Départ

Les quatre jours qui les séparent du retour passent à une vitesse effrayante, vertigineuse, indécente. Mais avec beaucoup de naturel. Presque une vie de famille, sans notion de couple, seulement des affinités de plus en plus profondes.

Jérôme passe encore des moments assis dans le sable, face à la mer. Il médite, se débat, remonte peu à peu à la surface, elle est encore loin, mais redevenue accessible. Le rythme des vagues l’apaise. Il s’identifie aux coquillages, balancés sans ménagement par le ressac. Ces coquillages qui se retrouvent parfois enfouis, ou cassés, retournés, en morceaux. Mais il y en a d’autres qu’on retrouve presque intacts, posés là sur la plage comme si rien ne leur était arrivé. Un bel objectif à atteindre. À la surface, indemnes. Julie est venue passer quelques moments avec lui, pour lui prendre la main, ou le bras, ou s’immiscer entre ses deux jambes pliées, et essayer de retrouver cette chaleur canine qu’elle a aimée sur le bateau.

Et puis, d’autres fois, Jérôme est joyeux, il participe aux jeux avec Lulu, à la cuisine avec son père. Il n’en est pas encore au point de danser comme Balou, mais s’en approche. Son rumen est vide, envolés, les a priori qu’il avait en embarquant cette fille. Il attend encore le moment où son père va s’approcher de lui pour lui dire : « Alors, qui avait raison ? »

Mais Paul ne le fera pas. Il sait pertinemment que Jérôme s’en passera volontiers et qu’il n’a besoin que d’aller mieux, pas de remarques inutiles et orgueilleuses.

Paul se surprend à observer Julie, régulièrement dans la journée, à se demander comment elle s’y prend pour lui faire tant de bien. Elle n’a pourtant rien d’exceptionnel. Pas plus qu’une autre. En dehors de cette lumière qui s’échappe d’elle comme le soleil du matin à travers l’interstice d’un volet. C’est donc une étoile qu’ils ont trouvée, son fils et lui. Il est heureux de sa première impression. Heureux de sa pizza et de son pack de bière qui ont transité par ses mains. Heureux de l’avoir invitée au restaurant, puis en Bretagne. Heureux qu’elle ait aidé Jérôme à se délester de ce boulet qui le maintenait au fond du lac. Heureux de s’être amélioré au Memory et à l’art culinaire.

Heureux.

Il en remercierait presque Marlène d’avoir eu la bonne idée de le quitter. Le presque est de trop. Il la remercie.

Julie et Ludovic passent leur temps au bord de l’eau, en pull, mais sous le soleil. S’ils pouvaient emporter la plage dans la voiture, ils le feraient. Mais les vagues n’auront que leur mémoire pour valise. Alors ils font le plein d’odeurs marines, de clapotis de l’eau, de cris de mouettes, de lumières du soleil couchant.

Et puis, les bagages se préparent. Paul a acheté une grosse valise rouge vernie à Julie pour qu’elle y range ses anciennes affaires, et les nouvelles, plus adaptées à son récent tour de cuisses.

Julie est amère de devoir la remplir. Elle resterait bien en vacances pour toujours. Lulu en apprendrait plus ici qu’à l’école. Mais ce n’est pas comme ça, la vie. Il faut travailler, pour payer ses charges, ses repas, ses loisirs quand il reste quelque chose à la fin du mois. Elle a plus que jamais le sentiment d’être née sous une mauvaise étoile. Qui ne brillait pas fort. Un destin qu’on ne choisit pas. Des galères qui s’enchaînent et le sentiment qu’on court après le bonheur comme derrière un bus qui vient de fermer ses portes. Elle pleure sur sa valise.

Paul arrive dans la chambre, en sentant bizarrement une baisse d’intensité du rayonnement. Il la retourne par les épaules et la prend dans les bras.

– Tu vas arrêter de pleurer parce que ça n’a pas lieu d’être.

– Je n’ai pas très envie de retourner dans ma vie d’avant.

– Eh bien, n’y retourne pas. Considère que c’est une vie d’après. Pour moi, c’est le cas. Il y avait avant toi, et il y aura peut-être un après, un jour. Mais en ce moment, il y a toi, et c’est ça qui compte.

– Tu me parles comme si tu me faisais une déclaration d’amour.

– Mais je te fais une déclaration ! D’amour, non, je suis au-delà de ça.

– Il y a quelque chose au-delà de l’amour ?

– Il y a toi !

– Les grands mots !

– Les grands remèdes !

– Je n’ai guéri personne.

– Non, mais tu as mis du baume sur notre vie, comme on en met sur la peau pour l’aider à cicatriser.

– Et vous en voudrez encore, du baume, une fois que ce sera guéri, pour Jérôme et toi ?

– Ça ne guérit jamais vraiment. Et quand c’est guéri, il y a d’autres plaies à soigner. C’est ça, la vie. Des coupures, des écorchures, des entorses, et des baumes.

– Et dire que je suis garantie sans paraben. La chance que vous avez !

Paul la regarde et lui sourit, puis la serre un peu plus fort encore.

– Euh, là, tu écrases le tube, tout le baume va se répandre !

– Allez, finis ta valise au lieu de dire des bêtises, reprend-il en la secouant par les épaules. On doit encore passer à la boulangerie. Annette nous a préparé un petit colis pour la route, et pour continuer à t’engraisser quelques jours en Alsace, avec du bon beurre breton !