Quelques semaines plus tard.
« Bonjour Paul,
J’espère que tu vas bien. Je mets ton silence sur le compte d’un trop-plein de travail… Ou alors est-ce Manon qui te monte à la tête ?!
Je viens vers toi aujourd’hui pour une demande spécifique. J’ai décidé de me mettre au piano. C’est un ami qui me l’a conseillé. De la musique thérapeutique. Je suis allée au magasin de musique, et j’ai trouvé un piano vraiment très beau. Il est en bois clair, comme j’aime, et d’un joli son. Mais c’est 4500 euros, et je n’ai pas d’argent d’avance. Alors je voulais voir si tu pourrais me prêter cette somme, que je rembourserai chaque mois un petit peu… J’attends de tes nouvelles, à très bientôt.
Je t’embrasse.
Julie
PS : si c’est un trop-plein de travail, pense à souffler de temps à autre quand même.
PS 2 : si c’est Manon qui te monte à la tête, pense à souffler de temps à autre quand même.
PS 3 : j’espère que c’est la deuxième raison… »
« Ma chère Julie,
Je suis désolé pour ce silence. J’ai en effet beaucoup de travail en ce moment, je pars souvent en déplacement. Cependant, je n’ai aucune excuse, j’aurais pu t’appeler, te laisser des petits messages. Je crois que j’ai peur. Peur de te parler de choses futiles, ou carrément de ne pas savoir quoi te dire. Peur de t’embêter ou de tomber au mauvais moment. Je sais que c’est ridicule, mais je ne sais pas comment réagir. Peut-être pourrions nous manger ensemble la semaine prochaine, qu’on parle de tout cela. Je pars demain à l’étranger, mais je reviens ce week-end. Qu’en dis-tu ?
Je t’embrasse.
Paul.
PS : Pour l’argent, bien sûr qu’on trouvera une solution. Ne t’inquiète pas. On en reparle.
PS 2 : Pour Manon, je souffle de temps en temps… »
Quelques jours plus tard…
Julie est partie au supermarché. Elle a repris le travail. Parce que la Sécurité sociale n’accepte pas indéfiniment les arrêts. Parce qu’elle a besoin de se changer les idées malgré tout, même si un poste de caissière n’a rien de transcendant pour atteindre ce genre d’objectif. Elle a décidé aujourd’hui de comparer les dates de naissance des pièces d’identité avec l’impression qu’elle se faisait de l’âge du client. Il y a de sacrées surprises. Des femmes refaites qui font dix ans de moins, des hommes abîmés par l’alcool et la cigarette qui en font dix de plus.
À son retour, Caroline l’accueille avec un grand sourire. Ça fait plaisir de la voir ainsi, elle qui n’est jamais très volubile, mais c’est surprenant, presque louche. Elle a le comportement d’une petite fille à qui on a confié un grand secret et qui a du mal à le garder pour elle. Elle en serait presque à mettre ses mains devant la bouche pour ne pas que ça sorte. Julie aimerait bien savoir ce qui la rend aussi pétillante.
Caroline s’en va au fond du cabinet médical dans un rire nerveux. C’est insoutenable pour elle. Plus vite Julie aura découvert le secret, plus tôt elle sera libérée.
Quel mystérieux accueil en cette fin de journée !
Julie monte les escaliers et entre dans l’appartement du haut, où elle loge encore, avec Jérôme et Caroline. Machinalement, elle dépose son sac et ses clés sur le petit meuble de l’entrée, se sert un verre d’eau et s’assoit à la table de la cuisine pour feuilleter le journal.
Elle aperçoit alors un trousseau de clés et un post-it comportant une adresse et un commentaire : « Une surprise t’y attend. Cours-y vite ! » Julie se réjouissait des jeux de piste de fin d’année à l’école primaire. Elle sourit. Le texte est écrit en majuscules. Elle ne sait même pas qui joue ainsi avec elle, mais Caroline doit être de mèche.
Elle repart.
À l’adresse indiquée. Un petit immeuble récent, dans un quartier calme. Il y a son nom sur la sonnette du bas. Elle essaie plusieurs clés avant de trouver celle qui ouvre la porte du hall. Elle monte au premier étage et regarde les noms sur les sonnettes. À nouveau le sien. Deux autres clés. Elle choisit la plus grosse et trouve du premier coup.
En entrant dans l’appartement, Julie ne comprend pas bien où elle arrive. Sa valise rouge, celle que Paul lui a achetée en Bretagne, trône dans l’entrée. Toutes ses affaires sont là. Caroline était bien de mèche.
Tout est neuf. L’appartement, les meubles, dans un style simple et moderne. La petite cuisine est équipée et fonctionnelle, avec un magnifique four, un robot moderne digne d’un grand chef. Une pyramide d’oignons juste à côté. Clin d’œil.
C’est en entrant dans le salon qu’elle l’aperçoit. Il est là, installé, silencieux, aussi beau que le jour où elle est tombée en admiration devant lui.
Le piano en bois clair, qu’elle a vu dans le magasin, qu’elle a tout de suite aimé. Le tabouret installé devant, dans les mêmes tons. Un petit mot sur le clavier.
« Oublie le prêt, ça me fait plaisir de savoir qu’il te fera du bien. J’aimerais tant pouvoir soulager ta peine, alors c’était une occasion. Je t’embrasse. Paul.
PS : ah oui, au fait, pour l’appartement meublé, il faut que nous parlions du loyer. Je pense que tu ne trouveras pas meilleur rapport qualité-prix sur le marché, sinon, la nana de l’agence ne m’aurait pas traité de dingue… Il manque juste quelques signatures. »
– Paul ? dit Julie d’une toute petite voix, au téléphone.
– Oh bonjour, Julie ! Tu es rentrée ?
– Mais t’es dingue !
– Ah ben toi aussi, tu t’y mets ? Je vais finir par croire que vous avez toutes raison ! Oui, je deviens fou. Comment voulais-tu que je ne saute pas sur l’occasion ?
– Mais c’est un trop gros cadeau, Paul, c’est trop !
– Je ne t’offre pas l’appartement !
– Je parle du piano.
– Mais il y aura des intérêts ! Je compte bien que tu me joues régulièrement un morceau quand je viendrai te voir.
– Mais comment tu savais que c’était celui-ci ?
– De l’avantage de se balader avec une photo de toi dans mon portefeuille. Le vendeur s’est souvenu de ton visage et de ta mine béate devant ce piano. Voilà ! Il se souvient aussi de l’âpre négociation que tu as engagée et de tes arguments pour faire baisser le prix. Je vais t’embaucher comme commerciale !
– Tu es incroyable. Ça me fait vraiment plaisir, Paul, vraiment, si tu savais comme ça me fait plaisir.
– Fais-en bon usage Julie, et fais-toi plaisir. Et dans six mois, je veux entendre un prélude de Bach !!!
– Et il t’a fait un prix, le vendeur ?
– Tu sais bien que je prends toujours le plus cher, ce n’est pas pour négocier le prix derrière.
– C’était pas le plus cher.
– Je sais, mais c’était le tien.
Paul soupire de soulagement après avoir raccroché. Elle a arrêté de refuser ses cadeaux en bloc. Il était temps. Il se fiche de leur valeur. Il ne cherche qu’à la rendre heureuse, qu’à essayer de soigner ne serait-ce qu’au cent millième la mort de Lulu. Elle, qui était leur baume sans paraben quand ils sont partis en Bretagne, s’est transformée en plaie béante et Paul n’a pas l’impression d’avoir la même chaleur au fond de lui pour la réchauffer. Paul a surtout le sentiment d’être responsable du drame. Après tout, il aurait pu choisir une autre caisse, ou rester indifférent à la caissière. Surtout, ne pas l’inviter à déjeuner et encore moins partir en Bretagne. Tout cela ne serait pas arrivé. Paul se sent responsable, et il n’a qu’une carte bancaire à faire chauffer pour étaler un peu de baume sur la cicatrice de Julie.
Maigres moyens, parce que ce dont a besoin Julie ne s’achète pas. N’empêche que pour atteindre l’essentiel, le matériel aide. C’est elle-même qui l’a dit. Pouvoir appeler sa copine, manger des bonnes choses et se vêtir ailleurs qu’aux fripes du coin.
Et jouer du piano.
Enfin elle accepte.
Elle avait bien fini par le tutoyer.
Tout vient à point…