Un proverbe

Julie vient d’achever la toilette de Ludovic. Déjà treize jours qu’il est là. Le médecin repart à l’instant de la chambre. Les suites opératoires ont été plutôt bonnes, et ce moment si difficile relève quasiment du passé. Ses urines sont redevenues claires, les cicatrices se sont estompées, son équilibre sanguin s’est rétabli. Sa respiration est redevenue autonome et il a pu être extubé. La phase aiguë s’achève, laissant amèrement la place à la phase chronique, expression qui effraie Julie.

Chronique : adj. – qui dure longtemps, se développe lentement.

Elle s’y prépare, dans son emploi du temps, dans son état d’esprit. Ils ont déjà trouvé un rythme de routine dans l’organisation de leur présence à son chevet. Julie vient le matin, relayée par Jérôme, qui reste à côté de lui, à lui raconter des histoires, dans son fauteuil roulant, le temps que sa jambe broyée se reconstruise, puis elle y retourne en sortant du supermarché. Parfois, Paul vient passer un bout de soirée, pour qu’elle puisse prendre un peu de temps pour elle, pour récupérer. Elle ne peut pas se résigner à laisser Ludovic seul en journée. Elle a trop l’impression de l’abandonner, de le trahir, le décevoir, d’être indigne.

La porte s’ouvre, après quelques coups discrets d’un revers de doigt.

– Bonjour ! Vous êtes la maman de Ludovic ? Romain Forestier, je suis le kiné attaché au service. Enchanté.

La poignée de main est ferme et sûre. Le regard perçant, d’une longueur à la limite de la provocation, comme pour vérifier si la personne en face arrive à le soutenir, sans faillir. Julie ne cède pas. Sûrement pas elle. Déjà qu’elle ne baisse pas les bras, elle ne va pas baisser les yeux, quand même. Le regard survit à la poignée de main. L’instant ne dure que quelques secondes, il semble pourtant interminable.

– Je travaille au centre de rééducation fonctionnelle, à l’autre bout de la ville, vous connaissez peut-être ?

– Oui, j’en ai entendu parler.

– J’ai pour habitude de venir m’occuper des enfants que je vais probablement retrouver là-bas, à leur sortie d’hôpital. On m’a transmis le dossier de Ludovic il y a quelques jours…

Il se tourne vers Ludovic, se penche au-dessus de lui, serre sa main entre les siennes et le regarde longuement, de la même façon qu’il vient de le faire avec sa maman, comme pour voir à travers ses paupières fermées.

– Bonjour, Ludovic, tu peux m’appeler Romain, on risque de passer un bon bout de temps ensemble. Je suis venu te faire des massages, faire bouger ton corps, en attendant que tu te réveilles. Pour la suite, on en reparlera le moment venu.

Il lui parle sur le même ton qu’à un adulte, sans signe d’apitoiement. Avec le même respect, et la même simplicité.

L’homme ouvre sa petite fiole d’huile de massage. Il en fait couler quelques millilitres dans le creux de sa main, et la répartit sur l’autre, pour la faire chauffer. Jamais de sensation désagréable pour commencer un massage, la crispation qu’elle induit n’a rien d’apaisant. Il approche avec une extrême lenteur ses mains de la peau, pour un contact imperceptible. Il commence par les jambes, en s’asseyant au bord du lit, le pied de Ludovic repose sur sa cuisse. Julie l’observe discrètement. Ses bras sont parcourus de longues veines saillantes.

Ses mains brillantes montent et descendent le long de la jambe dans un mouvement souple mais ferme. Elles sont larges, et paraissent très douces. Les cheveux châtains, à peine ondulés, suivent discrètement le mouvement de la tête. Autour de la bouche, un petit bouc. Rasage ordonné, minutieux. Coquetterie masculine, touchante.

Romain travaille en silence. Julie respecte l’instant. Un petit bruit discret retient son attention. Un petit cliquetis accompagne ses mouvements, il semble venir de sous son T-Shirt. Il a une petite chaîne autour du cou, ce doit être un pendentif qui chante ainsi…

 

Un quart d’heure qu’un ange passe et repasse.

Julie s’en amuse, elle sourit. Il ne passe pas, il est là, son ange, il glisse sous les doigts de cet homme qui est en train de le prendre par la main pour l’accompagner un bout du chemin.

– Et vous ? Comment ça va ? finit-il par demander.

– Ça va. Comme ça peut aller dans pareil cas. Je tiens le coup. Le monde s’est écroulé, mais je tiens le coup.

– …

– …

L’ange observe en coulisse, prêt à intervenir…

– C’est dur ce qui vous arrive, mais quoi qu’il advienne, vous vous en sortirez, parce que vous n’avez pas le choix. La vie continue, inlassablement.

Julie ne dit rien, elle a bien conscience de ce qu’il dit. Puis, il reprend.

– Un proverbe arabe dit « Ne baisse pas les bras, tu risquerais de le faire…

– Deux secondes avant le miracle… ».

Romain ne la regarde pas, mais Julie le voit sourire pour la première fois. Le sourire s’efface discrètement de ses lèvres, comme un dégradé de couleurs, imperceptiblement.

L’ange reprend sa place…

– Je passerai tous les jours de la semaine, sauf le week-end. La mobilisation de Ludovic est importante, vous pouvez vous aussi le masser.

– Je le fais déjà un peu.

 

Il repart.

Quel personnage mystérieux. Un premier abord plutôt froid, mais finalement rassurant. Il semble si sûr de lui face à l’adversité. Sûrement une grande expérience de ce genre de situation, avec ses petits patients. Il n’est pourtant pas très âgé. À peine la trentaine.

Et puis ce proverbe. Cinq ans que Julie se le repasse en boucle. Peut-être est-ce la première fois qu’il n’a pas le temps de finir sa phrase.

 

C’est la première fois.

 

Et ce petit cliquetis…