Deux secondes avant le miracle

Julie se redresse violemment sur le lit métallique et froid, ce qui lui vaut un soudain vertige. Paul lui prend la main et lui demande de se calmer.

– Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle, agitée.

– Nous avons eu un accident de voiture, répond Paul calmement.

– Où est Lulu ? poursuit-elle, tourmentée.

– Il est en salle d’opération.

– Où ça ?

– En pédiatrie.

– Je veux y aller.

– Il faut demander aux infirmières si elles peuvent t’enlever ce truc du bras.

Julie s’assoit alors sur le bord du lit et arrache sans hésitation, d’un geste brusque, le cathéter en plastique enfoncé dans sa veine. Le sang coule instantanément. Elle attrape un sachet de compresses sur la paillasse dans la chambre, l’ouvre avec les dents et les colle sur son poignet pour stopper le flux de sang.

– C’est par où ?

– Tu ne peux pas partir comme ça, Julie, tu es encore faible.

– Je vais bien. Il est où ? demande-t-elle, déterminée.

Paul la soutient par les épaules et l’emmène vers la porte de sortie. Ils croisent une infirmière à qui il explique qu’il l’emmène voir son fils, qu’ils reviendront un peu plus tard. Celle-ci n’a même pas le temps de protester, les portes battantes se referment sur elle.

Quand ils arrivent en chirurgie pédiatrique, on leur indique une salle d’attente, à l’entrée du bloc opératoire. Ils ne peuvent pas aller plus loin. Il faudra attendre ici. Pas le choix.

 

Julie lui demande le récit des événements de la nuit. Elle n’a aucun souvenir. C’est angoissant. Il lui manque un bout d’existence au compteur. Une voiture qui roule mais n’affiche plus le kilométrage. Alors Paul explique que les urgentistes l’ont sédatée, qu’elle était trop agitée après l’accident. Il lui parle de cette camionnette qui roulait dans le mauvais sens. Les gendarmes lui ont confirmé il y a une demi-heure à peine que le chauffeur était mort sur le coup, que les prélèvements étaient positifs à l’alcool. Fortement positifs : 3,54 grammes. Un crime. Paul parle du choc, sur le flanc du 4×4, l’épargnant lui, ainsi que Julie, du bon côté. Jérôme a été sérieusement blessé mais ses jours ne sont pas en danger. C’est le petit qui a été le plus touché, malgré le siège à deux cents euros. Paul pense alors qu’il serait probablement mort dans l’ancien.

– Comment va Jérôme ?

– Fracture du bassin, et nombreuses autres fractures au niveau de la jambe droite. L’épaule aussi est touchée. Mais ça va, ça va.

– Mais Lulu ? demande-t-elle d’une voix minuscule.

– Je ne sais pas, Julie. Il faut attendre.

 

Le silence s’installe dans la petite pièce où quelques revues sont négligemment posées sur une table basse. Une plante verte végète dans un angle, comme pour donner un peu de vie à l’endroit. Des images apaisantes sont accrochées au mur : l’océan ici, une dune de sable là, les sommets enneigés d’une montagne quelconque. Tant d’immensité dans une si petite pièce ! Et pour Julie, tant d’inquiétude dans un si petit cœur. Elle pleure en silence. Paul s’approche d’elle, la serre un peu plus fort, lui caresse l’épaule, doucement.

Plus de trois heures après le début de l’opération, la porte latérale s’ouvre soudain. Un homme grand, habillé de bleu, apparaît. Il a gardé son calot vert et descend son masque sur le cou en s’asseyant sur une chaise à côté d’eux. Il sait que Julie est la mère et s’assure qu’il peut délivrer des informations d’ordre médical en présence de l’homme assis à côté d’elle. Julie approuve, soulagée de ne pas être seule. Grande inspiration…

– Je suis le Dr Mercier, chirurgien. J’ai de bonnes et de mauvaises nouvelles. Votre fils Ludovic a subi un choc violent. Nous avons réussi à enrayer l’hémorragie cérébrale. Par contre, nous avons dû lui enlever la rate.

– C’est grave ?

– C’est un organe important dans la protection immunitaire, mais on peut vivre sans rate en prenant des traitements pour prévenir les infections.

– Ce sont les mauvaises nouvelles, ça ?

– Non. Les mauvaises nouvelles sont plus sombres. Ludovic a subi un traumatisme crânien, et des zones de son cerveau ont été touchées. Il est actuellement dans le coma. Nous ne savons pas s’il se réveillera ni quand il se réveillera. Cela peut être dans deux heures, dans deux jours, dans deux semaines, dans deux mois, peut-être dans deux ans. La médecine n’est pas encore en mesure de prévoir la sortie du coma. Mais l’électroencéphalogramme est assez bon, et s’il se réveille, cela devrait être en pleine possession de ses capacités intellectuelles. Peut-être pas immédiatement bien sûr. Par ailleurs, lors de l’accident, sa colonne vertébrale a été touchée. Pour l’instant, il ne réagit plus au niveau des jambes. Là non plus, nous ne savons pas si c’est irréversible.

Julie a écouté le discours sobre et clair du médecin. Elle reste stupéfaite de ces nouvelles. Après quelques instants de paralysie complète, où elle le revoit jouant dans le sable, la veille, en Bretagne, elle éclate en sanglots, comme prenant subitement conscience de la gravité de la situation. À son tour de vivre le traumatisme violent. Elle pleure en s’agrippant au bras de Paul.

Le temps s’est arrêté dans cette petite pièce, les images d’étendues grandioses sont devenues dérisoires, plus rien n’est grand, plus rien sauf la peur. La photo de la mer nargue Julie, qui prend conscience que Ludovic ne pourra peut-être plus jamais y retourner.

Elle sent la main ferme du docteur Mercier sur son épaule. Un contact qui la touche, l’apaiserait presque. Puis il disparaît derrière la porte, en réajustant son masque.

Le silence est retombé comme une chape de plomb. Paul a beau être terriblement triste, il est soulagé. Il attrape le menton de Julie du bout des doigts, et lui sourit tendrement.

– Julie, Ludovic est vivant. Dans le coma, mais vivant.

– …

– J’ai confiance. Sois confiante toi aussi. Je t’en prie, ne baisse pas les bras, O.K. ?

– « Ne baisse pas les bras, tu risquerais de le faire deux secondes avant le miracle. » Ce proverbe arabe, je l’applique depuis des années. Mais là, je n’ai plus de bras.

– Ils sont là. Tu ne les sens pas, mais ils sont là.

Julie s’est réfugié dans ses bras à lui, qui sont bien là, eux aussi. Elle tente de se calmer en se calant sur la respiration de Paul. Il est grand et large. Un peu moelleux. Un immense chêne solide dont le tronc serait creux et couvert de mousse… Et elle, un petit faon blessé qui vient s’y réfugier…

– Et s’il ne se réveille pas ?

– Il se réveillera, Julie, ce n’est pas possible autrement. Accroche-toi à cette idée.

– J’essaie de m’accrocher, mais ça glisse, de partout, j’ai l’impression d’être sur un mur de glace, sans crampons, sans piolet.

– Alors prends appui sur les autres. Prends appui sur moi.

Julie se réfugie un peu plus fort dans ses bras…