Quelques jours plus tard…
Julie a terminé la toilette de Ludovic depuis longtemps. Le kiné n’est toujours pas là. Sensation de creux, comme un vide qui s’insinue au fond d’elle, saupoudré d’une pointe d’impatience. Elle l’attend.
Il arrive une demi-heure plus tard. Pas d’explication. Il a dû avoir un empêchement, un autre petit patient à voir ?
Romain Forestier parle très peu. Il reste concentré sur son travail, ne sourit pas souvent, regarde à peine Julie. Cet homme a quelque chose d’apaisant dans la voix, dans le regard, dans son attitude. Une part de mystère aussi. Toujours ce petit cliquetis qui chante sous son T-Shirt quand il masse Ludovic, quand il fait faire quelques mouvements à ses membres endormis et lourds.
Une ride profonde prend naissance à la base du front, entre les deux sourcils. Elle s’élève, droite, verticale, sur quelques centimètres. Cela lui donne un air concentré et sérieux. Quelques petites ridules rayonnent autour des yeux. Enfin, deux grands sillons, en arc de cercle de part et d’autre de la bouche, gardiens de son sourire probablement généreux. Julie essaie de l’imaginer en dehors du travail. Quelle vie a-t-il ? Est-il marié ? A-t-il des enfants ? Va-t-il au cinéma, sort-il avec ses amis ? Quel est son caractère ? Toujours sérieux comme dans cette chambre, ou jovial dès qu’il s’extirpe de sa tenue blanche ?
L’intimité des gens n’est pas inscrite sur leur visage. Parfois on pense deviner, et puis on se trompe, complètement.
Il n’a pas d’alliance à l’annulaire gauche. L’enlève-t-il durant ses heures de travail, pour l’hygiène, et le confort des massages ?
Julie se lève alors brusquement, se campe devant la fenêtre, observe la vie au-dehors. Comment peut-elle être en train de se poser de telles questions, alors que Ludovic est là, dans le coma, avec de lourdes séquelles d’un accident qui s’est produit il y a quelques jours à peine ? Julie a honte, honte d’oser penser à autre chose qu’à son petit garçon, honte de penser à cet homme.
Dans le reflet de la vitre, elle voit le regard de Romain qui l’observe tout en poursuivant ses gestes, calmement. Puis il tourne la tête en direction de Ludovic.
– Vous savez, quand je prends en charge un enfant, j’essaie d’en savoir un peu plus sur lui.
– …
– Pourriez-vous m’écrire un petit compte rendu sur votre fils ?
– C’est-à-dire ?
Julie s’est retournée, elle est adossée à la fenêtre, elle n’ose plus s’approcher. Garder une distance pour éloigner les pensées de tout à l’heure.
– C’est-à-dire son caractère, ses petites habitudes, ses passions, son comportement physique, mental. Ce que vous voudrez. C’est important que je le connaisse un peu quand il se réveillera, pour qu’il ne soit pas trop perdu.
– Vous allez continuer à le suivre, même s’il change de service ?
– Habituellement, dans un cas comme le sien, quand le coma le libère, il reste encore quelque temps ici, le temps de le laisser émerger, puis, il est transféré pour suivre une rééducation. Nous allons passer un bon bout de temps ensemble… Au moins quelques mois, parfois c’est quelques années, selon l’atteinte, selon la rapidité des progrès.
– …
– Je suis désolé de vous apprendre cela, mais vous allez m’avoir sur le dos un moment.
Julie sourit et s’avance discrètement vers le fauteuil près du lit.
– Peut-être que c’est vous qui allez devoir nous supporter.
– Je suis solide, ne vous inquiétez pas.
Sourires.
– On saura quand, s’il pourra remarcher ?
– Une chose après l’autre. Il faut lui laisser du temps. D’abord celui de se réveiller.
– Je m’inquiète pour la suite.
– Je vous l’ai déjà dit, quoi qu’il arrive, on s’en sort. Parfois un peu abîmé par la vie, mais on s’en sort. Et les enfants ont une force de vie incroyable. Ils s’adaptent très rapidement à de nouvelles conditions de vie. À son âge, la dynamique d’apprentissage est quasiment à son comble, vous verrez.
Julie le regarde réinstaller Ludovic confortablement. Une caresse légère sur sa joue termine la séance, comme la dernière fois.
– Je compte sur vous pour ce petit compte rendu. Vous pourrez le faire pour lundi ?
– Je vais le faire ici, je devrais trouver un peu de temps, dit-elle avec ironie, en souriant au kiné.
Romain regarde Julie profondément, comme à son habitude. Un sourire accentue les deux sillons, les petites ridules des yeux s’allument.
Ce regard est resté imprimé encore un instant, quand il est sorti de la chambre, comme l’empreinte d’un pas dans le sable mouillé, avant que la vague ne vienne l’effacer.