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 Mariam

 

 J'étais en haut. Je jouais avec Mariam, dit Zalmai.

 – Et ta mère ?

 – Elle était… elle était en bas, avec cet homme.

 – Je vois. C'était un travail d'équipe, alors.

 Mariam vit le visage de Rachid se détendre et les rides de son front s'estomper – même si une lueur suspicieuse brillait toujours dans ses yeux. Il se redressa sur sa chaise et, durant un bref moment, parut simplement pensif, tel le capitaine d'un navire qui, informé d'une mutinerie imminente, se serait accordé le temps de la réflexion.

 Il leva la tête.

 Mariam voulut dire quelque chose, mais il la coupa d'un geste de la main.

 – C'est trop tard, Mariam, déclara-t-il. Zalmai, monte dans ta chambre.

 La panique du petit garçon était presque palpable. Il comprenait cette fois qu'à trop faire le malin, il avait dévoilé un grave secret – un secret d'adulte. Contrit et abattu, il se tourna vers Mariam, puis vers sa mère.

 – File ! lui ordonna Rachid.

 Et sans attendre, il prit Zalmai par le coude pour l'entraîner à l'étage.

 Pétrifiées, Mariam et Laila fixèrent le sol, comme si échanger le moindre regard avait pu accréditer sa version des faits : pendant qu'il ouvrait des portières et traînait les bagages de gens qui ne lui accordaient pas un regard, un complot se tramait chez lui, dans son dos, en présence de son fils adoré. Aucune d'elles ne souffla mot. Elles écoutèrent les bruits de pas à l'étage, les uns lourds et menaçants, les autres aussi légers que ceux d'un petit animal. Des mots étouffés leur parvinrent, suivis d'une supplique aiguë, d'une réplique sèche, d'un claquement de porte, et enfin du cliquetis d'une serrure. Les pas lourds résonnèrent alors de nouveau, plus rapides, plus impatients que quelques instants plus tôt.

 Mariam aperçut d'abord les pieds de Rachid qui martelaient les marches, puis sa main qui fourrait une clé dans sa poche, puis le bout perforé de sa ceinture enroulée autour de son poing, puis la boucle en faux laiton qui rebondissait derrière lui dans l'escalier.

 Elle tenta de s'interposer, mais il la repoussa et, sans rien dire, abattit sa ceinture sur Laila. Tout alla si vite que celle-ci n'eut pas le temps de reculer, ni de se baisser, ni même de lever un bras pour se protéger. Elle porta une main à sa tempe et, devant le sang qui maculait ses doigts, fixa Rachid avec étonnement. Très vite, son incrédulité céda la place à une expression haineuse.

 Rachid se jeta sur elle.

 Laila para le coup cette fois et essaya d'attraper la ceinture au vol. Elle réussit à la saisir à sa deuxième tentative, mais il la lui arracha aussitôt et se mit à la pourchasser dans la pièce en la frappant de plus belle, sans prêter attention aux injonctions de Mariam. A un moment, Laila parvint à lui assener son poing sur l'oreille. Il poussa un juron et, fou de rage, la plaqua contre le mur. Là, il reprit sa besogne, abattant la ceinture sur sa poitrine, ses épaules, ses bras levés, ses mains, avec une force telle qu'elle se retrouva en sang.

 Mariam perdit le compte des fois où le cuir cingla la peau de Laila, où elle-même supplia Rachid d'arrêter, où elle contourna la masse enchevêtrée de leurs deux corps. Puis elle vit des doigts se planter dans la figure de Rachid, des doigts aux ongles cassés s'enfoncer dans des joues, tirer des cheveux, labourer un front. Un long moment s'écoula avant qu'elle ne réalise avec une stupeur mêlée de satisfaction qu'il s'agissait des siens.

 Rachid abandonna Laila et se tourna vers elle. Au début, il la fixa sans la voir, puis il plissa les yeux et la jaugea avec intérêt, son visage exprimant tour à tour la perplexité, l'offense, la désapprobation, et même la déception.

 Mariam se rappela la première fois qu'elle l'avait aperçu sous son voile de mariée et la manière dont leurs regards avaient glissé sur le miroir jusqu'à se croiser – celui de Rachid indifférent, et le sien docile, soumis, presque désolé.

 Désolé.

 Dans ces mêmes yeux, Mariam lut soudain combien elle avait été stupide.

 Avait-elle été une épouse infidèle ? arrogante ? indigne ? vulgaire ? Quel tort avait-elle sciemment causé à cet homme pour s'attirer cette malveillance, ces coups répétés, ce plaisir manifeste qu'il prenait à la faire souffrir ? Ne s'était-elle pas occupée de lui lorsqu'il était malade ? Ne l'avait-elle pas nourri, ainsi que ses amis ? N'avait-elle pas tenu sa maison propre et en ordre ?

 Ne lui avait-elle pas donné sa jeunesse ?

 Avait-elle mérité une seule fois tant de cruauté ?

 Rachid se débarrassa de sa ceinture, qui tomba à terre avec un bruit sourd. Certaines tâches s'effectuaient apparemment mieux à mains nues.

 Derrière lui, Laila en profita pour ramasser un objet qu’elle brandit haut avant de le lui écraser sur la tête. Du verre vola en éclats. Du sang coula sur ses mains, nais aussi sur la joue de Rachid, à présent barrée d'une profonde entaille. Fou de colère, il fit volte-face et fondit sur elle.

 Tous deux s'écrasèrent sur le sol et s'empoignèrent jusqu'à ce que Rachid prenne le dessus et s'installe à califourchon sur Laila pour lui serrer le cou à deux mains.

 Aussitôt, Mariam plongea sur lui toutes griffes dehors. Elle le bourra de coups, pesa sur lui, tenta de lui faire lâcher prise. Elle alla jusqu'à lui mordre les doigts – en vain. Rachid entendait aller jusqu'au bout cette fois.

 Il voulait étrangler Laila, et ni l'une ni l'autre n'y changeraient rien.

 Mariam s'élança alors hors de la pièce. Elle eut conscience au passage de bruits répétés à l'étage, et se représenta les petites mains de Zalmai martelant la porte de sa chambre. Sans s'arrêter, elle longea le vestibule. Émergea dans la cour. Se précipita vers la remise.

 À l'intérieur, elle attrapa une pelle.

 Rachid ne la remarqua même pas lorsqu'elle revint. Il avait le regard halluciné, ses mains serraient la gorge de Laila. Déjà, le visage de celle-ci avait commencé à virer au bleu et ses yeux à se révulser. Mariam vit qu'elle avait cessé de lutter. Il va la tuer, pensa-t-elle. Il en a vraiment l'intention. Mais elle ne pouvait et ne voulait pas le laisser faire. Rachid lui avait déjà tant pris en vingt-sept ans de mariage. Il n'était pas question qu'il lui ôte aussi Laila.

 Solidement campée sur ses deux pieds, elle agrippa fermement le manche de la pelle et prononça le nom de son mari. Elle tenait à ce qu'il sache.

 – Rachid.

 Il leva les yeux.

 Elle le frappa.

 Le coup l'atteignit à la tempe, si fort qu'il bascula sur le côté.

 Rachid pressa la paume de sa main sur sa tête puis regarda ses doigts ensanglantés. Un instant, son expression parut s'adoucir, et Mariam eut l'impression que quelque chose venait soudain de se produire, comme si elle lui avait littéralement remis les idées en place. Et peut-être avait-il lui aussi perçu un changement en elle, parce qu'il sembla hésiter. Avait-il enfin entrevu l'abnégation, les sacrifices, les efforts qu'elle avait consentis pour vivre à son côté durant si longtemps, pour supporter sa condescendance et sa violence, ses chicaneries et sa méchanceté ? Était-ce du respect qu'exprimait son regard ? Des regrets ?

 Mais son rictus ne tarda pas à réapparaître, et Mariam comprit combien il serait futile, voire irresponsable, d'en rester là. Il fallait en finir. Si elle l'épargnait, combien de temps s'écoulerait avant qu'il n'aille chercher son revolver dans la chambre où il avait enfermé Zalmai ? Si elle avait eu l'assurance qu'il se contenterait de la tuer elle et elle seule, qu'il y avait une chance pour qu'il épargne Laila, elle aurait laissé tomber la pelle. Mais les yeux de Rachid leur promettaient une mort certaine à toutes les deux.

 Elle leva donc les bras aussi haut qu'elle le put et tourna la pelle de telle sorte que le tranchant soit à la verticale. A ce moment précis, et pour la première fois de sa vie, elle se sentit maîtresse de son destin.

 Alors elle abattit la pelle. En y mettant toutes ses forces.