Julie est allée voir Ludovic tous les jours, tantôt avec Paul, tantôt avec Caroline et Jérôme, qui préférait rester dans la voiture. Hier, Manon l’a accompagnée.
En partant, Julie savait qu’ils allaient fermer le cercueil. Définitivement. Qu’elle ne le reverrait plus jamais qu’en pensées et en photos. Le vide insoutenable. Même mort, même froid, il était encore là, sous ses yeux, sous ses mains, petit prolongement de lui vivant. En fermant ce cercueil, c’est l’absence définitive qui prend forme, avec violence. Il faut désormais accepter de ne plus vivre qu’en compagnie de son souvenir. Quelques photos, quelques vêtements gardés, des jouets, et l’empreinte de son existence dans la mémoire. Empreinte qui finira un jour par s’estomper comme la clairière est gagnée par la forêt alentour. Au fil du temps. Inévitablement.
La cérémonie est simple, seuls les premiers bancs sont occupés. Julie n’a pas une vie sociale très riche. Mais les proches sont là. Ceux qui soutiennent fort et qui comprennent. Ceux qui partagent son émotion et qui rassurent d’un regard ou d’une étreinte sincère. Quelques caissières sont venues. Les gentilles. Et puis, les anciens du village. Ceux qui ont le temps. Ceux qui croient en Dieu. Ceux qui appartiennent au vieux noyau de la communauté d’un village. Qui se connaissent encore les uns les autres et qui ont depuis l’enfance vécu les épreuves ensemble. Et ils savent que cette épreuve est plus forte que toutes les autres. Alors leur présence, peut-être…
C’est le curé du village qui officie. Les vieux hommes d’Église survivent à bien des malheurs, en gardant toujours cette foi intacte. À se demander comment.
Julie a écrit un texte à lire pendant la cérémonie. Elle a demandé à Manon de l’accompagner pour le lire à sa place, en cas de défaillance, et elle a peu d’espoir de trouver la force pour le faire. L’émotion lui noue la gorge.
Mais quelques instants avant le moment où elle doit prendre la parole, Julie sent monter en elle une sorte de paix intérieure qui l’aide à trouver la sérénité nécessaire, à calmer sa respiration, à sécher ses larmes et libérer sa voix. Il y a une petite âme flottant dans l’édifice qui doit y être pour quelque chose.
« Mon petit prince,
Quand un silence s’installe, on dit qu’un ange passe… Toi, tu es passé en jouant une jolie petite mélodie. Il y a donc des anges volubiles.
Ça va me manquer de ne plus te voir prendre ton pouce, le soir, en tournicotant tes cheveux, de ne plus t’entendre décrocher le téléphone en me disant “salut M’man”, de ne plus te voir lâcher ta bille en haut du circuit avec l’attente fébrile de sa chute, de ne plus te voir dessiner tes escargots rigolos.
Ça me manquera de ne plus te voir revenir du fond du jardin avec une poignée de framboises à peine mûres, de ne plus t’entendre chanter le générique de ton dessin animé préféré. Ça va me manquer de ne plus te voir ni te toucher, de ne plus te prendre dans mes bras et t’embrasser.
Je te promets, Ludovic, de retrouver ma joie de vivre d’avant, et d’œuvrer pour qu’elle revienne chez les gens qui t’aiment. J’ai même recommencé à sourire, je crois… Alors, tu vois…
Veille sur nous, Lulu. Guide-nous, petite étoile filante.
Parce que tu es devenu une étoile, je te lis un extrait du Petit Prince :
“Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras toi des étoiles qui savent rire.”
La nuit, je regarderai le ciel, Lulu, pour te voir briller… Et le jour, les étoiles sont invisibles mais elles sont là quand même…
Je t’aime… »
Quand Julie rejoint sa place après avoir passé quelques instants, la tête posée sur le cercueil, un silence incroyable s’installe, épais, dense comme un brouillard d’hiver. Un de ces silences que l’on entend vraiment. Pas un bruit de sanglot, de mouchoir ou de raclement de gorge. Rien. Le néant. Un silence de communion, un silence pour dire au revoir…
Et puis, il y a cet autre moment émouvant. Alors qu’on est en plein mois de novembre, un papillon blanc s’approche du cercueil et vient s’y poser. Un papillon de nuit certainement, que le hasard a amené jusque-là.
Quel hasard ?
Le curé salue ce silence, salue le petit insecte, reprend les prières. Puis fait un petit signe de main à Romain, qui avait demandé à lire quelque chose. Il s’avance, déplie un petit morceau de papier sorti de sa poche, tousse discrètement, hésite un instant.
Mes chers amis !
Ô combien est ma peine
J’ai perdu un ami
Pas un Roi, pas une Reine
N’étaient plus grands que lui
Il portait sur ses ailes
Le soleil et la pluie
Les fleurs comme des ombrelles
Se sont fermées depuis
Mon ami papillon
A rejoint un jardin
Trop loin des horizons
Et déjà ce matin
Mes yeux remplis de larmes…
…contemplent son souvenir
devant deux petites flammes
Allumées pour lui dire
Qu’il a marqué mon âme
À jamais d’un sourire.
Julie est émue, lui qui le connaissait à peine…
Au cimetière, le monticule de terre est énorme. Et voilà le petit cercueil bleu au-dessus du vide, sur deux planches. C’est tellement inhabituel d’en voir d’aussi petits.
Certains viennent embrasser Julie, d’autres préfèrent rester en retrait. On n’entend que le bruit des pas sur les petits cailloux blancs des allées.
Quand les quatre hommes en noir font glisser doucement cette toute petite boîte au fond du si grand trou, Julie se sent attirée vers le fond, comme au bord d’une falaise. L’appel du vide. Elle s’agenouille, luttant contre l’envie d’y tomber avec lui. Qu’on l’ensevelisse. Vite ! Vite ! Personne ne se rendra compte de rien. Qu’elle le rejoigne et ne le quitte plus. Comme il va se sentir seul et à l’étroit, si profond sous terre, dans l’obscurité, lui qui avait peur du noir.
Julie, il est mort ton fils, il ne ressent plus rien, ce n’est plus qu’un amas de chair sans vie, pas de problème, il s’en moque de là où il est, de l’étroitesse et de l’obscurité…
Mais qui sait d’abord ? Et puis c’est bien trop tôt pour elle… Bien trop tôt pour ne plus avoir ce genre de considération. Comment pourrait-elle faire la part des choses… ?
Paul la saisit par les épaules, la relève et la dirige vers la salle du restaurant où il a organisé une petite réception. Le cortège des proches qui l’accompagne pour un moment de retrouvailles reprend un peu vie. Quelques mots, des sourires.
Julie est sereine, presque souriante, comme si un cap était passé. Immensément douloureux, mais passé. Le plus dur n’est pas fini, elle le sait, mais une chose après l’autre.
Depuis quelques semaines, Julie avait pris le pli de vivre l’instant présent. Avait-elle d’autres choix ? Elle ne l’a pas plus aujourd’hui.
Alors, elle continue, l’instant présent, la vie est si fragile…
Surtout aujourd’hui.
Carpe diem.