26
C'était de très loin la journée la plus chaude de l'année. Les montagnes retenaient la canicule dans la vallée, rendant l'air irrespirable. Il n'y avait plus de courant depuis plusieurs jours et partout dans la ville, les ventilateurs électriques restaient immobiles, presque moqueurs.
Étendue sur le canapé du salon, Laila transpirait à grosses gouttes. Chaque expiration lui brûlait le bout du nez. A l'étage, dans la chambre de sa mère, ses parents discutaient de nouveau. Deux nuits auparavant, et pas plus tard que la veille encore, elle s'était réveillée en pensant entendre leurs voix au rez-de-chaussée. Ils ne cessaient de parlementer ainsi depuis l'incident de la balle perdue qui s'était fichée dans le portail.
Dehors retentit le grondement lointain d'un tir d'artillerie, suivi plus près d'une longue série de coups de feu, puis d'une autre.
En Laila, une bataille faisait rage aussi : la culpabilité, alliée à la honte, le disputait à la conviction que ce que Tariq et elle avaient fait n'était pas un péché, mais au contraire un acte naturel, sublime, inévitable. Un acte engendré par l'idée qu'ils ne se reverraient peut-être jamais.
Elle roula sur le côté et tenta de se rappeler un détail : à un moment donné, alors qu'ils étaient allongés par terre, Tariq avait appuyé son front contre le sien et lui avait soufflé quelque chose – soit Je te fais mal ? soit Ça te fait mal ?
Elle ne parvenait pas à se souvenir de ses paroles exactes.
Je te fais mal ?
Ça te fait mal ?
Tariq n'était parti que depuis deux semaines et, déjà, le temps avait commencé son œuvre, effaçant peu à peu les contours de ces souvenirs pourtant si vivaces. Laila se força à réfléchir. Il lui semblait soudain vital de savoir ce qu'il avait dit.
Elle ferma les yeux. Se concentra.
Au fil des semaines, elle se lasserait de cet exercice. Elle trouverait de plus en plus épuisant de ressusciter et de dépoussiérer une fois encore ce qui était mort depuis si longtemps. Un jour viendrait même, des années plus tard, où elle ne pleurerait plus la perte de Tariq. Du moins pas aussi souvent. Loin de là. Un jour viendrait où les traits de son visage s'estomperaient, où entendre dans la rue une mère appeler son fils par le même prénom ne lui ferait pas l'effet d'un couteau planté en plein cœur. Un jour où il ne lui manquerait plus autant qu'à cet instant, et où la douleur de son absence cesserait d'être pour elle une inséparable compagne – un peu comme ces douleurs fantômes qu'éprouvent les amputés.
Simplement, il y aurait des moments, à l'âge adulte, lorsqu'elle serait en train de repasser une chemise ou de pousser ses enfants sur la balançoire, où un petit détail raviverait une image de ce fameux après-midi. Il suffirait de trois fois rien – la chaleur d'un tapis sous ses pieds par une belle journée, la courbe du front d'un inconnu – pour que tout afflue soudain en elle. La spontanéité de leurs gestes. Leur imprudence sidérante. Leur maladresse. La douleur, le plaisir, la tristesse. La moiteur de leurs corps enlacés.
Tout lui reviendrait en mémoire avec une force qui lui couperait le souffle.
Mais cela ne durerait pas. Le moment passerait, la laissant abattue, en proie à une vague agitation.
Il avait dit Je te fais mal ?, décida-t-elle. Oui, c'était ça. Elle était heureuse de s'en être souvenue.
Babi l'appela du haut des escaliers.
– Elle accepte ! annonça-t-il d'une voix vibrante d'excitation. On part, Laila. On part tous les trois. On quitte Kaboul !
Ils étaient assis dans la chambre de Fariba. Dehors, les hommes d'Hekmatyar et de Massoud continuaient à s'affronter à grands renforts de tirs de roquettes. Laila savait que, quelque part dans la ville, quelqu'un venait de mourir et qu'un nuage de fumée noire flottait au-dessus d'un bâtiment réduit en cendres. Les gens contourneraient des cadavres au matin. Certains corps seraient ramassés. D'autres non. Les chiens de la ville, qui avaient pris goût à la chair humaine, pourraient ensuite se régaler.
Malgré tout, elle éprouva une envie subite de courir dans ces rues pour crier sa joie, et eut toutes les peines du monde à se contenir. Babi lui expliqua qu'ils se rendraient d'abord au Pakistan, où ils demanderaient des visas. Le Pakistan, là où était Tariq ! Il n'était parti que depuis dix-sept jours, calcula-t-elle fiévreusement. Si seulement sa mère s'était décidée plus tôt, ils auraient pu voyager ensemble. Elle aurait été avec lui à cet instant ! Mais cela n'avait pas d'importance. L'essentiel était qu'ils allaient tous les trois gagner Peshawar, et qu'ils retrouveraient Tariq et ses parents là-bas. C'était presque certain. Ils entameraient leurs démarches administratives en même temps et après… qui sait ? qui sait où ils iraient ? En Europe ? Aux États-Unis ? Peut-être, comme Babi le disait souvent, dans un endroit au bord de la mer…
Affalée contre la tête de son lit, les yeux gonflés, Fariba tirait sur ses cheveux.
Trois jours plus tôt, Laila était descendue dans la cour afin de prendre un peu l'air. Alors qu'elle se tenait appuyée contre le portail, elle avait entendu un claquement sonore. Au même moment, quelque chose avait frôlé son oreille droite, envoyant voler des éclats de bois devant ses yeux. Après la mort de Giti, après les milliers de coups de feu tirés et de bombes lancées sur Kaboul, c'était la vue de ce petit trou dans le portail, à quelques centimètres à peine de l'endroit où Laila avait posé sa tête, qui avait sorti Fariba de sa torpeur. Elle avait compris alors que la guerre contre les Soviétiques lui avait déjà coûté deux fils, et que celle-là pourrait bien lui arracher le seul enfant qui lui restât.
Sur les murs de la chambre, Ahmad et Noor leur souriaient. Laila regarda sa mère les fixer honteusement à tour de rôle. Comme pour implorer leur accord. Leur bénédiction. Comme pour leur demander pardon, aussi.
– Plus rien ne nous retient ici, disait Babi. Nos fils sont morts, mais nous avons encore Laila. Et il y a nous deux, Fariba. Nous pouvons commencer une nouvelle vie.
Il se pencha par-dessus le lit. Lorsqu'il prit les mains de sa femme entre les siennes, elle se laissa faire avec résignation. Leurs doigts s'entremêlèrent timidement. L'instant d'après, tous deux basculaient l'un vers l'autre, et Fariba nichait sa tête dans le cou de Babi en s'agrippant à sa chemise.
Cette nuit-là, Laila contempla longuement les lueurs criardes qui embrasaient l'horizon par intermittence. Les heures défilèrent ainsi jusqu'à ce que, malgré son euphorie et le bruit des canons, elle finisse par s'endormir.
Elle rêva alors.
Ils sont sur une plage, assis sur un édredon. Le temps est un peu frais et nuageux, mais avec Tariq à côté d'elle et la couverture enroulée autour d'eux, elle se sent bien au chaud. Des voitures sont garées sous une rangée de palmiers, derrière une petite barrière à la peinture blanche écaillée. Le vent qui souffle lui picote les yeux, ensevelit leurs chaussures sous le sable et fait rouler des paquets d'herbes mortes enchevêtrées. Ils regardent les voiliers danser sur l'eau au loin, tandis qu'autour d'eux des mouettes hurlent et planent dans les airs. Une nouvelle bourrasque envoie voler le sable des dunes. Un bruit s'élève, semblable à une incantation, et elle répète quelque chose que Babi lui a appris là-dessus des années plus tôt.
Tariq tend la main vers elle afin d'ôter les grains qui se sont déposés sur ses sourcils. Elle aperçoit l'alliance à son doigt. Identique à la sienne – en or, avec des entrelacs gravés tout autour.
« Le sable chante, dit-elle. Je t'assure. C'est dû au frottement des grains entre eux. Écoute. »
Tariq prête l'oreille, donc, en plissant le front. Au bout d'un moment, ils l'entendent de nouveau. Une sorte de gémissement qui se transforme en miaulement aigu lorsque le vent gagne en intensité.
Babi leur conseilla de n'emporter que le strict nécessaire. Le reste, ils le vendraient.
– Cela devrait nous permettre de nous en sortir à Peshawar jusqu'à ce que je trouve un travail.
Ils passèrent les deux jours suivants à rassembler et empiler tous les objets dont ils comptaient se débarrasser.
Dans sa chambre, Laila mit de côté ses vieilles chemises, ses chaussures usées, ses livres et ses jouets. Elle retrouva sous son lit la petite vache en verre jaune qu'Hasina lui avait donnée à l'école, pendant une récréation, ainsi qu'un porte-clés en forme de ballon de football, cadeau de Giti, un minuscule zèbre en bois à roulettes et un astronaute en céramique que Tariq et elle avaient découvert un jour dans un caniveau. Elle avait six ans à l'époque, et lui huit. Ils s'étaient même disputés pour savoir lequel des deux l'avait vu en premier.
Fariba elle aussi tria ses affaires ; avec une réticence manifeste et un regard apathique, elle jeta ses belles assiettes, ses serviettes, ses bijoux – à l'exception de son alliance -, ainsi que la plupart de ses habits.
– Tu ne vas pas la vendre, hein ? demanda Laila en soulevant la robe de mariée, dont le tissu tomba en cascade sur ses genoux.
Elle caressa la dentelle et les rubans qui bordaient le décolleté, les semences de perles brodées à la main sur les manches.
Fariba haussa les épaules et lui reprit la robe pour la jeter sans ménagement sur une pile de vêtements, un peu comme elle aurait arraché un pansement. D'un geste sec, et d'un coup, songea Laila.
Ce fut pour Babi que la tâche se révéla le plus difficile.
Laila le trouva debout dans son bureau, en train de passer tristement en revue ses étagères. Il avait enfilé un T-shirt avec une reproduction du Golden Gâte Bridge de San Francisco. Un épais brouillard s'élevait des eaux du golfe, enveloppant les piliers du pont.
– Tu connais le vieux dilemme, dit-il. Si tu ne pouvais emporter que cinq livres sur une île déserte, lesquels prendrais-tu ? Je n'aurais jamais cru devoir faire un jour un tel choix.
– Il faudra qu'on te constitue une nouvelle bibliothèque, alors.
– Mmm, répondit-il avec un sourire abattu. Je n'arrive pas à me faire à l'idée que je vais quitter Kaboul. C'est ici que j'ai été étudiant, que j'ai commencé à travailler, que je suis devenu père. Dire que je dormirai bientôt sous le ciel d'une autre ville… ça me fait tout bizarre.
– À moi aussi, Babi.
– Depuis ce matin, j'ai en tête un poème de Saib-e-Tabrizi sur Kaboul. Il l'a écrit au XVIIe siècle, je crois. Je le connaissais par cœur avant, mais je ne me souviens plus que de ces deux vers :
Nul ne pourrait compter les lunes qui luisent sur ses toits
Ni les mille soleils splendides qui se cachent derrière ses murs.
Voyant qu'il pleurait, Laila lui passa un bras autour de la taille.
– Oh, Babi… On reviendra. Quand cette guerre sera finie, on reviendra à Kaboul, inch'Allah. Tu verras.
Le troisième jour, Laila emporta leurs affaires près du portail afin qu'ils puissent les charger ensuite dans un taxi et les déposer chez le prêteur sur gages.
Elle ne cessa de faire des allers et retours entre la maison et la cour, les bras chargés de vêtements, de plats et de cartons entiers remplis de livres. À midi, les piles qu'elle avait constituées lui arrivaient déjà à la hanche. Elle aurait dû être épuisée alors, mais, parce que chaque voyage la rapprochait un peu plus de Tariq, elle se sentait au contraire pleine d'une énergie grandissante.
– Il nous faudra un grand taxi.
Laila leva les yeux vers sa mère, qui s'adressait à elle depuis la fenêtre de sa chambre, à l'étage. Le soleil, chaud et éclatant, jouait avec ses cheveux grisonnants et éclairait ses traits tirés et amaigris. Elle portait la même robe bleue que le jour où elle avait invité ses voisins, quatre mois plus tôt. C'était une robe pimpante de jeune femme mais, l'espace d'un instant, Fariba fit à Laila l'effet d'une vieille dame aux bras maigres, aux tempes creusées, aux yeux cernés, au regard éteint – très loin de la femme potelée qui souriait aux anges sur les photos de son mariage.
– Deux gros taxis, même, renchérit Laila.
De là où elle se trouvait, elle voyait aussi Babi empiler des cartons dans le salon.
– Monte quand tu auras fini, dit Fariba. On mangera des œufs à la coque et des restes de haricots.
– Mon plat préféré !
Laila repensa soudain à son rêve. Tariq et elle assis sur un édredon. L'océan. Le vent. Les dunes.
À quoi avait ressemblé le chant du sable ? se demanda-t-elle.
Elle s'immobilisa à la vue d'un lézard gris qui émergeait d'une crevasse dans le sol. Il pivota vivement la tête à droite et à gauche, cligna des yeux, puis fila sous un gros caillou.
Laila se représenta de nouveau la plage. Cette fois, le chant s'élevait tout autour d'elle. Il enflait, devenait de plus en plus audible, de plus en plus aigu. Bientôt, il domina tout. Les mouettes ne furent plus que des mimes à plumes qui ouvraient et refermaient leur bec en silence, et les vagues se brisèrent sur le rivage dans un nuage d'écume et d'embruns sans faire le moindre bruit. Le sable continuait à chanter. Il criait à présent. II… il tintait ?
Non, ce n'était pas un tintement. Un sifflement, plutôt
Laila laissa tomber les livres qu'elle portait et mit une main en visière devant ses yeux.
Un grondement assourdissant.
Derrière elle, un éclair blanc.
Le sol vacilla sous ses pieds.
Quelque chose de brûlant la heurta violemment dans le dos, si fort qu'elle en perdit ses sandales et fut soulevée dans les airs. Elle vola, roula sur elle-même, vit le ciel, la terre, encore le ciel, puis de nouveau la terre. Un gros morceau de bois en flammes passa à côté, en même temps que des milliers d'éclats de verre. Laila eut l'impression de voir chacun d'eux tournoyer et voltiger autour d'elle et refléter les rayons du soleil. Comme de beaux arcs-en-ciel miniatures.
Puis elle heurta le mur. S'écrasa au sol. Une pluie de poussière, de gravats et de morceaux de verre s'abattit sur sa tête et ses bras. Sa dernière image avant de perdre conscience fut une masse qui s'écrasait près d'elle avec un bruit sourd. Une masse ensanglantée avec, dessus, l'extrémité d'un pont rouge qui perçait le brouillard.
Des ombres qui se déplacent. Une lumière fluorescente au plafond. Le visage d'une femme qui apparaît et s'attarde au-dessus du sien.
Laila perd de nouveau connaissance.
Un autre visage. Celui d'un homme, cette fois, aux traits larges et affaissés. Il remue les lèvres, mais sans qu'aucun son ne s'en échappe. Seul un bourdonnement incessant retentit aux oreilles de Laila.
L'homme agite une main devant elle. Fronce les sourcils. Remue encore les lèvres.
Elle a mal. Elle a mal en respirant. Elle a mal partout.
Un verre d'eau. Un cachet rose.
Et retour au néant.
Encore la femme. Figure allongée, yeux rapprochés. Elle articule quelque chose. Laila n'entend toujours qu'un bourdonnement, mais elle voit que des mots sortent de la bouche de cette inconnue comme un épais sirop noir.
Elle a mal à la poitrine. Aux bras. Aux jambes.
Autour d'elle, des ombres vont et viennent.
Où est Tariq ?
Pourquoi n'est-il pas là ?
L'obscurité. Une nuée d'étoiles.
Babi et elle, perchés quelque part, très haut. Il lui montre un champ d'orge. Un générateur se met en marche.
La femme à la figure allongée se tient près de Laila et la regarde.
Laila a mal en respirant.
Quelqu'un joue de l'accordéon.
Par bonheur, un nouveau cachet rose. Puis un profond silence. Un profond silence qui ensevelit tout.