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 Laila

 

 Laila avait conscience d'un visage penché sur le sien, un visage hargneux, menaçant, qui empestait le tabac. De même, elle devinait la présence de Mariam à l’arrière-plan, et les coups de poing que celle-ci donnait. Au-dessus d'eux, il y avait le plafond, et c’était vers lui que Laila était attirée, vers les moisissures noires qui s'étendaient comme une tache d'encre sur une robe, vers la fissure dans le plâtre qui, selon l’endroit où on se trouvait, lui évoquait un sourire impassible ou les sourcils froncés d'une personne contrariée. Elle pensa à toutes les fois où elle avait noué un chiffon au bout d'un balai pour ôter les toiles d’araignée de ce plafond. Aux trois couches de peinture que Mariam et elle avaient passées dessus. A présent, la fissure n'était plus un sourire, mais un rictus moqueur qui rapetissait, et rapetissait encore, tandis que le plafond s'éloignait d'elle pour s'élever toujours plus haut vers un brouillard obscur, où il ne fut bientôt plus qu'un petit carré blanc et lumineux. Tout le reste à côté était noyé dans les ténèbres – à l’exception du visage de Rachid, semblable à une tache solaire au milieu de cette opacité.

 Des flashs aveuglants se succédaient devant elle à présent, comme des étoiles argentées qui auraient explosé, lui révélant à chaque fois des formes géométriques bizarres – des vers de terre, des objets ovales qui se mouvaient à la verticale, à l'horizontale, qui se fondaient les uns dans les autres, qui se détachaient, qui se transformaient, puis qui s'estompaient et disparaissaient dans le noir.

 Des voix résonnaient, étouffées et distantes.

 Derrière ses paupières, l'image de ses enfants surgit avec fulgurance avant de se voiler : Aziza, sa vivacité, ses tourments, son intelligence, sa retenue. Zalmai, frémissant de joie face à son père.

 C'était donc ainsi qu'elle finirait, pensa-t-elle. Quelle mort pitoyable.

 Mais l'obscurité s'éclaircit soudain, et Laila eut l'impression d'être soulevée en même temps que le plafond redescendait lentement vers elle et s'élargissait. Elle distingua de nouveau la fissure avec son vieux sourire morne.

 Quelqu'un la secoua. Ça va ? Réponds-moi, ça va ? Le visage de Mariam, couvert d'égratignures et déformé par l'inquiétude, planait au-dessus du sien.

 Laila tenta d'inspirer, et sentit une brûlure dans la gorge. Elle recommença. Cela la brûla encore plus, jusque dans la poitrine cette fois. Puis elle toussa, souffla bruyamment, s'étrangla. Et respira enfin.

 

 La première chose qu'elle vit en se redressant fut Rachid. Il était étendu sur le dos, le regard vide et la bouche ouverte, comme un poisson mort. Une écume rosée avait coulé de ses lèvres et le devant de son pantalon était mouillé. Elle remarqua alors la blessure sur son front.

 Puis la pelle à côté de lui.

 – Oh, lâcha-t-elle d'une voix chevrotante à peine audible. Oh, Mariam.

 

 Assise près de Rachid, Mariam demeura un long moment immobile et silencieuse. Laila, elle, faisait les cent pas, gémissant, bredouillant et tremblant de tous ses membres. Elle se forçait à détourner les yeux de la face grimaçante du cadavre et du sang qui coagulait sur sa chemise.

 Dehors, le jour faiblissait, les ombres s'allongeaient. Les traits de Mariam apparaissaient maigres et tirés dans cette lumière, mais elle-même ne semblait ni agitée ni effrayée. Tout juste préoccupée, pensive, et si concentrée que lorsqu'une mouche se posa sur son renton, elle n'y prêta pas attention. Elle resta sans bouger là où elle était, avec cette moue qu'elle faisait toujours lorsqu'elle réfléchissait.

 – Assieds-toi, Laila jo, dit-elle enfin.

 Laila obéit.

 – Il faut qu'on le déplace. Zalmai ne doit pas voir ça.

 Mariam récupéra la clé de la chambre dans la poche de Rachid avant que Laila et elle n'enveloppent le corps dans un drap. Elles tentèrent ensuite de le soulever en le tenant l'une par les jambes, l’autre par les aisselles, mais il était si lourd qu'elles se résolurent à le traîner. Au moment où elles sortaient de la maison, le pied de Rachid se prit dans l'encadrement de la porte et sa jambe se plia sur le côté, les obligeant à reculer pour essayer de nouveau de le faire passer. C'est alors qu'un bruit retentit à l'étage et que Laila craqua. Laissant tomber Rachid, elle s'affaissa sur le sol, en larmes, à bout de nerfs. Mariam dut se planter devant elle pour lui ordonner avec autorité de se reprendre. Ce qui était fait était fait, lui rappela-t-elle.

 Au bout de quelques instants, Laila parvint à se ressaisir. Toutes deux traversèrent la cour sans autre incident et cachèrent le corps dans la remise, derrière l'établi sur lequel gisaient une scie, des clous, un burin, un marteau et un bloc de bois que Rachid avait eu l'intention de sculpter pour Zalmai.

 De retour dans la maison, Mariam se lava les mains et se recoiffa sommairement.

 – Voyons tes blessures maintenant, dit-elle. Tu es coupée de partout, Laila jo.

  

Mariam déclara qu'elle avait besoin de la nuit pour mettre ses idées en ordre et décider de ce qu'elles allaient faire.

 – Il y a une solution. Il faut juste que je la trouve.

 – On doit partir ! plaida Laila d'une voix cassée. On ne peut pas rester ici.

 Elle imagina soudain le bruit qu'avait dû faire la pelle en heurtant le crâne de Rachid et se plia en deux, prise de nausées.

 Mariam attendit patiemment qu'elle se sente mieux. Puis elle la fit allonger et lui caressa les cheveux en lui disant de ne pas s'inquiéter. Tout allait s'arranger. Ils s'en iraient ensemble – elle, Laila, les enfants et Tariq. Ils quitteraient cette maison et cette ville cruelle. Ils quitteraient même ce pays sans espoir pour s'installer dans un endroit éloigné, à l'abri, là où personne ne penserait à les chercher et où ils pourraient tirer un trait sur leur passé.

 – Un endroit avec des arbres, ajouta-t-elle. Oui. Beaucoup d'arbres.

 Ils vivraient à la lisière d'une ville dont ils n'auraient jamais entendu parler, ou bien dans un village reculé, accessible seulement par un étroit chemin de terre bordé de toutes sortes de plantes et de buissons. Peut-être y aurait-il aussi un sentier menant à un champ qui servirait de terrain de jeu aux enfants, ou une route gravillonnée qui les conduirait à un lac aux eaux claires pleines de truites et aux berges piquées de roseaux. Là, ils élèveraient des moutons et des poulets, feraient du pain, apprendraient à lire à Aziza et Zalmai. Ils couleraient des jours paisibles et solitaires, qui les libéreraient du poids de leurs souffrances et leur permettraient de goûter enfin à un bonheur et une prospérité mérités.

 Laila l'encourageait tout bas. Une telle existence ne serait pas dépourvue de difficultés, songeait-elle, mais il s'agirait de difficultés plaisantes, qu'ils pourraient revendiquer fièrement, et même chérir autant qu'un héritage familial. La douce voix maternelle de Mariam continua ainsi à la bercer, à la réconforter. Il y a une solution, avait-elle dit, et Laila ne doutait pas qu'elle leur expliquerait au matin ce qu'il fallait faire. Le lendemain, à la même heure, ils seraient peut-être déjà en route vers une vie nouvelle, une vie riche d'opportunités, de joies et de problèmes bienvenus. A cette pensée, elle fut reconnaissante à Mariam de se montrer si responsable, si calme, si réfléchie. Son esprit à elle était en proie au chaos le plus total.

 Pour finir, Mariam se leva.

 – Va t'occuper de ton fils, déclara-t-elle.

 Jamais Laila n'avait vu un visage exprimer une telle affliction.

  

 Laila trouva Zalmai roulé en boule du côté du lit où dormait Rachid d'habitude. Elle se glissa contre lui et remonta les couvertures sur eux.

 – Tu dors ?

 – Peux pas, répondit-il sans lui faire face. Baba jan n'a pas encore dit les prières de Babalu avec moi.

 – Et si c'était moi qui les récitais avec toi, ce soir ?

 – Tu sais pas faire ça comme lui.

 Elle pressa son épaule et embrassa sa nuque.

 – Je peux quand même essayer.

 – Où est Baba jan ?

 – Il est parti, lâcha Laila, la gorge nouée.

 C'était dit. L'énorme et terrible mensonge venait d'être prononcé. Combien de fois encore lui faudrait-il le répéter ? se demanda-t-elle avec désespoir. Combien de fois encore devrait-elle tromper Zalmai ? Elle revit l'accueil si joyeux qu'il réservait à son père lorsque celui-ci rentrait du travail. Rachid le soulevait par les coudes et le faisait tournoyer en l'air jusqu'à ce que ses jambes se tendent vers le haut. Il le reposait après en s'amusant avec lui de le voir tituber comme un ivrogne. Et il y avait aussi leurs jeux sans queue ni tête, leurs francs éclats de rire, leurs regards complices.

 La honte et la douleur la submergèrent à l'idée de tout ce dont son fils allait être privé.

 – Il est parti où ?

 – Je ne sais pas, mon chéri.

 Quand reviendrait-il ? Est-ce que Baba jan lui rapporterait un cadeau ?

 Laila récita avec lui les prières destinées à faire fuir Babalu le Croque-mitaine. Venaient d'abord vingt et un Bismillah-e-rahman-e-rahim – un pour les trois articulations de sept doigts. Zalmai plaça ensuite ses mains en coupe devant son visage pour souffler dessus, puis porta chacune à son front et fît mine de repousser quelqu'un en murmurant Va-t'en, Babalu, laisse Zalmai tranquille, tu n'as rien à faire avec lui, va-t'en Balalu. Trois Allah-u-akbar conclurent le rituel. Mais plus tard, bien plus tard cette nuit-là, Laila fut réveillée en sursaut par une voix étouffée : « Est-ce que Baba jan est parti à cause de moi ? À cause de ce que j'ai dit sur toi et l'homme qui était là aujourd'hui ? »

 Elle se pencha sur lui pour le rassurer, pour lui murmurer qu'il n'avait rien à se reprocher, absolument rien – mais Zalmai dormait à poings fermés, sa petite poitrine se soulevant et s'abaissant doucement au rythme de sa respiration.

 Au moment de se coucher, Laila s'était sentie l’esprit embrumé, lourd, incapable de la moindre pensée rationnelle. Mais lorsque l'appel du muezzin retentit le lendemain matin, elle avait recouvré une grande partie de sa lucidité.

 Elle s'assit dans son lit et contempla son fils qui dormait encore, un poing appuyé sous le menton. Mariam avait-elle fait pareil durant la nuit ? S'était-elle faufilée dans leur chambre pour les regarder tous les deux en même temps qu'elle élaborait un plan ?

 Laila se leva – non sans peine, tant elle souffrait. Son corps tout entier portait les traces des coups infligés par Rachid, et c'est en grimaçant qu'elle sortit sur la pointe des pieds dans le couloir.

 Dans l'autre chambre, la lumière était encore grise, d'un gris que Laila avait toujours associé au chant du coq et aux gouttes de rosée perlant sur les brins d’herbe. Elle découvrit Mariam assise sur un tapis de prière orienté vers la fenêtre, et se baissa lentement pour s'installer en face d'elle.

 – Tu devrais aller voir Aziza ce matin, dit Mariam.

 – Je sais ce que tu comptes faire.

 – N'y va pas à pied. Prends le bus, tu passeras inaperçue. Les taxis sont trop voyants pour une femme seule. Tu serais sûre de te faire arrêter.

 – Ce que tu m'as promis hier soir…

 Laila ne put finir. Les arbres, le lac, le village sans rom. Tout ça n'était qu'une feinte. Un joli mensonge destiné à l'apaiser, à l'image de ceux que l'on raconte à un enfant triste.

 – C'était vrai. C'était vrai pour toi, Laila jo.

 – Je ne veux rien de tout ça si tu n'es pas là.

 Mariam sourit faiblement.

 – Je veux tout ce que tu m'as décrit, poursuivit Laila. On partira ensemble, toi, moi et les enfants. Tariq a un logement au Pakistan. On pourra se cacher là-bas quelque temps, attendre que les choses se tassent…

 – Impossible, la coupa patiemment Mariam, à la manière d'une mère s'adressant à une fille bien intentionnée qui se serait bercée d'illusions.

 – On prendra soin l'une de l'autre, articula péniblement Laila, les larmes aux yeux. Comme tu l'as dit. Ou plutôt non. C'est moi qui prendrai soin de toi, pour changer.

 – Laila jo

 Laila continua sur sa lancée. Elle parlementa, multiplia les promesses. Elle s'occuperait du ménage et de la cuisine.

 – Tu n'auras rien à faire. Plus jamais. Tu te reposeras, tu feras la grasse matinée, tu auras un jardin à toi. Demande-moi n'importe quoi et tu l'auras. Mais ne fais pas ça, Mariam. Ne me laisse pas. Ne brise pas le cœur d'Aziza.

 – Ils coupent la main aux voleurs, répliqua Mariam. À ton avis, qu'est-ce qu'ils feront quand ils constateront qu'un homme est mort et que ses deux épouses ont disparu ?

 – Personne n'en saura rien. Les talibans ne nous retrouveront jamais.

 – Bien sûr que si, répliqua Mariam d'un ton grave qui fit paraître les propos de Laila d'autant plus fantasques et tirés par les cheveux. C'est inévitable. Ce sont des chiens assoiffés de sang, ils ne lâchent jamais rien.

 – S'il te plaît…

 – Le jour où ils nous mettront la main dessus, ils te jugeront aussi coupable que moi. Et Tariq aussi. Je refuse que vous soyez obligés de vivre tous les deux comme des fugitifs. Qu'arrivera-t-il à tes enfants si jamais vous êtes arrêtés ?

 Les yeux de Laila lui brûlaient.

 – Qui veillera sur eux ? insista Mariam. Les talibans ? Il faut que tu raisonnes en tant que mère, Laila jo. Je ne fais pas autre chose, là.

 – Je ne peux pas.

 – Tu n'as pas le choix.

 – Ce n'est pas juste !

 – Si. Viens là. Allonge-toi près de moi.

 Laila rampa vers Mariam et appuya la tête sur ses genoux, ainsi qu'elle l'avait fait si souvent au fil des ans. Elle revit tous les après-midi qu'elles avaient passés ensemble, à se tresser les cheveux et à discuter, Mariam l'écoutant divaguer et raconter des histoires ordinaires avec l'air reconnaissant d'une personne à qui un privilège unique aurait été accordé.

 – Il n'y a rien de plus juste, au contraire, expliqua Mariam. J'ai tué notre mari. J'ai privé ton fils de son père. Il serait inacceptable que je m'enfuie. Je ne peux pas. Même s'ils ne nous retrouvaient jamais, je… (Ses lèvres tremblèrent.) Le chagrin de Zalmai serait toujours là pour me rappeler mon crime. Comment oserais-je le regarder en face ? Comment ?

 Elle joua avec les cheveux de Laila et démêla les nœuds d'une mèche rebelle.

 – Mon chemin s'achève ici. Je ne souhaite plus rien, Laila jo. Tout ce dont je rêvais étant petite, tu me l'as offert. Toi et tes enfants, vous m'avez rendue si heureuse. C'est très bien ainsi. Vraiment. Il ne faut pas que tu sois triste.

 Bien qu'elle n'eût aucun argument raisonnable à lui opposer, Laila la supplia encore en évoquant pêle-mêle les arbres fruitiers à planter, les poulets à élever, les petites maisons dans des villes anonymes, les promenades vers des lacs pleins de poissons. À la fin, quand ses mots se furent taris, elle ne put que céder et sangloter comme une enfant dépassée par une logique adulte implacable. Elle se recroquevilla alors et enfouit la tête une dernière fois dans le giron protecteur de Mariam.

 

 Plus tard ce matin-là, Mariam prépara des en-cas pour Zalmai et Aziza, emballa du pain, des figues séchées et quelques gâteaux en forme d'animaux dans un sac en papier qu'elle donna à Laila.

 – Embrasse Aziza pour moi. Dis-lui qu'elle est le noor de mes yeux et la sultane de mon cœur. Tu feras ça pour moi ?

 Laila acquiesça en silence.

 – N'oublie pas : prends un bus et garde bien la tête baissée.

 – Quand te reverrai-je, Mariam ? Je veux te parler avant de témoigner. Je leur expliquerai que ce n'était pas ta faute, que tu ne pouvais pas agir autrement. Ils comprendront, forcément.

 Mariam se contenta de la fixer avec bienveillance, avant de s'accroupir devant Zalmai. Vêtu d'un T-shirt rouge, d'un pantalon kaki usé et de bottes de cow-boy que Rachid lui avait ramenées du bazar de Mandaii, il serrait contre lui son nouveau ballon de basket.

 – Tu dois te montrer fort et courageux maintenant, dit-elle en déposant un baiser sur sa joue. Sois gentil avec ta mère. (Elle prit son visage entre ses mains et le retint lorsqu'il tenta de reculer.) Je suis si désolée, Zalmai jo. Crois-moi, je regrette que tu aies à souffrir autant.

 Laila quitta la maison en tenant son fils par la main. Au bout de la rue, elle se retourna et aperçut Mariam, avec son gilet bleu marine, son pantalon de coton blanc et son foulard assorti, qui agitait le bras vers elle en signe d'au revoir. Les rayons du soleil illuminaient son visage au front barré d'une mèche de cheveux gris.

 Laila passa l'angle de la rue et ne la revit plus jamais.