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Les maux qui allaient tourmenter Fariba jusqu'à la fin de sa vie commencèrent alors. Elle eut des douleurs à la poitrine et aux articulations, des céphalées, des sueurs nocturnes, des élancements paralysants dans les oreilles, des grosseurs que personne à part elle ne sentait. Babi l'emmena voir un médecin qui lui fit faire des analyses de sang et d'urine, ainsi que des radios, mais qui ne diagnostiqua au final aucun mal physique.
Fariba passait presque tout son temps couchée. Elle se mit à porter du noir. Elle s'arracha les cheveux de plus belle et se mit à mordiller le grain de beauté sous sa lèvre. Lorsqu'elle était réveillée, elle déambulait d'un pas incertain dans la maison, jusqu'au moment où elle poussait la porte de la chambre de Laila. Elle venait souvent dans cette pièce où ses garçons avaient dormi autrefois, où ils avaient pété, où ils s'étaient battus à coups d'oreiller, comme si elle espérait finir un jour par tomber sur eux. Mais elle ne rencontrait partout que leur absence. Et Laila. Ce qui, pensait la fillette, revenait au même.
Il y avait juste une chose que Fariba ne négligeait pas : ses cinq prières quotidiennes. À la fin de chaque namaz, la tête inclinée très bas, les mains tendues devant son visage, paumes tournées vers le ciel, elle implorait Dieu d'accorder la victoire aux moudjahidin. Pour le reste, les corvées ménagères incombaient de plus en plus à sa fille. Dès que Laila cessait de s'en occuper, elle découvrait des vêtements, des chaussures, des sacs de riz ouverts, des boîtes de haricots et des assiettes sales éparpillés partout dans la maison. C'était donc elle qui lavait les habits de sa mère et qui changeait ses draps. Elle aussi qui la persuadait de sortir de son lit pour prendre un bain ou un repas, qui repassait les chemises de Babi et pliait ses pantalons. Sans oublier les repas, qu'elle préparait souvent toute seule désormais.
Parfois, quand elle avait terminé, Laila se glissait dans le lit de sa mère. Elle l'enveloppait de ses bras, entrelaçait ses doigts aux siens et enfouissait la tête dans ses cheveux. Fariba remuait alors légèrement et marmonnait des paroles indistinctes. Puis, inévitablement, elle commençait à évoquer ses fils.
– Ahmad serait devenu un grand chef, lui affirma-t-elle un jour. Il avait le charisme pour ça. Des gens trois fois plus âgés que lui se taisaient quand il parlait, Laila. C'était impressionnant à voir. Et Noor. Oh, mon petit Noor ! Il n'arrêtait pas de dessiner des immeubles et des ponts. Il serait devenu architecte, tu sais. Il aurait transformé tout Kaboul. Et maintenant, ils sont tous les deux shaheed ! Mes beaux garçons sont devenus des martyrs !
Allongée contre elle, Laila l'écoutait en silence. Si seulement Fariba avait pu s'apercevoir qu'elle n'était pas devenue shaheed, elle. Que, au contraire, elle était bien vivante, là, tout près d'elle, et qu'elle aussi avait des espoirs et un bel avenir en perspective. Mais elle savait également que celui-ci ne pouvait soutenir la comparaison avec le passé de ses frères. Vivants, ils l'avaient toujours éclipsée. Morts, ils la rendaient à jamais invisible. Fariba se posait à présent en gardienne d'un temple dédié à leur mémoire, et Laila n'était qu'une simple visiteuse, le réceptacle de leurs exploits, le parchemin sur lequel sa mère entendait imprimer leur légende.
– Tu sais, l'homme qui est venu nous apporter la nouvelle, eh bien, il nous a raconté que lorsque les corps des garçons ont été ramenés au camp, c'est Ahmad Shah Massoud lui-même qui a supervisé leur enterrement. Il a dit une prière pour eux devant leur tombe. Tu vois, Laila, tes frères étaient si braves que le commandant Massoud en personne – le Lion du Pandjshir ! Dieu le bénisse – leur a rendu hommage.
Elle roula sur le côté, et Laila appuya sa tête contre sa poitrine.
– Certains jours, poursuivit Fariba d'une voix rauque, quand j'écoute le tic-tac de l'horloge dans l'entrée, je pense à toutes les minutes, à toutes les heures, et les journées, et les semaines, et les années qui m'attendent. Tout ce temps sans eux. Alors, je n'arrive plus à respirer comme si quelqu'un m'écrasait le cœur, et je me sens si faible que je n'ai qu'une envie, m'écrouler par terre.
– J'aimerais tant pouvoir t'aider, dit Laila.
Bien que sincères, ses paroles parurent aussi fausses et contraintes que si elles avaient été poliment offertes par une étrangère.
– Tu es gentille, répliqua Fariba après un profond soupir. Je n'ai pas été une très bonne mère pour toi.
– Ne dis pas ça.
– C'est la vérité, pourtant. Je le sais et j'en suis désolée, ma chérie.
– Maman ?
– Mmmm…
Laila se redressa. Les cheveux de sa mère grisonnaient à présent, et elle fut frappée de constater combien elle, qui avait toujours été ronde, s'était émaciée. Ses joues avaient pris une teinte cireuse. Sa chemise lui tombait bas sur les épaules et flottait au niveau du cou. Et Laila avait vu plus d'une fois son alliance glisser de son doigt.
– Je voulais te demander…
– Quoi ?
– Tu n'irais pas jusqu'à…
Elle en avait parlé à Hasina et, sur les conseils de celle-ci, avait vidé la boîte d'aspirine dans le caniveau et caché les couteaux de cuisine et les broches à kebab sous le canapé. Mais lorsque son amie avait trouvé une corde dans la cour et que Babi s'était mis à chercher partout ses rasoirs, elle avait fini par lui confier ses craintes. Il s'était affaissé sur le sofa, les mains entre ses genoux. Elle avait attendu qu'il prononce des paroles apaisantes, n'importe quoi, pour la tranquilliser, mais il s'était contenté de la fixer d'un air hagard.
– Maman, insista-t-elle. Tu ne ferais pas… Je veux dire, j'ai peur que…
– J'y ai pensé le soir où j'ai appris la nouvelle. Et, pour ne rien te cacher, l'idée m'a effleurée depuis. Mais non, ne t'inquiète pas, Laila. Je veux voir le rêve de mes fils devenir réalité. Je veux voir le jour où les Soviétiques retourneront chez eux, humiliés, et où les moudjahidin entreront victorieux dans Kaboul. Je veux être là quand l'Afghanistan sera libéré. Comme ça, les garçons le verront eux aussi. À travers mes yeux.
Lorsque Fariba s'endormit peu après, Laila se retrouva en proie à des sentiments partagés : si elle était rassurée, elle acceptait mal de ne pas être la raison de vivre de sa mère. Jamais elle ne lui laisserait une empreinte aussi indélébile que celle de ses frères. Le cœur de Fariba lui évoquait une plage grise sur laquelle ses pas étaient effacés – et le seraient toujours – par les vagues de chagrin qui venaient inlassablement se briser là.