50

 Pour Laila, la vie à Murree est confortable, tranquille. Le travail ne lui pèse pas et pendant leurs jours de repos, Tariq et elle emmènent les enfants à Patriata, une station de montagne équipée d'un télésiège, ou bien à Pindi Point, un point de vue qui, par temps clair, permet d'apercevoir Islamabad et Rawalpindi. Là, ils étendent une couverture dans l'herbe et pique-niquent de sandwiches à base de boulettes de viande, de concombres et de soda au gingembre.

 C'est une vie agréable, se dit Laila. Une vie qu'elle doit s'estimer heureuse de mener. En fait, c'est exactement ce dont elle rêvait durant les heures les plus sombres de son mariage avec Rachid. Elle se le répète chaque jour.

 Mais un soir de juillet 2002, Tariq et elle se retrouvent à discuter au lit de tous les changements survenus dans leur pays. Il y en a eu tant. Les forces de la coalition ont chassé les talibans hors de toutes les grandes villes, les obligeant à se retrancher dans les montagnes du sud et de l'est de l'Afghanistan, et jusque derrière la frontière pakistanaise. La FIAS, une force internationale chargée de sécuriser le terrain, a été envoyée à Kaboul. Le pays a maintenant un président par intérim, Hamid Karzaï.

 Laila décide que le moment est venu de se confier à Tariq.

 Un an plus tôt, elle aurait donné n'importe quoi pour quitter Kaboul. Mais au cours des derniers mois, la ville de son enfance a commencé à lui manquer. Elle regrette l'animation du bazar de Shor, les jardins de Babur, les cris des porteurs d'eau traînant leurs outres en peau de chèvre. Elle regrette les marchands d'habits de Chicken Street et ceux de melons de Karteh-Parwan.

 Mais ce n'est pas tant le mal du pays ou la nostalgie qui lui font penser à Kaboul. Depuis quelque temps, elle se sent incapable de tenir en place. Lorsqu'elle entend parler des écoles construites dans la capitale, des routes refaites et des femmes qui reprennent le travail, sa vie à Murree, si plaisante soit-elle, lui semble soudain… insuffisante. Futile. Pire, gaspillée. La voix de Babi la hante désormais. « Tu pourras faire ce que tu veux plus tard, Laila. Je le sais. Et je sais aussi que lorsque cette guerre sera terminée, l'Afghanistan aura besoin de toi. »

 La voix de sa mère résonne également dans sa tête. Laila se rappelle encore sa réponse à Babi le jour où il lui a suggéré de quitter le pays. « Je veux voir le rêve de mes fils devenir réalité. Je veux être là quand l'Afghanistan sera libéré. Comme ça, mes garçons le verront eux aussi. À travers mes yeux. » Une partie de Laila aspire maintenant à retourner à Kaboul. Pour Babi et pour sa mère. Pour qu'eux aussi revoient la ville à travers ses yeux à elle.

 Et puis, surtout, il y a Mariam. Ne s'est-elle sacrifiée que pour lui permettre de devenir femme de ménage à l'étranger ? Sans doute Mariam n'y aurait-elle attaché aucune importance, dès lors qu'elle les aurait su tous heureux et en sécurité. Mais pour Laila, cela en a, de l'importance. Cela en a soudain beaucoup, même.

 – Je veux rentrer, annonce-t-elle.

 Tariq s'assied dans le lit et la regarde.

 Laila est frappée une fois de plus par sa beauté, par la courbe parfaite de son front, par les muscles bien dessinés de ses bras, par son regard sombre et intelligent. Une année s'est écoulée, et il y a encore des moments comme celui-là où elle n'arrive pas à croire qu'ils se sont retrouvés, qu'il est vraiment là, près d'elle, et qu'il est devenu son mari.

 – Rentrer ? À Kaboul ?

 – Seulement si tu en as envie toi aussi.

 – Tu n'es pas bien à Murree ? Je croyais que tu t'y plaisais, pourtant. Et les enfants aussi.

 Laila se redresse à son tour et Tariq s'écarte pour lui faire un peu de place.

 – Bien sûr que je m'y plais. Mais… qu'allons-nous faire ici, Tariq ? Combien de temps allons-nous rester ? Nous ne sommes pas chez nous, à Murree. Chez nous, c'est Kaboul, et il se passe tant de choses là-bas, tant de choses positives. J'aimerais participer à ces changements, moi aussi. J'aimerais apporter ma contribution. Tu comprends ?

 Tariq hoche lentement la tête.

 – C'est ce que tu veux, alors ? Tu en es sûre ?

 – Oui, sûre et certaine. Il ne s'agit pas que d'un simple désir, tu sais. J'ai l'impression qu'il faut que je rentre. Je ne trouve plus légitime de vivre ici.

 Tariq contemple ses mains, puis se tourne vers elle.

 – Mais seulement si toi aussi tu en as envie, répète-t-elle.

 Il sourit alors. Son front plissé se détend soudain et, l'espace d'un instant, il redevient le Tariq d'autrefois, celui qui ne souffrait pas de migraines et qui lui racontait que quand on soufflait sa morve par terre en Sibérie, elle se transformait en glaçon vert avant même d'avoir touché le sol. Peut-être est-ce son imagination, mais il lui semble voir de plus en plus souvent ce Tariq-là ces derniers temps.

 – Moi ? répond-il. Je te suivrais jusqu'au bout du monde, Laila.

 Émue, elle l'attire contre elle et l'embrasse, avec le sentiment que son amour pour lui n'a jamais été aussi fort.

 – Merci, dit-elle en appuyant son front contre le sien.

 – Rentrons à la maison.

 – Mais d'abord, je veux aller à Herat.

 – À Herat ?

 Laila lui explique pourquoi.

 

 Les enfants ont besoin d'être rassurés, chacun pour des raisons différentes. Laila doit parler à une Aziza agitée, qui fait encore des cauchemars et qui a pleuré de peur la semaine précédente, quand quelqu'un a tiré des salves en l'air à proximité de l'hôtel lors d'un mariage. Il faut lui répéter que les talibans ne seront plus à Kaboul à leur arrivée, que personne ne sera battu et qu'elle ne sera pas renvoyée à l'orphelinat.

 – On vivra tous ensemble. Ton père, moi, Zalmai et toi, Aziza. On ne sera plus jamais séparées toutes les deux. Je te le promets. (Elle sourit.) Enfin, jusqu'à ce que toi, tu en décides autrement, bien sûr. Par exemple le jour où tu tomberas amoureuse d'un jeune homme que tu voudras épouser.

 Le jour du départ, Zalmai est inconsolable. Il refuse de quitter Alyona et s'agrippe de toutes ses forces à son cou.

 – Je n'arrive pas à le détacher d'elle, maman, se plaint Aziza.

 – Zalmai, on ne peut pas faire monter une chèvre dans le bus, le raisonne une nouvelle fois Laila.

 Il faut que Tariq s'agenouille près de lui en lui promettant de lui en offrir une autre exactement pareille à Kaboul pour que Zalmai cède, à contrecœur.

 Les adieux à Sayeed ne vont pas sans larmes, eux non plus. Afin de leur porter chance, l'hôtelier leur tend un Coran à embrasser, avant de le lever au-dessus de leur tête lorsqu'ils franchissent le seuil de leur maison. C'est lui ensuite qui aide Tariq à charger les deux valises dans le coffre de sa voiture, puis qui les conduit tous les quatre à la gare. Et c'est lui encore qui, posté sur le trottoir, leur fait un dernier signe de la main au moment du départ.

 En se penchant vers la vitre arrière du bus pour le regarder disparaître au loin, Laila sent les premiers doutes s'immiscer en elle. Sont-ils inconscients de quitter la sécurité de Murree ? De retourner dans le pays où ses parents et ses frères ont été tués, et où la fumée des bombes ne s'est pas encore totalement dissipée ?

 C'est alors que du fond de sa mémoire s'élèvent deux vers, l'ode finale de Babi à Kaboul :

  

 Nul ne pourrait compter les lunes qui luisent sur ses toits

 Ni les mille soleils splendides qui se cachent derrière ses murs.

 

 Elle se rassoit en clignant des yeux pour chasser ses larmes. Kaboul l'attend. Kaboul a besoin d'elle. Retourner là-bas est bien la bonne décision.

 Mais d'abord, elle doit faire ses adieux à quelqu'un.

 

 Les guerres ayant ravagé les routes reliant Kaboul, Herat et Kandahar, le moyen le plus simple de se rendre à Herat consiste maintenant à passer par Mashad, en Iran. Laila et sa famille ne s'y attardent pas : après une nuit à l'hôtel, ils repartent aussitôt.

 Mashad est une ville surpeuplée, débordante d'activité. Le bus qu'ils prennent leur fait découvrir ses parcs, ses mosquées, ses restaurants traditionnels et le tombeau de l'imam Reza, le huitième imam chiite, avec ses carreaux étincelants, ses minarets et son dôme doré immaculés et préservés avec soin. À sa vue, Laila ne peut s'empêcher de repenser aux bouddhas géants de son pays à elle, qui ne sont plus désormais que des grains de sable soufflés par le vent dans la vallée de Bamiyan.

 Le trajet jusqu'à la frontière irano-afghane dure dix heures. Le paysage devient de plus en plus désertique à mesure qu'ils s'en approchent et, peu avant d'entrer en Afghanistan, un camp de réfugiés apparaît soudain devant eux. La poussière jaune, les tentes noires et les quelques rares cabanes en tôle ondulée se fondent en une masse confuse aux yeux de Laila, qui se tourne alors vers Tariq afin de prendre sa main.

 

 À Herat, la plupart des rues sont pavées et bordées de pins odorants. Des parcs municipaux et des bibliothèques en construction apparaissent çà et là, les cours des habitations sont bien entretenues, les bâtiments fraîchement repeints. Les feux de signalisation fonctionnent et, plus étonnant encore pour Laila, il n'y a pas de coupures d'électricité. Elle a appris que le seigneur de guerre local, Ismail khan, a aidé à reconstruire la ville grâce aux revenus considérables que lui procurent les droits de douane prélevés à la frontière iranienne – argent qui, selon Kaboul, ne devrait pas lui revenir à lui mais au gouvernement central. C'est du reste d'un ton à la fois craintif et admiratif que le chauffeur de taxi qui les conduit à l'hôtel Muwaffaq évoque le personnage.

 Les deux jours que Laila et Tariq comptent passer à Herat leur coûteront près d'un cinquième de leurs économies, mais le voyage depuis Mashad a été long, et les enfants sont épuisés. A l'hôtel, le réceptionniste informe Tariq que le Muwaffaq accueille souvent des journalistes et des employés d'organisations non gouvernementales.

 – Ben Laden a dormi ici une fois, ajoute-t-il en se rengorgeant.

 Leur chambre comporte deux lits, avec au mur un portrait du poète Khaja Abdullah Ansary. Il y a aussi une salle de bains avec l'eau courante froide. De la fenêtre, Laila découvre une rue animée en contrebas et un parc dont les allées de brique couleur pastel serpentent entre d'épais massifs de fleurs. Les enfants, qui se sont habitués à la télévision, sont d'abord déçus de ne pas en trouver une dans la chambre, mais tous deux sont si fatigués qu'ils s'endorment très vite. Tariq et Laila ne tardent pas à les imiter, serrés dans les bras l'un de l'autre, et seul un rêve dont elle ne conservera aucun souvenir viendra troubler le sommeil paisible de Laila cette nuit-là.

 

 Le lendemain matin, après le thé, le pain frais, la confiture de coing et les œufs à la coque du petit déjeuner, Tariq hèle un taxi.

 – Tu es sûre de vouloir y aller seule ? demande-t-il.

 Aziza s'accroche à sa main. Zalmai s'y refuse encore, mais il se tient contre lui, une épaule appuyée contre sa hanche.

 – J'en suis sûre.

 – Je m'inquiète.

 – Tout ira bien, le rassure Laila. Je te le promets. Emmène les enfants au marché et achète-leur quelque chose.

 Zalmai se met à pleurer lorsque le taxi démarre. Laila se retourne et le voit alors tendre les bras vers Tariq. Que l'enfant de Rachid commence enfin à accepter Tariq est pour elle un soulagement et un crève-cœur.

 

 – Vous n'êtes pas d'Herat, remarque le chauffeur.

 L'homme a des cheveux noirs longs jusqu'aux épaules – un pied de nez aux talibans, très répandu après leur départ, comme l'a appris Laila – et une cicatrice qui interrompt sa moustache à gauche. Sur le pare-brise à côté de lui, il a scotché la photo d'une petite fille aux joues roses et aux cheveux séparés en deux nattes.

 Laila lui explique qu'elle vient de passer un an au Pakistan et qu'elle retourne à Kaboul.

 – À Deh-Mazang, précise-t-elle.

 Par la vitre, elle aperçoit des chaudronniers occupés à fondre des poignées en cuivre pour en faire des pichets, et des selliers qui disposent des bandes de cuir brut à sécher au soleil.

 – Vous vivez ici depuis longtemps ? demande-t-elle.

 – Depuis toujours. Je suis né à Herat et j'ai été témoin de tout ce qui s'y est produit. Vous vous rappelez l'insurrection de 1979 ?

 Laila acquiesce, mais il continue quand même.

 – C'était au mois de mars, à peu près neuf mois avant que les Soviétiques envahissent le pays. La population s'est soulevée contre la présence de conseillers envoyés par Moscou. Plusieurs ont été assassinés, et les Soviétiques ont réagi en envoyant des tanks et des hélicoptères bombarder la ville. Pendant trois jours, hamshira, ils n'ont pas arrêté. Ils ont détruit des bâtiments, réduit en poussière l'un des minarets et tué des milliers de personnes. Des milliers. J'ai perdu deux sœurs durant ces trois jours. L'une d'elles avait douze ans. (Il tapote la photo scotchée près de lui.) C'est elle.

 – Je suis désolée, dit Laila.

 Elle est sidérée de voir combien le destin de chaque Afghan est marqué par la mort, le deuil et la douleur. Et pourtant, force lui est de constater que les gens réussissent à survivre. Elle songe soudain à sa propre vie, à tout ce qui lui est arrivé, et elle s'étonne d'avoir survécu elle aussi, d'être encore vivante et assise dans cette voiture, à écouter le récit de ce chauffeur de taxi.

 

 À Gul Daman, quelques maisons clôturées se dressent au milieu de kolbas aux murs en torchis et aux toits en terrasse. Devant ces dernières, des femmes à la peau brûlée par le soleil préparent à manger, le visage ruisselant de sueur dans la vapeur qui s'élève de leurs grosses marmites noircies. Des hommes poussant des brouettes remplies de cailloux s'arrêtent pour regarder passer le taxi, tandis que des enfants abandonnent les poules qu'ils pourchassaient pour courir dans son sillage. Plus loin, après un virage, le chauffeur montre à Laila un cimetière au milieu duquel se détache un mausolée abîmé et lui explique qu'un maître soufi est enterré là.

 Il y a un moulin aussi. À l'ombre de ses ailes rouillées et immobiles, trois petits garçons, accroupis par terre, jouent. Interrogé, le plus âgé leur désigne une maison à un étage un peu plus loin, entourée de murs par-dessus lesquels Laila aperçoit la cime de figuiers.

 – Je n'en ai pas pour longtemps, annonce-t-elle au chauffeur.

 Roux, mince et de petite taille, l'homme qui lui ouvre a une barbe striée de gris et porte un chapan pardessus une tunique longue et un pantalon.

 Tous deux échangent les saluts d'usage.

 – Je suis bien chez le mollah Faizullah ? s'enquiert Laila.

 – Oui, je suis son fils, Hamza. Que puis-je faire pour vous, hamshireh ?

 – Je suis venue au sujet d'une vieille amie de votre père, Mariam.

 – Mariam…, répète Hamza, perplexe.

 – La fille de Jalil khan.

 Le nom ne semble d'abord rien évoquer à Hamza. jusqu'à ce que son visage s'illumine d'un sourire qui révèle les trous entre ses dents gâtées.

 – Ohhhhhh ! souffle-t-il en posant une main sur sa joue. Mariam ! Vous êtes sa fille ? Est-ce qu'elle est… (Ravi, il tend le cou et la cherche du regard derrière Laila.) Elle est là ? Cela fait si longtemps ! Est-ce que Mariam est avec vous ?

 – Elle est morte, malheureusement.

 Son sourire s'efface aussitôt.

 Durant un instant, ils restent là, immobiles. Quelque part, le braiment d'un âne retentit.

 – Entrez, dit enfin Hamza en ouvrant grande sa porte. Entrez, je vous en prie.

 

 Ils prennent place par terre dans une pièce pauvrement meublée – tapis aux motifs en forme de rosette, coussins brodés de perles pour s'asseoir et photo encadrée de La Mecque au mur. Tandis qu'ils s'installent près de la fenêtre, de part et d'autre d'une bande de soleil tombant à cet endroit, Laila entend des femmes chuchoter dans une pièce à côté. Puis un petit garçon pieds nus apparaît avec un plateau chargé de thé vert et de nougats aux pistaches qu'il dépose entre eux avant de sortir en silence.

 – C'est mon fils, explique Hamza. Allez-y, je vous écoute.

 Laila lui raconte donc tout. Cela lui prend plus de temps qu'elle ne s'y attendait et, vers la fin, elle doit lutter pour ne pas céder à l'émotion. Un an après, il lui est toujours difficile d'évoquer Mariam.

 Hamza reste ensuite un long moment à tourner lentement sa tasse sur sa soucoupe, dans un sens puis dans l'autre, sans dire un mot.

 – Mon père – qu'il repose en paix – aimait tant Mariam, déclare-t-il enfin. C'est lui qui a chanté Yazan à son oreille quand elle est née. Il lui rendait visite toutes les semaines, sans exception, et il m'emmenait parfois. Il était son ami au moins autant que son professeur, vous savez. Il a eu le cœur brisé quand Jalil khan l'a donnée en mariage.

 – Je suis désolée pour lui. Que Dieu le bénisse.

 Hamza la remercie d'un signe de tête.

 – Il a vécu jusqu'à un âge très avancé. En fait, il a même vécu plus longtemps que Jalil khan. Nous l'avons enterré dans le cimetière du village, pas très loin de la mère de Mariam. C'était un homme si bon, si charitable. Je suis sûr qu'il a sa place au paradis maintenant.

 Laila repose sa tasse.

 – Puis-je vous demander quelque chose ?

 – Bien sûr.

 – Pouvez-vous me montrer où vivait Mariam ? Pouvez-vous m'y conduire ?

 

 Le chauffeur ayant accepté de patienter encore, Hamza et Laila quittent le village à pied. Au bout d'un quart d'heure, ils parviennent à un étroit passage au milieu des herbes hautes qui poussent de chaque côté de la route.

 – C'est par là, dit Hamza. Il y a un sentier.

 Le sentier en question est rocailleux, sinueux et à moitié caché par la végétation. Les herbes fouettent les mollets de Laila tandis qu'Hamza et elle progressent sur le terrain en pente. Partout autour d'eux, des fleurs sauvages oscillent au gré du vent, certaines très hautes, avec des pétales incurvés, d'autres plus petites, avec des feuilles en éventail. Quelques boutons-d'or pointent çà et là au milieu des buissons.

 Accompagnés par le chant des hirondelles au-dessus de leur tête et les stridulations frénétiques des sauterelles sous leurs pieds, ils continuent à monter durant deux cents mètres environ, jusqu'à déboucher sur un terrain plat où ils marquent une pause afin de reprendre leur souffle. Laila s'essuie le front de sa manche et chasse la nuée de moustiques qui volent devant elle. De là où elle est, elle aperçoit les montagnes basses à l'horizon, quelques pins et peupliers, et plusieurs espèces de buissons qui lui sont inconnues.

 – Il y avait une rivière ici, avant, dit Hamza en haletant. Mais ça fait longtemps qu'elle est asséchée.

 Il propose de l'attendre là après lui avoir expliqué qu'elle devait traverser le lit à sec et poursuivre ensuite tout droit.

 – Je ne bouge pas d'ici, dit-il en s'asseyant sur un rocher à l'ombre d'un peuplier. Allez-y.

 – Je…

 – Ne vous inquiétez pas. Prenez votre temps, hamshireh.

 Laila le remercie et suit le chemin qu'il lui a indiqué. En passant l'ancienne rivière, elle remarque parmi les rochers des bouteilles brisées, des canettes rouillées et une boîte métallique recouverte de moisissures, au couvercle en zinc à moitié enfoui dans le sol.

 Elle se dirige vers les saules pleureurs dont elle distingue de plus en plus nettement les longues branches que chaque bourrasque fait frissonner. Son cœur lui martèle la poitrine. Les arbres sont bien disposés comme Mariam les lui a décrits, en cercle, avec une clairière au centre. Laila accélère le pas. Elle court presque, maintenant. Jetant un regard en arrière, elle voit qu'Hamza n'est plus qu'une petite silhouette avec son chapan, une tache de couleur qui tranche sur le brun des arbres. Un caillou sur le chemin manque la faire tomber au même moment, mais elle parvient à recouvrer son équilibre et retrousse les jambes de son pantalon pour parcourir les derniers mètres. Le temps d'atteindre les saules pleureurs, elle est hors d'haleine.

 La kolba de Mariam est toujours là.

 Laila constate en s'en approchant que la fenêtre n'est plus qu'un trou béant et que la porte a disparu. Mariam lui avait aussi parlé d'un poulailler, d'un tandoor et de latrines, mais il n'y en a aucune trace alentour. Laila s'immobilise alors sur le seuil de la cabane. De l'intérieur lui parvient le bourdonnement d'un essaim de mouches.

 Elle doit faire un pas de côté pour éviter une grosse toile d'araignée et, une fois dans la kolba, attendre un instant que ses yeux s'habituent à la pénombre. La pièce est encore plus petite qu'elle ne l'imaginait. Il ne reste qu'une demi-planche pourrie par terre – les autres, suppose-t-elle, ont dû être arrachées pour fournir du bois de chauffage. Le sol n'est plus tapissé que de feuilles mortes, de bouteilles brisées, de papiers de chewing-gum, de champignons, de vieux mégots de cigarette jaunis, et surtout de mauvaises herbes qui, pour les plus tenaces, grimpent impudemment le long des murs.

 Quinze ans, songe Laila. Quinze ans dans un endroit pareil.

 Elle s'assoit le dos au mur et tend l'oreille au vent qui siffle à travers les saules pleureurs. Au plafond, où s'étendent d'autres toiles d'araignée, elle remarque un nid d'oiseau vide dans un coin, une chauve-souris suspendue dans un autre. Quelqu'un a dessiné des graffitis avec une bombe de peinture sur l'un des murs, mais presque tous les caractères se sont effacés, si bien qu'elle ne peut les déchiffrer. Tout juste si elle finit par se rendre compte qu'il s'agit de lettres russes.

 Elle ferme les yeux.

 Au Pakistan, il lui était parfois difficile de se rappeler précisément le visage de Mariam. Il y avait même des moments où ses traits lui échappaient, comme ces mots que l'on a sur le bout de la langue et dont on ne parvient pas à se souvenir. Mais ici, dans la kolba, l'image de Mariam surgit sans peine derrière ses paupières : le doux éclat de son regard, son menton allongé, la peau épaisse de son cou, son sourire contraint. Ici, Laila peut de nouveau appuyer la tête sur ses genoux, elle peut la sentir osciller du buste et l'écouter réciter des versets du Coran, elle peut percevoir les vibrations de ses paroles jusque dans ses oreilles à elle.

 Et soudain, les mauvaises herbes rentrent peu à peu sous terre, comme tirées vers le bas par les racines. Elles reculent et reculent, tant et si bien que le sol de la kolba les a bientôt toutes englouties. Les toiles d'araignée se défont. Le nid se désassemble tout seul, ses brindilles se détachant une à une avant de s'envoler à l'extérieur. Une gomme invisible efface les graffitis sur le mur.

 Le plancher est de retour maintenant. Laila voit deux lits de camp, une table en bois, deux chaises, un poêle en fonte, des étagères avec des pots de terre et des casseroles, une théière noircie, des tasses et des cuillères. Elle entend des poules caqueter au-dehors, et une rivière murmurer au loin.

 Assise à la table, une Mariam enfant confectionne une poupée en fredonnant à la lueur d'une lampe à huile. Elle a le teint lisse et frais, des cheveux propres peignés en arrière. Il ne lui manque aucune dent.

 Laila l'observe coller des bouts de laine sur la tête de sa poupée. Dans quelques années, cette petite fille sera une femme qui n'exigera presque rien de la vie, qui ne sera un fardeau pour personne et qui ne montrera jamais qu'elle aussi a connu des épreuves, éprouvé des déceptions, eu des rêves bafoués. Une femme qui, telle une pierre au fond d'une rivière, endurera tout sans se plaindre, et dont la grâce ne sera pas souillée mais façonnée par les remous du courant. Et déjà, Laila entrevoit quelque chose dans le regard de cette enfant, quelque chose de profondément enfoui, que ni Rachid ni les talibans ne réussiront à briser. Quelque chose d'aussi dur et inflexible qu'un bloc de calcaire. Quelque chose qui causera sa perte au bout du compte, mais qui la sauvera, elle, Laila.

 La petite fille lève alors la tête. Pose sa poupée. Sourit.

 Laila jo ?

 Laila ouvre brusquement les yeux en poussant un cri. Effrayée, la chauve-souris quitte son perchoir et se met à voleter en tous sens dans la kolba, avant de s'enfuir par la fenêtre dans un battement d'ailes semblable au bruit des pages d'un livre que l'on tourne.

 Laila se redresse, ôte les feuilles accrochées à son pantalon et sort. À l'extérieur, la lumière du jour a légèrement baissé. Le vent qui souffle fait onduler l'herbe et cliqueter les branches des saules pleureurs.

 Avant de quitter la clairière, elle jette un dernier coup d'œil à la kolba où Mariam a dormi, mangé, rêvé et retenu son souffle en guettant Jalil. Sur les murs, les arbres jettent des ombres crochues et mouvantes. Un corbeau qui s'est posé sur le toit en terrasse y donne un coup de bec, puis croasse et s'envole.

 – Au revoir, Mariam.

 Et, sur ces mots, sans même se rendre compte qu'elle pleure, Laila se met à courir.

 Toujours assis sur son rocher, Hamza se lève dès qu'il l'aperçoit.

 – Rentrons, dit-il. J'ai quelque chose à vous remettre.

 

 Laila l'attend dans le jardin, près de la porte. Debout sous l'un des figuiers, le petit garçon qui leur a servi le thé un peu plus tôt l'observe d'un air impassible, une poule sur les genoux – et Laila distingue derrière une fenêtre une vieille femme et une fille portant chacune un hidjab, qui la regardent de la même manière.

 Hamza réapparaît avec une boîte.

 – Jalil khan l'a donnée à mon père un mois environ avant sa mort, explique-t-il. Il lui a demandé de la conserver jusqu'à ce que Mariam vienne la réclamer. Mon père l'a gardée deux ans, et me l'a léguée juste avant de mourir en me demandant à moi aussi de la lui confier le jour où elle viendrait. Mais… enfin, vous connaissez la suite. Elle n'est jamais venue.

 Laila contemple la boîte ovale en étain. Avec son couvercle à charnières, ses volutes dorées ternies par les années et sa couleur vert olive, on dirait une vieille boîte de chocolats. Elle est un peu rouillée sur les côtés, et deux petites marques sont visibles sur l'une de ses arêtes.

 – Qu'y a-t-il dedans ? s'enquiert-elle après avoir essayé en vain de l'ouvrir.

 Hamza lui tend alors une clé.

 – Ni moi ni mon père n'avons jamais regardé ce qu'elle contenait. Je suppose que Dieu vous la destinait.

 

 À l'hôtel, Tariq et les enfants ne sont pas encore rentrés.

Laila s'assoit sur le lit, la boîte sur les genoux. Une partie d'elle-même souhaite la laisser fermée et tenir à jamais secret tout ce que Jalil y a rangé. Mais la curiosité se révèle la plus forte, et après s'être débattue avec la serrure, elle finit par soulever le couvercle.

 Elle découvre trois choses : une enveloppe, un sac de toile et une cassette vidéo.

 Laila descend à la réception la cassette à la main. L'employé qui les a accueillis la veille lui apprend que seule la plus grande suite de l'hôtel dispose d'un magnétoscope, mais, parce qu'elle est libre, il accepte de l'y conduire, après avoir abandonné son poste à un jeune homme en costume plongé dans une conversation téléphonique.

 La suite se trouve à l'extrémité d'un long couloir au premier étage. Sitôt entrée, Laila repère le téléviseur dans un coin de la pièce. Rien d'autre ne retient son attention.

 Elle allume la télé, insère la cassette dans le magnétoscope et le met en marche. L'écran reste d'abord noir, mais alors qu'elle commence à se demander pourquoi Jalil a laissé une cassette vierge à Mariam, une musique s'élève soudain, et les premières images lui apparaissent.

 Laila les fixe avec perplexité. Elle attend une minute, puis arrête la lecture et fait rapidement défiler la bande avant de presser de nouveau sur le bouton. Il s'agit toujours du même film.

 Le réceptionniste la regarde d'un air intrigué.

 La cassette est une copie du Pinocchio de Walt Disney. Laila ne comprend pas.

 

 À leur retour, peu après 18 heures, les enfants s'empressent de montrer à Laila les cadeaux que leur a offerts Tariq : pour Aziza, des boucles d'oreilles en argent avec sur chacune un papillon en émail, et pour Zalmai un dauphin gonflable qui couine lorsqu'on lui presse le bec.

 – Comment ça va ? demande Tariq à Laila en enroulant un bras autour de ses épaules.

 – Bien, répond-elle. Je te raconterai tout à l'heure.

 Ce soir-là, ils vont dîner dans un petit restaurant à proximité de l'hôtel. L'endroit est enfumé et bruyant, et les nappes en toile cirée ne paient pas de mine, mais les brochettes d'agneau et le pain chaud le leur font vite oublier. La journée s'achève par une promenade dans les rues. Tariq achète aux enfants des glaces à l'eau de rose qu'ils dégustent ensuite sur un banc, dans la douceur d'un crépuscule au parfum de cèdre, avec pour cadre les montagnes qui se détachent sur le rouge sombre du ciel.

 Laila a ouvert l'enveloppe de Jalil un peu plus tôt, après avoir visionné la vidéo. Une lettre écrite à l'encre bleue sur une feuille de papier jaune était pliée à l'intérieur :

 

 13 mai 1987

 

 Ma chère Mariam,

 Je prie pour que cette lettre te trouve en bonne santé.

 Comme tu le sais, je suis venu à Kaboul il y a un mois afin de te parler. Tu as refusé de me voir et j'en ai été déçu, mais je ne t'en veux pas pour autant. A ta place, j'aurais peut-être agi de même. J'ai perdu ton estime il y a longtemps et je ne peux m'en prendre qu'à moi. Pourtant, si tu lis cette lettre, alors cela veut dire que tu as aussi lu celle que j'ai laissée à ta porte, et que tu es venue voir le mollah Faizullah, ainsi que je te le demandais. Je suis heureux que tu l'aies fait, Mariam jo. Je suis heureux de cette chance qui m'est donnée de t'adresser quelques mots.

 Par où commencer ?

 J'ai vécu tant de drames depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Ta belle-mère, Afsoon, a été tuée le premier jour de l'insurrection de 1979, tout comme ta sœur Niloufar, touchée par une balle perdue. Je la revois encore, ma petite Niloufar, en train de faire le poirier pour impressionner nos invités. Ton frère Farhad a rejoint le djihad en 1980, et les Soviétiques l'ont abattu en 1982, juste à la sortie d'Helmand. Je n'ai jamais pu me recueillir devant sa dépouille. J'ignore si tu as des enfants, Mariam jo, mais si c'est le cas, je prie pour que Dieu veille sur eux et t'évite de connaître les mêmes souffrances que moi. Je rêve encore d'eux, tu sais. Je rêve encore de mes enfants disparus.

 Et je rêve aussi de toi, Mariam jo. Tu me manques tellement. Je regrette de ne plus entendre ta voix, ton rire. Je regrette de ne plus pouvoir te faire la lecture et aller pêcher avec toi. Te souviens-tu de toutes les fois où nous avons péché ensemble ? Tu étais une bonne fille, Mariam jo, et j'éprouve toujours de la honte et des remords quand je pense à toi. Des remords… À ton égard, Mariam jo, j'en ai des milliers. Je m'en veux de ne pas t'avoir reçue le jour où tu es venue à Herat. Je m'en veux de ne pas t'avoir ouvert ma porte. Je m'en veux de ne pas t'avoir traitée comme ma fille et de t'avoir fait vivre des années durant dans un endroit si sordide. Et tout ça pour quoi ? Pour ne pas perdre la face ni salir ma réputation prétendument honorable ? Que cela me semble dérisoire aujourd'hui, après toutes les atrocités auxquelles j'ai assisté au cours de cette maudite guerre. Maintenant, bien sûr, il est trop tard. Peut-être est-ce un juste châtiment, pour ceux qui se sont montrés cruels, de ne prendre conscience de leurs torts que lorsqu'il est impossible de revenir en arrière. Je ne puis donc que te répéter que tu étais une bonne fille, Mariam jo, et que je n'ai jamais mérité d'être ton père. Je ne puis qu'implorer ton pardon. Pardonne-moi, Mariam jo. Pardonne-moi. Pardonne-moi. Pardonne-moi.

 Je ne suis plus l'homme riche que tu as connu autrefois. Les communistes m'ont confisqué presque toutes mes terres, ainsi que mes boutiques. Mais je serais malvenu de me plaindre, car Dieu – pour des raisons que je ne m'explique pas – m'a laissé bien plus qu'à la plupart des gens. Depuis mon retour de Kaboul, j'ai réussi à vendre les terrains qui me restaient. J'ai joint à cette lettre ta part d'héritage. Tu verras que c'est loin d'être une fortune, mais ce n'est pas rien non plus. (J'ai pris la liberté d'échanger cet argent contre des dollars. Cela me paraît plus sage, car Dieu seul sait ce qu'il adviendra de notre monnaie nationale.)

 Ne crois pas surtout que j'essaie d'acheter ton pardon. Je sais qu'il n'est pas à vendre – il ne l'a d'ailleurs jamais été – et j'espère que tu as encore assez foi en moi pour ne pas douter de ma sincérité. Je ne fais que te donner tardivement ce qui te revenait de droit depuis le début. Vivant, je n'ai pas été un père modèle pour toi, mais peut-être le serai-je une fois mort.

 Ah, la mort. Je ne vais pas t'ennuyer avec des détails, mais elle approche à grands pas. J'ai le cœur faible, selon les médecins. Quelle fin plus appropriée pour un homme faible ?

 Mariam jo, j'ose penser que, lorsque tu auras lu cette lettre, tu seras plus charitable envers moi que je ne l'ai jamais été envers toi. Que quelque chose dans ton cœur te poussera à venir voir ton père. Que tu frapperas de nouveau à ma porte afin que je puisse t'ouvrir cette fois, t'accueillir, et te serrer dans mes bras, ainsi que j'aurais dû le faire il y a des années. Comme mon cœur, cet espoir ne tient à presque rien. Ça, je le sais. Mais j'attendrai. Je guetterai ta venue. J'espérerai.

 Puisse Dieu t'accorder une longue vie, ma fille. Puisse-t-Il te donner de beaux enfants en bonne santé. Je te souhaite de trouver le bonheur, la paix et la reconnaissance que je t'ai refusée autrefois. Porte-toi bien. Je te laisse dans les mains aimantes de Dieu.

Ton père indigne,

Jalil.

 

 Cette nuit-là à l'hôtel, une fois les enfants couchés, Laila parle de la lettre à Tariq. Puis elle lui montre l'argent dans le sac en toile. Devant ses larmes, il l'embrasse et la serre fort contre lui.