Laisser une chance au barrage

Huit heures. Julie se réveille avec le soleil qui caresse l’oreiller. Comme prévu, le ciel sera clément pour la balade. C’est déjà ça.

Elle s’étire dans son lit, pose le doudou de Lulu, un de ceux qu’elle a gardés, et va manger un petit quelque chose dans la cuisine, il y a bien une petite place au milieu des oursins tapis dans son ventre. Elle ne veut pas traîner trop longtemps au lit, pour laisser le temps à ses traits tirés de se détendre. À ses paupières de dégonfler.

9 h 58. Julie entend une voiture rouler dans les gravillons de la cour. Ça ne peut pas être un patient du cabinet médical. On est dimanche. C’est la Triumph. Romain se gare en face de la maison et sort de sa voiture. Elle frappe au carreau et lui fait un petit signe de la main, en souriant, puis attrape son sac à dos. Elle n’y a pas mis grand chose puisqu’il s’occupe du pique-nique, mais un peu d’eau, un pull, un k-way, des chaussettes de rechange.

Ils s’embrassent.

– Vous êtes impressionnant de ponctualité !

– Juste prévoyant. Je n’aime pas me faire attendre. Et puis, la journée est tellement belle.

– On va où ?

– Surprise ! En montagne. Je ne vous dis rien d’autre. Vous êtes en forme ? Il faudra marcher !

– Ça me fera du bien, au contraire. Il n’y a pas de ceinture de sécurité ? demande Julie en cherchant à s’attacher après s’être installée dans la voiture.

– Dans un cabriolet de cette époque, ça ne sert pas à grand-chose. Si la voiture se retourne, ceinture ou pas ceinture, ce n’est pas bon.

– On peut prendre la mienne ?

– Faites-moi confiance. Je n’ai pas envie de l’abîmer, et vous encore moins…

Julie regarde Romain enclencher une vitesse. Elle s’exécute quand il lui demande de baisser le frein à main, installé côté passager.

Elle a l’impression d’être dans un clip de Johnny Hallyday des années 60.

L’odeur de simili cuir est agréable. La voiture est patinée comme un vieux meuble. On y sent l’histoire. Et puis, cette odeur d’huile à moteur.

– Et elle tient la route ? Même dans les virages de montagne ?

– Elle tient toute la route.

– Toute la route ?

– Bon, allez, je peux vous l’avouer. Elle tient relativement bien la route mais est à des années-lumières des voitures d’aujourd’hui, qui pardonnent quasiment toutes les fautes. Sauf peut-être l’absolue crétinerie de certains de leurs conducteurs.

– Vous n’en avez pas le profil.

– Merci, Julie.

– Donc, elle ne tient pas bien la route ?

– Disons qu’elle est équipée d’un pont arrière rigide, qui rend solidaires les deux roues arrière. Les voitures modernes ont quatre roues indépendantes. L’une d’elles rencontre une bosse et les trois autres vivent leur vie. Ici, une bosse ou un nid de poule et la voiture risque un écart. Alors si en plus on roule un peu vite ou que la route est mouillée…

– Vous ne voulez vraiment pas qu’on prenne la mienne ?

– Ce n’est pas la quiétude et la sécurité d’une voiture moderne, mais ce n’est pas dangereux. Sinon, vous guiderez la direction dans les virages, avec votre main, comme en luge…

– C’est vrai qu’on peut presque toucher le sol.

– On peut. Enfin vous, je ne sais pas, mais moi, j’y arrive.

– Si ! Regardez ! dit Julie après avoir ramassé quelques cailloux dans la cour, en passant simplement son bras au dessus de la portière.

– Vous pourrez pousser si elle tombe en panne.

– Elle risque de tomber en panne ?

– Mais non ! Je la bichonne depuis des années. Elle est plus fiable que la plupart des modèles actuels où tout est électronique.

– Vous l’avez depuis longtemps ?

– Elle date de 1959. Elle appartenait à mon père. Sa toute première voiture. Il me l’a donnée quand j’ai eu mon diplôme de kiné.

– Elle va jusqu’à combien ?

– 160 ? Mais à 130, l’impression de vitesse est déjà grisante, parce qu’on frôle le sol.

– Vous n’avez pas prévu une démonstration ?!

– Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, nous marchons.

– Et les rétros, ils ne sont pas un peu loin sur le capot ? s’étonne Julie.

– Non, au contraire, la visibilité est meilleure.

– Mais vous les réglez comment ?

– J’ai le bras long, répond Romain en souriant.

 

Le reste du trajet se fait dans le silence, avec un CD de Tracy Chapman. Pratique, les goûts communs. Julie souligne quand même l’anachronisme entre une voiture ancienne et un auto-radio CD.

– Je suis bricoleur. C’est ma voiture au quotidien. J’aime bien écouter les infos en partant au boulot. Cela dit, pour la musique, il faut monter le volume quand je dépasse les 50km/h.

Julie ne connaît pas bien l’endroit où ils se garent. Mais le coin est joli. L’ascension s’annonce longue. Le sac de Romain semble lourd. Mais il a la musculature adaptée et c’est une formalité pour lui. Il passe devant et commence à marcher à son rythme, en se retournant régulièrement pour voir si Julie suit.

Elle suit.

Deux heures qu’ils marchent, deux heures de silence, toujours, juste les montagnes qui parlent, des ruisseaux porte-parole et des bruissements de feuillage en émissaires.

Romain s’est arrêté plusieurs fois quand Julie était un peu distancée pour lui demander si ça allait, faire une pause, boire un peu et repartir.

Ils arrivent à un petit lac de montagne, dans une sorte de cirque. L’endroit est magnifique.

Romain s’est assis sur un rocher pour attendre Julie. Il a sorti deux barres de céréales.

– Nous allons faire une petite pause. Vous voyez le sommet là-haut ? C’est là que nous allons. À notre rythme, je pense qu’il nous faudra encore une heure. Ça vous va si on mange là-haut ?

– Ça me va. Si je fais une hypoglycémie, vous me porterez !

– Pourquoi croyez-vous que je vous tends une barre de céréales ?

 

Il aura fallu un peu plus d’une heure. Romain n’avait pas compté le petit passage à vide de sa partenaire. Une pause sur un rocher, pour vider son sac de larmes, devenu trop lourd. Ça lui arrive tout le temps à Julie, d’avoir besoin de se vider. Production non stop d’eau salée, trop-plein atteint, on ouvre les vannes pour laisser une chance au barrage fissuré.

Ces moments s’espacent progressivement. Mais elle ne tient pas encore une journée entière. C’est ainsi.

Romain respecte. Il était un peu devant, il n’est pas redescendu vers elle. Mais un échange de regards a suffi. Elle sait qu’il compatit. Qu’il attend. Qu’il comprend. Qu’il partage. Sans sauter dans le trou avec elle…

En arrivant là-haut, la vue est superbe. Le bonheur simple dans les yeux de Julie ravit son premier de cordée. Mission accomplie.

– Vous avez faim ?

– Je mangerais des vers de terre !

– Rassurez-vous, j’ai mieux.

Julie s’est installée dans l’herbe, assise sur son k-way, et regarde Romain déballer le contenu de son sac à dos.

Il en sort une petite nappe à carreaux et la déplie sur l’herbe. Quelle délicieuse attention ! Il y dépose quelques sandwichs méticuleusement emballés, lance un œuf dur à Julie puis un deuxième dans la foulée. Elle est habile et réactive, attrape les deux avec dextérité. À son sourire victorieux, Romain lui répond par un clin d’œil.

Le pique-nique est régénérant : jolie vue, agréable compagnie, repos mérité, et estomac rassasié. Ils parlent de choses et d’autres, de Charlotte, du travail de chacun.

Et puis un ange passe. Les yeux humides de Julie scrutent l’horizon.

– Comment vous vous sentez, Julie ?

Autre ange…

– Vide. Je me sens vide et éteinte. J’ai l’impression d’être un peu morte, moi aussi. D’être un champ de bataille. Tout a brûlé, le sol est irrégulier, avec des trous béants, des ruines à perte de vue. Le silence après l’horreur. Mais pas le calme après la tempête, quand on se sent apaisé. Moi, j’ai l’impression d’avoir sauté sur une mine, d’avoir explosé en mille morceaux, et de ne même pas savoir comment je vais faire pour les rassembler, tous ces morceaux, ni si je les retrouverai tous.

Romain laisse passer un court instant. Celui nécessaire à Julie pour chercher un mouchoir dans son sac à dos. Lui aussi regarde l’horizon, les yeux dans le vague.

– Vous savez, dans un jeu de Lego, on peut faire toutes sortes de construction, même si on a perdu quelques pièces, c’est l’imagination qui fait son travail, dit-il finalement.

– À quoi bon imaginer une construction quand on a perdu la pièce principale, celle qui faisait tout le charme de la maison ?

– En bricolant, et en cherchant d’autres pièces ailleurs dans la vie. C’est trop tôt, Julie. Accordez-vous le droit de vivre votre chagrin. Il y a un temps pour tout. Sur un champ de bataille, ou après une catastrophe naturelle, il y a d’abord la stupeur des habitants, qui constatent les dégâts, se lamentent, pleurent, sont révoltés. Et, seulement après, ils peuvent se retrousser les manches et s’atteler à la reconstruction. Seulement après. Ce que vous venez de vivre est probablement la pire des choses qui puisse arriver, alors soyez indulgente avec vos états d’âme. Aucun champ de bataille ne reste stérile. Il faut parfois des années, mais toujours, toujours, la nature reprend le dessus et les fleurs repoussent de sous les cendres. Votre nature profonde reprendra le dessus, un jour ou l’autre.

Romain se tourne vers Julie, dont les yeux n’en finissent pas de déborder. Il lui sourit. Simplement. En caressant sa joue humide du revers de la main. Comme il le faisait avec Ludovic. Julie lui sourit. Puis leurs regards rejoignent à nouveau l’horizon. Le silence et l’immensité sont apaisants.

– Vous avez repris le travail ? demande Romain.

– Non pas encore. J’ai un gentil médecin qui m’a fait un arrêt de travail. Comment ont-ils pu considérer, à la Sécu, que trois jours suffisaient pour la mort d’un enfant ?

Julie cherche un autre mouchoir dans son sac. Romain, lui, sort une petite tablette de chocolat noir, aux pépites de caramel. Il casse quelques morceaux à travers le papier aluminium et pose la tablette au sol, entre eux deux.

– Dépêchez-vous, nous sommes en compétition avec les fourmis ! Et en montagne, elles sont féroces !

– Comment savez-vous que je l’adore, celui-ci ?

– L’intuition n’est pas réservée à la gent féminine !…

Ce n’est pas d’intuition dont est doté Romain, mais d’attention. Il lui a suffi d’apercevoir un emballage dans la chambre de Ludovic, un jour, pour se souvenir.

– Vous faites de la musique ? poursuit-il.

– Non, j’en ai un peu joué quand j’étais petite, mais aujourd’hui, je n’en fais plus. Et vous ?

– J’ai repris le violon. J’en avais fait petit, et puis on me l’avait volé. Quand ma femme m’a quitté, ça a été le déclic, il fallait bien que j’occupe mes soirées. Alors je m’en suis acheté un et je prends des cours. Quand je joue, je ne pense à rien. Juste au plaisir de jouer.

– Ça doit vider la tête.

– Vous n’avez pas un instrument qui vous attire plus qu’un autre ?

– Si, le piano.

– Alors lancez-vous. Allez au magasin de musique, prenez-en un et trouvez un prof de musique.

– J’y penserai.

Julie n’ose pas lui dire qu’elle n’a absolument pas les moyens de mettre un piano dans son salon. Encore faudrait-il qu’elle ait un salon à elle.

– On redescend ?

– Oui, on redescend. Je voulais vous remercier, Romain. Vous m’aidez beaucoup, vraiment. J’ai quelques lanternes dans mon brouillard, et vous en faites partie.

– Tant que je ne suis pas la lanterne rouge.

– Allez, peut-être juste aujourd’hui, pour fermer la marche.