42

 Laila

 

 Toutes les affaires d'Aziza tenaient dans un sac en papier : sa chemise à fleurs, son unique paire de chaussettes, ses gants en laine dépareillés, une vieille couverture orange parsemée d'étoiles et de comètes, une tasse en plastique fêlée, une banane et son jeu de dés.

 C'était un matin froid d'avril 2001, peu de temps avant le vingt-troisième anniversaire de Laila. Le ciel était d'un gris translucide, et le vent froid et humide qui soufflait en rafales ne cessait d'agiter la porte-moustiquaire.

 Laila avait appris quelques jours plus tôt qu'Ahmad Shah Massoud s'était rendu en France afin de s'adresser au Parlement européen. Dirigeant à présent l’Alliance du Nord, la seule force d'opposition aux üibans, il avait profité de son voyage pour avertir les Occidentaux de la présence de camps de terroristes en Afghanistan et pour réclamer l'aide des États-Unis.

 « Si le président Bush ne nous soutient pas, avait-il déclaré, l'Amérique et l'Europe seront bientôt les cibles d'attaques criminelles. »

 Un mois auparavant, la nouvelle s'était répandue que les talibans avaient dynamité les deux bouddhas géants de Bamiyan au nom de leur lutte contre l'idolâtrie et le péché. Des États-Unis à la Chine, un concert de protestations s'était élevé dans le monde entier. Des gouvernements, des historiens et des archéologues ivaient rédigé des lettres de supplique pour que soient épargnés les deux plus grands vestiges historiques d'Afghanistan. En vain. Les talibans avaient fait sauter leurs charges explosives en chantant Allah-u-akbar à chaque détonation et en poussant des cris de joie dès que l'une des statues perdait un bras ou une jambe dans un nuage de poussière. Laila se rappelait encore le jour où elle était montée au sommet du plus grand des bouddhas avec Babi et Tariq, et où tous trois avaient contemplé le vol d'un faucon au-dessus de la vallée, le visage baigné de soleil. Pourtant, l'annonce de cette destruction la laissa de marbre. Cela avait si peu d'importance dorénavant. Comment aurait-elle pu se soucier du sort de deux statues alors que sa vie était en train de s'écrouler ?

 Assise par terre dans un coin du salon, muette, raide, les cheveux tombant en boucles éparses autour de son visage, elle attendait qu'il soit l'heure de partir. Elle avait beau inspirer tant qu'elle pouvait, l'air lui semblait s'être raréfié autour d'elle.

 

 Zalmai fit le chemin menant à Karteh-Seh dans les bras de son père et Aziza en marchant à côté de Mariam, qu'elle tenait par la main. Un foulard sale noué sous le menton et l'ourlet de sa robe claquant au vent, la fillette se décomposait peu à peu, comme si à chaque pas s'accroissait sa conscience d'être bernée. Laila n'avait pas eu le courage de lui avouer la vérité. Elle lui avait simplement expliqué qu'elle allait dans une école, une école particulière où les enfants mangeaient et dormaient, sans rentrer chez eux après les cours. À présent, les mêmes questions revenaient en boucle dans la bouche de sa fille. Les élèves couchaient-ils dans des chambres séparées ou tous dans un grand dortoir ? Se ferait-elle des amis là-bas ? Les professeurs étaient-ils vraiment gentils ?

 Et, plus d'une fois : Combien de temps je devrai rester ?

 Ils s'arrêtèrent non loin de l'imposant bâtiment aux allures de caserne militaire.

 – Zalmai et moi allons attendre ici, dit Rachid. Oh, avant que j'oublie…

 Il sortit un chewing-gum de sa poche et le tendit à Aziza d'un air froidement magnanime. La fillette accepta ce cadeau d'adieu en murmurant un merci. Laila s'émerveilla de la voir manifester tant de grâce et d'indulgence. Le cœur serré, elle songea avec désespoir qu'elle ne ferait pas la sieste avec elle cet après-midi-là, qu'elle ne sentirait pas le poids si léger de ses bras sur sa poitrine, la courbe de sa tête contre son épaule, son souffle tiède dans son cou, ses talons contre ses jambes…

 Zalmai se mit à pleurer lorsque sa sœur s'éloigna. Il cria Ziza ! Ziza ! et se débattit pour échapper à l'étreinte de son père jusqu'à ce que son attention soit détournée par le singe d'un joueur d'orgue de Barbarie de l'autre côté de la rue.

 Mariam, Laila et Aziza parcoururent seules les derniers mètres. A mesure qu'elles approchaient du bâtiment, Laila distingua les fissures de la façade, le toit affaissé, les planches clouées en travers de fenêtres aux vitres brisées, et la barre supérieure d'une balançoire qui dépassait derrière un mur en ruine.

 A la porte, elle vérifia qu'Aziza avait bien retenu ce qu'elle lui avait dit.

 – Si on t'interroge sur ton père, qu'est-ce que tu réponds ?

 – Que les moudjahidin l'ont tué.

 – C'est bien. Tu comprends pourquoi, ma chérie ?

 – Parce que c'est une école spéciale.

 À présent qu'elle était arrivée et que l'école en question devenait une réalité, la fillette paraissait ébranlée. Sa lèvre inférieure tremblait, les larmes perlaient à ses yeux, et Laila devina combien elle luttait pour ne pas pleurer.

 – Si je dis la vérité, souffla Aziza d'une voix frêle, on ne m'acceptera pas. C'est une école très spéciale. Je veux rentrer à la maison.

 – Je viendrai te rendre visite très souvent, réussit à articuler Laila. Je te le promets.

 – Moi aussi, renchérit Mariam. On viendra te voir, Aziza jo, et on jouera ensemble, comme d'habitude. C'est provisoire, tu sais. Ça ne durera que le temps que ton père retrouve du travail.

 – Et puis, ils ont de quoi manger, ici, ajouta faiblement Laila, heureuse que sa burqa empêche Aziza de voir sa détresse. Tu n'auras pas faim. Ils ont du riz, du pain et de l'eau. Peut-être même des fruits.

 – Mais tu ne seras pas là, toi. Et khala Mariam non plus.

 – Je viendrai te voir, lui répéta Laila. Tout le temps. Regarde-moi, Aziza. Je suis ta mère, et même si je dois mourir à cause de ça, je viendrai te voir.

 

 Le directeur de l'orphelinat – Zaman, ainsi qu'il se présenta – était un homme maigrelet et voûté, au visage ridé et avenant, à la barbe touffue, aux yeux ronds comme des petits pois derrière ses lunettes ébréchées, et au front dégarni surmonté d'une calotte.

 Il demanda à Laila et Mariam comment elles s'appelaient, et s'enquit ensuite du nom et de l'âge d'Aziza tout en les guidant le long de couloirs mal éclairés. Des enfants pieds nus s'écartaient sur leur passage en les dévisageant. Les cheveux hirsutes pour les uns, le crâne rasé pour les autres, ils portaient des pulls aux manches effilochées, des jeans troués et usés jusqu'à la corde, des manteaux rapiécés avec du scotch. Laila respira des odeurs mêlées de savon, de talc, d'ammoniaque et d'urine, et sentit grandir l'appréhension d'Aziza.

 La cour, dont elle eut un aperçu, se résumait à un terrain envahi par les mauvaises herbes, avec une balançoire instable, de vieux pneus et un ballon de basket dégonflé en guise de jeux. Quant aux salles, elles étaient vides et leurs fenêtres recouvertes de bâches. Un garçon sortit en courant de l'une d'elles et attrapa Laila par le coude en tentant de grimper dans ses bras. Il fallut qu'un homme occupé à nettoyer cr qui ressemblait à une flaque d'urine pose sa serpillière pour le détacher d'elle.

 Zaman adoptait un comportement gentiment paternel avec les orphelins. Il tapota la tête de certains, leur lança quelques mots enjoués, leur ébouriffa les cheveux, le tout sans la moindre condescendance. Les enfants accueillaient du reste ces marques d'attention avec joie, et Laila nota qu'ils le fixaient avec l'air de guetter son approbation.

 Ils arrivèrent enfin à son bureau – une pièce dont le mobilier se composait en tout et pour tout de trois chaises pliantes et d'une table qui disparaissait presque entièrement sous les piles de papiers.

 – Vous êtes d'Herat, dit Zaman à Mariam. Ça s'entend à votre accent.

 Il s'adossa à sa chaise et croisa les mains sur son ventre en ajoutant que son beau-frère aussi avait vécu là-bas autrefois. Ses gestes et ses propos paraissaient s laborieux cependant que, malgré son léger sourire, Laila devina en lui une blessure secrète, comme une désillusion, un échec cachés sous un vernis de bonne humeur.

 – Il était verrier, reprit Zaman. Il faisait des cygnes vert jade absolument magnifiques. Quand on les regardait à la lumière du soleil, ils luisaient de l’intérieur – on aurait presque cru que de minuscules bijoux avaient été coulés dans le verre. Vous avez eu l’occcasion de retourner chez vous dernièrement ?

 Mariam répondit que non.

 – Moi-même, je viens de Kandahar. Y êtes-vous déjà allée, hamshira ? Non ? C'est une très jolie ville. Ah, les jardins de Kandahar ! Et son raisin ! C'est un délice. Il vous ensorcelle le palais.

 Quelques enfants s'étaient rassemblés près de la porte afin d'épier la scène. Zaman les chassa gentiment en pachtou.

 – Bien sûr, j'adore Herat aussi. La ville des artistes et des écrivains, des maîtres soufis et des mystiques. Vous connaissez la vieille blague qui dit qu'on ne peut pas étendre une jambe là-bas sans botter les fesses à un poète, j'imagine ?

 À côté de Laila, Aziza émit un petit rire.

 Zaman feignit de s'extasier.

 – Ah ! quel plaisir ! J'ai réussi à t'amuser, petite hamshira. En général, c'est le plus dur à faire. Je m'inquiétais presque, tu sais. Je pensais que j'allais devoir imiter une poule ou un âne, mais non, même pas. Tu es très mignonne.

 Il appela alors un surveillant et le pria d'avoir l'œil sur Aziza pendant quelques instants. Aussitôt, la fillette bondit sur les genoux de Mariam en s'accrochant à elle.

 – Nous en avons pour une minute, ma chérie, la rassura Laila. Je ne bouge pas d'ici. D'accord ?

 – Si on sortait toutes les deux, Aziza jo ? proposa Mariam. Ta mère et kaka Zaman doivent discuter ensemble. Ils n'en ont pas pour très longtemps. Viens.

 Une fois seul avec Laila, Zaman s'enquit de la date de naissance d'Aziza, de ses antécédents médicaux et de ses éventuelles allergies. Lorsqu'il l'interrogea ensuite sur son père, Laila eut l'étrange impression que le mensonge qu'elle racontait était en fait la réalité. Zaman, lui, écoutait sans rien révéler de ce qu'il pensait. Il dirigeait cet orphelinat selon un code d'honneur très précis, expliqua-t-il. Si une femme déclarait que son mari était mort et qu'elle ne pouvait subvenir aux besoins de ses enfants, il ne mettait jamais sa parole en doute.

 Laila se mit à pleurer.

 – J'ai honte, avoua-t-elle en pressant une main contre sa bouche.

 – Regardez-moi, hamshira.

 – Quelle mère peut abandonner sa propre fille ?

 – Regardez-moi.

 Elle leva les yeux.

 – Ce n'est pas votre faute. Vous m'entendez ? Ce sont ces sauvages, ces wahshis qui sont à blâmer. En tant que Pachtoun, ils me font honte. Ils ont sali le nom de mon peuple. Et vous n'êtes pas seule, hamshira. Nous en recevons beaucoup, des mères comme vous qui ne peuvent nourrir leurs enfants parce que les talibans refusent de les laisser sortir de chez elles et gagner leur vie. Vous n'avez rien à vous reprocher. Personne ici ne vous juge. Au contraire, je vous comprends. (Il se pencha vers elle.) Hamshira, je vous comprends, répéta-t-il avec force.

 Laila s'essuya les yeux dans sa burqa.

 – Quant à cet endroit, soupira Zaman, vous pouvez constater qu'il est en piteux état. Nous manquons toujours d'argent, ce qui nous oblige à avoir recours en permanence au système D. Nous n'obtenons pour ainsi dire aucune aide des talibans. Mais on s'en sort quand même. Comme vous, nous faisons de notre mieux. Allah est bon et généreux. Il nous soutient, et tant qu'Il nous soutiendra, je veillerai à ce qu'Aziza soit nourrie et ait de quoi s'habiller. Ça, le vous le promets.

 Laila hocha la tête.

 – D'accord ? dit-il en lui souriant avec bienveillance. Ne pleurez plus maintenant, hamshira. Il ne faut pas qu'elle vous voie ainsi.

 – Dieu vous bénisse, lâcha-t-elle d'une voix enrouée en s'essuyant de nouveau les yeux. Dieu vous bénisse, mon frère.

 

 Mais le moment des adieux se passa exactement comme elle l'avait redouté.

 Aziza paniqua.

 Durant tout le trajet du retour, Laila entendit les cris perçants de sa fille résonner dans sa tête. Elle revit les mains épaisses et calleuses de Zaman se refermer sur ses petits bras pour la tirer en arrière, doucement d'abord, puis de plus en plus fort, jusqu'à les séparer l'une de l'autre. Elle revit Aziza se débattre et hurler de terreur tandis qu'il l'entraînait vivement. Et elle se revit, elle, courant tête baissée dans le couloir, une plainte d'animal à l'agonie montant en elle.

 Une fois à la maison, elle fixa sans les voir les montagnes brunes au loin.

 – Je la sens encore, dit-elle à Mariam. Je sens son odeur quand elle dort. Pas toi ? Tu ne sens rien ?

 – Oh, Laila jo… Arrête. À quoi cela sert-il ? Hein ? À quoi ?

 

 Au début, Rachid se laissa fléchir et les accompagna, Mariam, Zalmai et elle, jusqu'à l'orphelinat. Mais il ne cessait de pester et de lui couler des regards mauvais pour bien lui faire comprendre ce qu'il endurait par sa faute. Ses jambes, son dos et ses pieds lui faisaient mal à force de tant marcher, se plaignait-il. Elle ne se rendait vraiment pas compte.

 – Je ne suis plus tout jeune, déclarait-il. Enfin, toi évidemment, tu t'en moques. Tu n'hésiterais pas à me piétiner si tu le pouvais. Mais justement, tu ne peux pas. Tu ne fais pas ce que tu veux, Laila.

 Il les attendait à quelques rues de l'orphelinat, sans jamais leur accorder plus d'un quart d'heure.

 – Soyez en retard de seulement une minute et je rentre. Je ne plaisante pas.

 Laila devait le harceler et le supplier afin de grappiller quelques précieux instants de plus. Pour elle. Pour Mariam, qui ne se remettait pas du départ d'Aziza, même si, comme à son habitude, elle gardait sa souffrance secrète. Et aussi pour Zalmai, qui réclamait sa sœur tous les jours et piquait des colères monstres qui finissaient par de grosses crises de larmes inconsolables.

 Parfois, Rachid s'arrêtait net en cours de route en prétendant qu'il avait vraiment trop mal aux jambes. Il faisait alors demi-tour et reprenait le chemin de la maison d'un bon pas, sans boiter le moins du monde. Parfois aussi, il claquait de la langue en disant :

 – C'est mes poumons, Laila. Je n'en peux plus. Ça ira peut-être mieux demain, ou après-demain, on verra.

 Le tout sans même se donner la peine de paraître essoufflé. Souvent d'ailleurs, il allumait une cigarette en s'éloignant. Laila n'avait d'autre choix dans ces cas-là que de le suivre, impuissante et ivre de rage et de rancœur.

 Puis, un jour, il lui annonça qu'il ne l'emmènerait plus voir Aziza.

 – Je passe mes journées à arpenter les rues pour trouver du travail, affirma-t-il. Je suis trop fatigué.

 – J'irai seule alors, le défia-t-elle. Tu ne pourras pas m'en empêcher, Rachid. Tu m'entends ? Tu peux me frapper autant que tu veux, je continuerai à y aller.

 – Comme tu voudras. Mais les talibans ne te laisseront pas aller bien loin. Ne viens pas dire après que je ne t'avais pas prévenue.

 – Je viendrai avec toi, offrit Mariam.

 – Non, il faut que tu restes à la maison avec Zalmai. Si jamais nous sommes arrêtés tous les trois… je ne veux pas qu'il voie ça.

 La vie de Laila tourna bientôt entièrement autour de ses visites à Aziza. Une fois sur deux, elle ne parvenait pas à l'orphelinat. Les talibans la repéraient alors qu'elle traversait une rue et la soumettaient aussitôt à un interrogatoire serré – « Comment tu t'appelles ? Où vas-tu ? Pourquoi es-tu toute seule ? Où es ton ^ahram ? » -, avant de la renvoyer chez elle. Quand elle avait de la chance, ils se contentaient d'un sermon ou d'un coup de pied aux fesses. Sinon, c'était à un bâton, une baguette, un fouet, ou le plus souvent à leurs poings qu'elle avait affaire.

 Un jour, un jeune talib la frappa avec une antenne de radio.

 – Si je te vois encore dehors, cria-t-il à la fin, après un dernier coup sur sa nuque, je te battrai jusqu'à ce que ta mère elle-même ne te reconnaisse plus !

 Laila rentra chez elle cette fois-là avec le sentiment d'être un animal stupide et pitoyable. Couchée sur le ventre, elle gémit pendant que Mariam appliquait des linges humides sur son dos et ses cuisses ensanglantées. Mais il était rare qu'elle abandonne. En général, elle faisait mine de rebrousser chemin, puis essayait un autre itinéraire – quitte à être surprise, questionnée et réprimandée à deux, trois, voire quatre reprises en une seule journée. Les coups de fouet pleuvaient alors, les antennes sifflaient en fendant l'air, et elle retournait à la maison, brisée, sans même avoir aperçu Aziza. Elle prit vite l'habitude de porter plusieurs couches d'habits sous sa burqa, y compris par temps chaud, afin d'adoucir les raclées.

 Sa récompense lorsqu'elle parvenait à déjouer la surveillance des talibans justifiait cependant toutes ces souffrances. Dès lors qu'elle réussissait à atteindre l'orphelinat, elle pouvait passer autant de temps qu'elle voulait avec sa fille. Des heures entières, même. Toutes deux s'asseyaient dans la cour, près de la balançoire, parmi les autres enfants et les mères présentes à cette occasion, et elles discutaient de ce qu'Aziza avait appris cette semaine-là.

 Laila découvrit que Zaman mettait un point d'honneur à enseigner tous les jours quelque chose à ses pensionnaires. La lecture et l'écriture arrivaient en tête, suivies par la géographie, l'histoire, les sciences, et quelques rudiments sur la faune et la flore.

 – Seulement il faut qu'on tire les rideaux pour que les talibans ne nous voient pas, expliqua Aziza. Et kaka Zaman a toujours des aiguilles et des pelotes de laine près de lui. Comme ça, en cas d'inspection, on cache nos livres et on fait semblant de tricoter.

 Au cours de l'une de ses visites, Laila remarqua une femme nue-tête entourée de trois garçons et d'une fille. Elle avait toujours les mêmes traits anguleux et les mêmes sourcils épais qu'autrefois, seuls les cheveux gris et les deux rides encadrant sa bouche étaient nouveaux. Laila se rappela ses châles, ses jupes noires, sa voix sèche, ses chignons qui dévoilaient les poils noirs sur sa nuque. Elle revit celle qui interdisait aux filles de sa classe de se voiler, au motif que les hommes et les femmes étaient égaux et qu'il n'y avait aucune raison pour que les secondes portent un hidjab si les premiers s'y refusaient.

 Khala Rangmaal leva la tête à cet instant et croisa son regard, mais rien dans ses yeux n'indiqua à Laila que son ancien professeur l'avait reconnue.

 

 – Ce sont des fractures le long de l'écorce terrestre, dit Aziza. On appelle ça des failles.

 Il faisait chaud en ce vendredi après-midi de juin 2001. Rachid ayant exceptionnellement accepté de les accompagner, Laila, Zalmai et Mariam étaient assis avec Aziza dans la cour de l'orphelinat. Lui attendait dans la rue, près de l'arrêt de bus.

 Des enfants pieds nus couraient autour d'eux en tapant sans enthousiasme dans un ballon de foot crevé.

 – De chaque côté des failles, il y a des couches rocheuses qui constituent la croûte terrestre, poursuivit Aziza.

 Quelqu'un lui avait natté les cheveux avant de les lui attacher au sommet de son crâne, et Laila ne put s'empêcher d'envier cette personne qui avait eu le privilège de s'asseoir derrière sa fille, de la coiffer, de lui demander de ne pas bouger.

 Sous le regard plein d'intérêt de Zalmai, Aziza tendit les mains en tournant les paumes vers le haut et les frotta l'une contre l'autre pour illustrer son propos.

 – Les plaques cectoniques, c'est ça ?

 – Les plaques tectoniques, articula péniblement Laila.

 Sa joue était encore douloureuse, tout comme son dos et son cou. Elle avait la lèvre enflée aussi, et sa langue venait souvent titiller l'espace vide laissé par l'une de ses incisives, tombée deux jours plus tôt sous les coups de Rachid. Avant que ses parents meurent et que sa vie chavire, Laila n'aurait jamais cru qu'un corps humain puisse endurer tant de violence, tant de cruauté, et continuer malgré tout à fonctionner.

 – Oui. Et à force de glisser, les plaques se heurtent et se chevauchent… tu vois, maman ? Et ces frottements libèrent de l'énergie qui remonte à la surface de la terre et la fait trembler.

 – Tu deviens si savante ! s'extasia Mariam. Tu l'es beaucoup plus que ta stupide khala.

 Le visage d'Aziza s'illumina.

 – Tu n'es pas stupide, khala Mariam. Et kaka Zaman dit que, parfois, ces mouvements sont très, très profonds, même que ça fait peur tellement ils sont puissants, mais qu'on ne sent presque rien à la surface. A peine un léger tremblement.

 Lors de sa précédente visite, Laila l'avait écoutée évoquer les atomes d'oxygène qui diffusaient la lumière bleue du soleil. « S'il n'y avait pas d'atmosphère, avait récité Aziza d'une traite, il ferait tout le temps nuit et le soleil ne serait qu'une grosse étoile lumineuse perdue dans le noir. »

 – Aziza rentre avec nous, cette fois ? demanda Zalmai.

 – Bientôt, mon chéri. Bientôt.

 Laila le regarda s'éloigner, le buste penché en avant et les pieds tournés vers l'intérieur, à l'image de son père. Il s'approcha de la balançoire, poussa le siège vide, et finit par s'asseoir par terre, où il arracha les mauvaises herbes qui émergeaient d'une fissure dans le béton.

 L'eau s'évapore des feuilles, maman. Tu savais ça, toi ? C'est comme les habits qu'on met à sécher dehors. Elle passe du sol aux racines, ensuite elle monte dans le tronc, va dans les branches et puis dans les feuilles. On appelle ça la transpiration végétale.

 Plus d'une fois, Laila s'était demandé comment réagiraient les talibans s'ils découvraient un jour les cours clandestins de kaka Zaman.

 Aziza ne laissait jamais s'installer le moindre blanc dans la conversation. Elle parlait et parlait d'une voix stridente, avec effusion, partait dans des digressions en agitant les mains, et affichait une fébrilité qui ne lui ressemblait pas. Elle avait un nouveau rire aussi. Pas tant un rire d'ailleurs qu'une sorte de ponctuation nerveuse, que Laila pensait destinée avant tout à la rassurer.

 Et ce n'étaient pas là les seuls changements survenus en elle. Laila remarquait par exemple les ongles sales d'Aziza, laquelle, surprenant le regard de sa mère, cachait ses mains sous ses cuisses. Chaque fois qu'un enfant pleurait non loin d'elles et que de la morve coulait de son nez, ou bien qu'un autre surgissait les fesses à l'air et les cheveux pleins de terre, Aziza battait des cils et se hâtait d'avancer une explication. Un peu comme une hôtesse gênée que ses invités voient l'état de délabrement de sa maison et la saleté de ses enfants.

 Lorsqu'on lui demandait comment elle allait, elle répondait toujours vaguement, mais avec entrain.

 Je vais bien, khala. Je vais bien.

 Tes camarades ne t'embêtent pas, au moins ?

 Non, maman. Tout le monde est très gentil.

 Tu manges bien ? Tu dors bien ?

 Oui, très bien. On a eu de l'agneau hier soir. Ou peut-être que c'était la semaine dernière.

 Dans ces moments-là, Laila avait presque l'impression d'entendre Mariam.

 Celle-ci avait été la première à se rendre compte qu'Aziza bégayait. Légèrement, certes, mais nettement, surtout avec les mots commençant par un t. Interrogé à ce sujet, Zaman avait froncé les sourcils.

 – Je croyais que son problème d'élocution était ancien.

 Ce vendredi après-midi de juin, Aziza eut droit à une courte sortie avec Mariam, Laila et Zalmai, qui l'emmenèrent retrouver Rachid près de l'arrêt de bus. Dès que Zalmai repéra son père, il poussa un cri ravi et se débattit pour se libérer des bras de Laila et courir vers lui. Aziza, elle, l'accueillit avec plus de raideur, mais sans hostilité aucune.

 Rachid annonça qu'ils devaient se dépêcher parce qu'il ne disposait que de deux heures avant d'aller travailler. C'était sa première semaine à son nouveau poste à l'hôtel Intercontinental. De midi à 20 heures, six jours par semaine, il ouvrait des portières de voitures, portait des bagages, donnait un coup d'éponge à l'occasion. Parfois, à la fin de la journée, le cuisinier du restaurant le laissait rapporter discrètement quelques restes chez lui : des ailes de poulet frites à la croûte dure et sèche, des pâtes fourrées devenues caoutchouteuses, du riz dur comme de la pierre. Rachid avait promis à Laila qu'Aziza pourrait rentrer à la maison dès qu'il aurait économisé un pet d'argent.

 Il portait son uniforme, un costume en polyester bordeaux avec une chemise blanche, une cravate retenue par une barrette et une casquette qui aplatissait ses cheveux blancs. Ainsi vêtu, il était méconnaissable. Il semblait vulnérable, désorienté, presque inoffensif. Comme quelqu'un qui aurait accepté sans protester toutes les offenses que la vie lui infligeait. Quelqu'un d'à la fois pathétique et admirable par sa docilité.

 Ils prirent un bus pour rejoindre Titanic City et sa rivière à sec bordée d'échoppes. Près des marches menant au lit de l'ancien cours d'eau, un homme, pieds nus, se balançait au bout d'une corde accrochée à une grue, les oreilles coupées, la tête inclinée sur la poitrine. Laila, Mariam, Rachid et les enfants durent passer à côté avant de se mêler à la foule qui se pressait là – une foule composée d'agents de change, d'employés d'ONG au visage las, de vendeurs de cigarettes et de femmes voilées agitant de fausses ordonnances sous le nez des badauds, mendiant de quoi se procurer les antibiotiques inscrits dessus. Des talibans armés de fouets patrouillaient le secteur en mâchant du tabac, à l'affût d'un rire trop sonore ou d'un visage non dissimulé.

 Dans le bric-à-brac d'un marchand de jouets installé entre un vendeur de manteaux de fourrure et un autre de fleurs artificielles, Zalmai repéra un ballon de basket avec des arabesques jaunes et bleues.

 – Choisis quelque chose, toi aussi, dit Rachid à Aziza.

 Gênée, elle hésita et se figea.

 – Dépêche-toi. Je travaille dans une heure, moi. 

Aziza se décida pour un distributeur de bubble-gum. L'appareil fonctionnait avec une petite pièce que l'on insérait dans une fente pour obtenir un bonbon, et que l'on récupérait dans un compartiment au pied de la machine.

 Rachid l'offusqua du prix et commença aussitôt à marchander. À la fin, il se tourna vers Aziza et la fixa d'un air aussi mauvais que si c'était elle, et non le vendeur, qui avait refusé son offre.

 – Rends-le. Je n'ai pas les moyens de payer les deux. 

 Sur le chemin du retour, la gaieté de façade affichée par la fillette s'estompa peu à peu. Aziza cessa d'agiter les mains. Son visage se ferma – comme à chaque séparation. Ce furent alors Laila et Mariam qui se chargèrent d'entretenir la conversation, de rire nerveusement, de meubler le silence triste par une suite ininterrompue de propos anodins.

 Plus tard, après que Rachid les eut quittés devant l'orphelinat pour se rendre à l'intercontinental, Laila regarda Aziza lever la main vers elle en signe d'au revoir et longer le mur de la cour en tramant les pieds. Elle pensait au bégaiement de sa fille et à ce qu'Aziza lui avait expliqué plus tôt sur ces fractures et ces chocs puissants qui se produisent en profondeur, mais ne se manifestent à la surface que par un infime tremblement.

 

 – Va-t'en, toi ! brailla Zalmai.

 – Chut ! le réprimanda Mariam. Après qui est-ce que tu cries comme ça ?

 – Lui, là-bas.

 Zalmai montrait du doigt un homme appuyé contre la porte de leur maison. Un homme qui tourna la tête vers eux en les entendant approcher. Qui décroisa les bras. Qui s'avança de quelques pas en boitant.

 Laila s'arrêta net.

 Un son étranglé lui échappa. Ses jambes vacillèrent. Soudain, elle eut envie, elle eut besoin, même, du bras de Mariam, de son épaule, de son poignet, de n’importe quoi, du moment qu'elle pouvait s'appuyer dessus. Mais elle ne fit pas un geste. Elle n'osait pas. Elle n'osait ni bouger, ni souffler, ni même cligner des yeux, de peur que tout cela ne soit qu'un mirage, une illusion fragile appelée à disparaître au moindre mouvement. Elle resta donc parfaitement immobile, sans respirer, et dévisagea Tariq jusqu'à ce que ses poumons lui brûlent. Elle prit alors une inspiration, ferma et rouvrit aussitôt les yeux. Et là, par miracle, elle découvrit qu'il était toujours là. Tariq se tenait toujours devant elle.

 Laila fit un pas en avant. Puis un autre. Et encore un autre. Jusqu'à ce qu'elle se mît à courir.