique. En fait il sait. Il est tombé amoureux. Peut-être au fil du temps, peut-être le premier jour, sans le savoir, mais quelle importance ? Aujourd’hui, il regarde cette femme et son cœur bat un peu plus fort. Ses sentiments pour elle sont-ils indécents ou non ? Au fond de lui, il les ressent, et c’est agréable. Il se sent prêt à vivre une autre histoire. Ainsi va la vie, elle se nourrit d’impermanence, et c’est l’impermanence qui fait que la vie est vie. Le passé laisse une trace comme les pas dans le sable, mais c’est vers l’avenir que l’on marche.

– Vous avez déjà réfléchi à la pierre que vous allez mettre sur sa tombe ?

– Un papillon, en grès des Vosges, que je pourrai payer grâce à l’argent de Paul. Il avait raison, c’est important.

– C’est important, oui.

– Je pense tout le temps à Lulu. Tout le monde me dit que ça va sûrement être difficile, cet automne, quand arrivera la date anniversaire. Mais j’ai pas besoin de date anniversaire pour me souvenir de lui. Je n’en suis pas encore là. Et je doute de l’être jamais. Ludovic est au fond de moi, il est en moi, il le sera toujours, chaque jour.

– Le temps n’aide pas à oublier mais à s’habituer. Comme les yeux qui s’accoutument au noir.

– J’ai quand même l’impression que mon ampoule a grillé il y a quelques mois.

– Un bon gros feu peut sembler être éteint après un gros orage, mais tout au fond, il reste toujours des braises. La surface est grise, froide, en cendres, mais le noyau est encore chaud. Attisez-le, ajoutez quelques brindilles, soufflez dessus et il peut repartir.

– J’ai plutôt l’impression d’être une pomme, parmi d’autres pommes qui passent sur le tamis. Sauf que moi, je suis devenue trop grosse, je ne passe plus dans les trous standards, alors je vais atterrir dans un autre cageot, à part.

– C’est votre cœur qui est devenu très gros. Mais avoir le cœur gros peut aussi signifier qu’on a un grand cœur.

 

Romain marque un petit temps d’arrêt, en poursuivant son dessin dans la terre meuble, entre ses pieds, du bout de son bâton, puis se met à sourire ostensiblement.

– Qu’est-ce qui vous fait rire ?

– Ce que vous dites ! Finalement, vous avez changé de cageot parce que vous êtes devenue une pomme d’amour, toute brillante, toute rouge, toute sucrée.

Julie sourit à son tour. Et avec ses deux petites fossettes sur les joues devenues roses, elle est à croquer !

 

– Vous ne trouvez pas que le ciel s’assombrit dangereusement ? s’inquiète Julie.

– Je m’en faisais la réflexion. J’ai pourtant consulté la météo, ils n’annonçaient pas d’orage. Dépêchons-nous, il vaut mieux ne pas s’attarder en montagne en cas d’orage, nous en avons pour deux heures jusqu’à la voiture.

 

Ils descendent à vive allure. Romain précède Julie pour lui ouvrir le chemin. Elle s’essouffle, trébuche, mais tient bon. L’atmosphère est électrique, Romain le sent. Et la luminosité décroît subtilement. Il se retourne régulièrement, pour surveiller la tendance. L’orage s’approche rapidement, et le vent s’est levé. Ils n’arriveront pas à atteindre la voiture, c’est illusoire, et, sur le chemin, aucun lieu de repli pour attendre en toute sécurité que la tempête passe.

– Nous allons bifurquer par là, crie Romain, nous ne sommes pas loin de la Grotte de l’Oubli, l’accès par ici est un peu plus difficile, mais nous y serons à l’abri.

– Faites comme vous le sentez, dit Julie dans une respiration haletante, je vous suis…

Il leur reste un bon kilomètre avant d’atteindre la grotte. Quand Romain se retourne une nouvelle fois, le nuage de pluie vient d’engloutir le sommet d’où ils viennent et avance droit sur eux, à la vitesse d’un cheval au galop. Le tonnerre est encore lointain, mais ils sont dans le sens du vent, les éclairs ne sauraient tarder. Le phénomène est impressionnant. Sa vitesse d’évolution ne leur laisse aucune chance d’atteindre la grotte à temps.

Julie ne dit rien. Sur son visage, la crainte. Elle s’efforce d’avancer le plus rapidement possible, sans se blesser, ce serait encore pire. Elle prend sur elle pour ne pas paniquer. Mais elle n’aime pas l’orage. Vraiment pas. Petite, elle avait vu la foudre s’abattre sur une grange, non loin de chez ses parents, dans un claquement terrible qui avait fait vibrer la maison. La grange avait pris feu, et les propriétaires avaient pu sauver les animaux in extremis, mais le hasard des impacts angoisse Julie. Certes, on n’y peut rien, mais elle préférerait ne pas servir de conducteur entre ciel et terre, là, maintenant.

Finalement, elle y tient quand même, à la vie…

Ils n’ont pas fait vingt mètres que les premières gouttes se mettent à tomber. Très vite, c’est une pluie dense qui s’abat sur eux. Des gouttes énormes venant frapper leur visage. En quelques secondes, ils sont trempés, et le sol est devenu plus instable. Le tonnerre se rapproche, plus fort. Cela glace le sang de Julie.

Heureusement, l’escalier rocheux vers la grotte est en vue. Romain s’y engouffre en premier et prend Julie par la taille pour l’aider à descendre les immenses marches que forment les rochers. Ils sont extrêmement glissants. Mais Romain sait qu’ils sont bientôt arrivés. Il rassure Julie.

En pénétrant dans la grotte, il l’entraîne vers le centre, sort toutes les affaires de leurs sacs et les pose au sol pour qu’ils s’y asseoient et s’isolent des ondes électriques.

– Il faut que nous restions bien au milieu, c’est là que nous serons le plus en sécurité. Ça va aller, Julie ?

– …

– Julie ?

 

Julie ne répond pas. Le nœud dans sa gorge est énorme. Elle reste silencieuse quelques instants.

Et puis tout sort, dans un hurlement animal. Elle se décharge, comme un éclair, de ses tensions intérieures. L’orage est désormais juste au-dessus d’eux, et le tonnerre progresse à coups d’explosions. À chacune d’elles, Julie crie un peu plus fort. Romain comprend qu’elle n’exprime pas seulement sa peur de l’orage. Celui-ci n’est que le détonateur de la rage qu’elle garde au fond d’elle depuis la mort de Lulu, qu’elle n’a jamais réussi à faire sortir.

Tant mieux…

Il l’a prise dans les bras et la berce comme il peut, en essayant de calmer son agitation. Julie grelotte, glacée jusqu’aux os. Rien n’y fait. Ce sanglot énorme se poursuit de longues minutes. Il la laisse le vivre pleinement, pour qu’elle s’en débarrasse enfin. Il l’éloigne un peu de lui, pour la regarder droit dans les yeux. Ses cheveux mouillés encadrent son visage, ses lèvres tremblent, et ses yeux bleus cherchent un peu de sécurité, comme un bateau jette l’ancre pour se stabiliser.

Romain saisit le visage de Julie, de ses deux larges mains, et capte son regard quelques instants, puis s’approche d’elle. Ses lèvres sentent d’abord celles tremblantes de Julie, mais quand Romain se met à l’embrasser, il sent progressivement qu’elle se détend, qu’elle s’apaise.

Elle se laisse faire d’abord, puis, progressivement, prend part à l’échange.

Plus rien n’existe autour d’eux. La pénombre de la grotte les enveloppe, bienveillante. Tout pourrait bien s’écrouler, ils sont là, unis, dans un tourbillon qui leur fait oublier leurs vêtements mouillés, le froid, l’orage, le chagrin, la perte. C’est de la vie qu’ils font circuler dans leurs baisers et leurs caresses, un concentré de vie plus fort que tout le reste.

 

Et puis la lumière…

L’orage s’éloigne, le soleil illumine à nouveau la nature alentour, qui brille d’avoir laissé la pluie la recouvrir.

– Il faut y aller, Julie, nous n’avons aucun vêtement de rechange, et il nous reste du chemin. La fraîcheur tombe vite sur la montagne.

– Vous prendrez une douche à la maison.

– Peut-être pourrions-nous nous tutoyer, non ?

– Peut-être, dit Julie en souriant, lumineuse comme la nature, lavée par l’orage.

Son orage.

Romain lui prend la main, et l’entraîne sur le chemin du retour. Ils ne se parlent presque pas, mais se regardent souvent, se sourient, se savourent et se désirent.

 

Julie fait un feu dans la cheminée après sa douche. Romain a pris sa place dans la salle de bain. La seule vraie urgence en pénétrant dans l’appartement était de se réchauffer. Les vêtements de Romain sécheront devant les flammes. Pour aller préparer un thé à la cuisine, Julie marche précautionneusement, pour éviter une incursion malheureuse. Après tout, ils n’ont pas encore franchi le seuil de l’intimité.

Romain a laissé la porte de la salle de bain entrouverte et se frictionne les cheveux vigoureusement. Il a noué une serviette autour de la taille. Il est beau. Au vu de la vapeur qui règne dans la pièce, il a dû, comme Julie, forcer sur le rouge du mitigeur, pour se réchauffer.

– Tu as trouvé des serviettes ? lui lance-t-elle en passant.

Après avoir enclenché la bouilloire électrique, Julie se rend dans sa chambre pour s’habiller. Elle cherche quelques vêtements dans l’armoire quand elle sent les mains de Romain enlacer sa taille. Il dépose un baiser sur sa nuque, et la tourne vers lui, en lui caressant la joue, en lui replaçant la mèche qui vient de tomber sur son front. Il la regarde comme il ne l’a jamais fait auparavant, avec le regard désireux d’un amant. Il la trouve belle, plus belle que jamais. Puis l’embrasse, à nouveau, tendrement. Dans la Grotte de l’Oubli, tout à l’heure, il y avait de la fougue, celle de la découverte, du franchissement. Mais à cet instant, ils prennent le temps, pour se découvrir, se caresser puis s’écarter, revenir et repartir, hésitants.

Quand Romain fait basculer Julie sur le lit, elle ferme les yeux et s’abandonne.

La princesse a ouvert le pont-levis pour laisser entrer le Prince Charmant et ses grandes vagues toutes douces.

La lumière discrète de cette fin de journée traverse les persiennes, et dessine des tranches d’amour sur ces deux corps qui ne font plus qu’un. Un petit morceau de long fleuve tranquille, quand même.

 

Julie se réveille en constatant que la nuit est tombée, seule la lumière de la salle de bain est restée allumée. Elle soulève doucement le bras de Romain pour se lever. Celui-ci ouvre à peine les yeux. Elle s’assoit au bord du lit, attrapant un drap dans la pagaille laissée par la fougue de l’instant passé. Elle s’y enveloppe pour rejoindre la salle de bain. Dans son mouvement, Romain aperçoit les deux petits creux au bas de son dos. Le triangle de Michaelis, le « Divin losange » et ses petites fossettes creusées par les os du bassin. La partie du corps qu’il préfère, surtout chez une femme. Il revoit sa femme, les formes de son corps tant aimé. La cicatrice pourtant fermée brûle encore. Il se tourne vers la fenêtre, referme les yeux. Quand Julie revient, en s’allongeant à ses côtés, elle voit cette petite larme qui s’est arrêtée au milieu de la joue. Elle sait que cet instant de profonde intimité fait réapparaître des fantômes. Elle s’y attendait, et le respecte. Elle-même est un peu retournée, elle pense à Lulu.

S’autoriser à nouveau le plaisir du corps ne tombe pas sous le sens.

 

Julie caresse l’épaule de Romain, dépose sur cette larme un baiser aussi léger qu’un papillon sur une fleur fragile et lui chuchote « merci » à l’oreille…

Il fait partie de ces mâles non dominants qui comprennent l’autre moitié de l’humanité.

Romain ne répond pas, n’ouvre pas les yeux, mais prend la main de Julie et la serre fort, très fort, en esquissant un pâle sourire.