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– Il faut que je parle à tes parents, dokhtar jan, annonça l'homme à qui Laila ouvrit la porte.

Trapu, les traits marqués, il portait un manteau jaunâtre et un pakol.

– C'est de la part de qui ? demanda-t-elle, avant de sentir les mains de Babi se poser sur ses épaules.

Doucement, il l'écarta de la porte.

– Monte dans ta chambre, Laila.

Tandis qu'elle se dirigeait vers l'escalier, elle entendit le visiteur dire à son père qu'il avait des nouvelles du Pandjshir. Fariba les rejoignit alors. Une main plaquée sur sa bouche, elle dévisagea tour à tour Babi et l'homme au pakol de laine brune.

Laila épiait la scène depuis le haut des marches. Elle observa l'inconnu s'asseoir avec ses parents, se pencher vers eux, murmurer quelques paroles. Puis Babi devint livide, de plus en plus, et Fariba se mit à hurler sans pouvoir s'arrêter, en s'arrachant les cheveux.

 

Le lendemain matin, jour de la fatiha, plusieurs voisines investirent la maison et prirent en charge les préparatifs du dîner qui suivait traditionnellement un enterrement. Fariba passa la matinée assise sur le canapé à triturer un mouchoir, le visage tout gonflé. Quelques femmes éplorées se relayaient en permanence auprès d'elle, lui tapotant délicatement la main, comme si elle avait été la poupée la plus précieuse et la plus fragile du monde, alors même qu'elle ne semblait pas se rendre compte de leur présence.

– Maman, dit Laila en s'agenouillant devant elle.

Fariba baissa les yeux.

– On s'occupe d'elle, Laila jan, déclara l'une de leurs voisines d'un ton suffisant.

Pour avoir déjà assisté à des funérailles, Laila savait repérer ces femmes qui savouraient tout ce qui avait trait à la mort et qui s'autoproclamaient consolatrices officielles en interdisant à quiconque d'empiéter sur leur territoire.

– On contrôle la situation. Ne reste pas là, ma petite. Laisse ta mère tranquille.

Mise à l'écart, Laila se sentit inutile. Elle erra d'une pièce à une autre, traîna dans la cuisine. Hasina, étonnamment calme et silencieuse, passa avec sa mère, Nila, suivie peu après de Giti et de la sienne. En la voyant, Giti courut la serrer dans ses bras osseux avec une force surprenante. Des larmes brillaient dans ses yeux lorsqu'elle la relâcha.

– Je suis tellement désolée…

Laila la remercia, puis alla s'asseoir dans la cour avec Hasina et elle. C'est là qu'une femme vint les chercher pour leur demander de laver les verres et d'empiler les assiettes sur la table.

Babi, lui, ne cessait d'entrer et de sortir, comme s'il ne savait pas quoi faire.

« Je ne veux pas le voir » furent les seules paroles prononcées par Fariba de toute la matinée.

Babi finit par s'installer sur une chaise pliante dans le vestibule, l'air penaud et abattu, jusqu'à ce que quelqu'un lui fasse remarquer qu'il gênait le passage. Il s'excusa alors et disparut dans son bureau.

 

Cet après-midi-là, les hommes se rendirent dans une grande salle du quartier de Karteh-Seh que Babi avait louée pour la fatiha. Les femmes se réunirent à la maison. Laila se posta près de sa mère, à l'entrée du salon, comme le voulait la coutume. Les visiteuses enlevaient leurs chaussures à la porte et saluaient de loin leurs connaissances en traversant la pièce pour aller s'asseoir sur l'une des chaises disposées contre les murs. Laila aperçut Wajma, la sage-femme qui avait aidé Fariba à la mettre au monde, puis la mère de Tariq, qui se présenta avec un foulard noir sur sa perruque et qui lui adressa un petit signe de tête accompagné d'un sourire triste.

Une radiocassette diffusait des versets du Coran chantés par un homme. Les femmes l'écoutaient en soupirant, en s'agitant, en reniflant. Des quintes de toux étouffées, des murmures et, de temps à autre, des sanglots théâtraux se faisaient entendre.

La femme de Rachid, Mariam, entra à son tour, coiffée d'un hidjab noir qui laissait quelques mèches de cheveux sur son front. Elle prit place sur une chaise en face de Laila.

Fariba ne cessait de se balancer d'avant en arrière. Laila attrapa sa main sans qu'elle paraisse le remarquer.

– Tu veux un peu d'eau, maman ? Tu as soif ?

Mais Fariba ne répondit pas. Apathique, elle ne faisait rien d'autre que bouger le buste d'avant en arrière en fixant le tapis d'un air absent.

De temps à autre, à force de voir toutes ces mines affligées autour d'elle, Laila mesurait l'ampleur de la tragédie qui avait frappé sa famille. L'horizon à jamais fermé. Les espoirs anéantis.

Mais cela ne durait pas. Elle avait du mal à partager la douleur de sa mère et à s'attrister de la mort de deux garçons qui n'avaient jamais été pour elle des êtres de chair et de sang. Ahmad et Noor s'apparentaient plutôt à ses yeux à des personnages légendaires. Comme les héros d'une fable. Comme les rois des livres d'histoire.

Seul Tariq était bien réel. Tariq, qui lui apprenait des gros mots en pachtou, qui aimait les feuilles de trèfle salées, qui plissait le front en poussant un drôle de gémissement quand il mâchait, et qui avait une petite marque de naissance rosée en forme de mandoline inversée juste sous la clavicule gauche.

Elle resta donc assise à côté de sa mère à pleurer sagement la perte d'Ahmad et de Noor. Mais, dans son cœur, son vrai frère était bien vivant, lui.