Des broutilles urgentes

Lundi. Reprise du travail.

Julie profite de sa pause pour appeler Paul avec son nouveau téléphone. Elle essaye d’en comprendre le fonctionnement comme un enfant de trois ans devant le tableau de commandes d’un airbus A350. Paul, pragmatique et bienveillant, a entré son numéro en touche raccourcie. Elle appuie longuement sur le 2 et le numéro de son ami apparaît miraculeusement. Trois pour le service de Lulu, quatre pour Jérôme, cinq pour Caroline, et six pour Manon. Il lui a aussi montré comment revenir au menu d’une simple touche quand elle ne sait plus où elle en est.

Paul répond systématiquement, qu’il soit en réunion ou non. Le privilège des hauts cadres proches de la retraite et que l’on essaie de garder à tout prix. Il a prévenu ses collègues « si je décroche, c’est que c’est urgent », en décrétant d’emblée que les appels de Julie seraient toujours urgents, même si c’est pour une broutille. Certaines broutilles sont malgré tout urgentes.

Elle lui raconte son retour au travail, ce directeur qui a dû oublier la part d’humanité héritée de ses parents dans le placenta qui l’accompagnait au moment de naître. Dire que ce petit bout de philanthropie a fini à la poubelle, et que place était faite à la vacherie systématique.

– Il ne t’a quand même pas refusé le temps partiel ?

– Non, il n’a pas le droit, mais il m’a dit que ce n’était pas une raison valable et qu’il me pourrirait mes horaires. J’avais envie de le coller au mur.

– Tu ne l’as pas fait ?

– Tu m’as bien regardée ? Tu m’as engraissée en Bretagne, mais je ne fais pas le poids quand même.

– Julie, on va le faire tomber un jour. Pas maintenant, tu as autre chose à penser, mais nourris ta vengeance pour qu’elle soit éclatante le jour venu ! Ton temps partiel te laissera quand même du temps. Et tiens bon. C’est pour le petit.

 

Il y a aussi le bruit, le courant d’air de la caisse 12 à laquelle elle est assignée pour la journée, les clients maussades comme le temps, qui ne disent pas bonjour, la regardent à peine, soupirent quand elle ne trouve pas un code barre, s’impatientent quand le client précédent lui a confié sept bons de réduction qu’elle doit saisir à la main. Il y a ces « bons cadeaux » à distribuer avec chaque ticket de caisse, qui vont aller encombrer les étagères des clients, mais que les enfants ne veulent manquer pour rien au monde, à se rouler par terre si la caissière n’en a plus dans son stock. Encore du temps perdu, d’autres clients qui râlent, milles choses à penser, rester concentrée pour ne pas faire l’erreur qui l’enverrait dans le bureau du directeur. Il y a surtout cette lassitude de gérer les petits riens matériels ridicules alors qu’un enfant dort d’un sommeil trop profond à quelques dizaines de kilomètres de là, après qu’un alcoolique irresponsable ait décidé de tourner la clef de contact, sans penser qu’il allait foutre en l’air quelques vies ce soir-là. La sienne, Julie s’en fiche, mais celle de Lulu…

Alors, les bons de réduction et les tickets gagnants, ils peuvent se les mettre où elle pense, Julie. Surtout le directeur !

– Je t’ai déjà dit que tu pouvais quitter ton travail et que je subviendrais à tes besoins, lui répète Paul inlassablement.

– Non, je ne veux dépendre de personne.

– Tu es têtue !

– Pragmatique…

– Fière !

– Réaliste…

– Obstinée !

– Déterminée…

– O.K. ! j’abandonne. Je suis là, tu le sais.

 

Elle le sait.