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Avril 1992

Trois années passèrent.

Le père de Tariq fit plusieurs crises cardiaques qui le laissèrent avec une main gauche partiellement paralysée et de légers problèmes d'élocution qui s'accentuaient dès qu'il était agité – c'est-à-dire souvent.

La prothèse de Tariq devint de nouveau trop petite pour lui, mais il dut attendre six mois cette fois avant que la Croix-Rouge ne lui en fournisse une autre.

Comme Hasina le redoutait, sa famille l'emmena à Lahore afin qu'elle y épouse son cousin, le concessionnaire automobile. Le matin de son départ, Laila et Giti vinrent lui faire leurs adieux. Hasina leur avait annoncé que son futur mari avait déjà entamé des démarches pour s'installer en Allemagne, où vivaient ses frères. Dans moins d'un an, elle serait à Francfort. Toutes trois pleurèrent, serrées dans les bras l'une de l'autre, et la dernière image que Laila eut de son amie fut celle d'Hasina montant à l'arrière d'un taxi surchargé avec l'aide de son père.

L'URSS s'effondra à une vitesse étonnante. Chaque semaine ou presque, semblait-il à Laila, Babi rentrait à la maison en leur apprenant qu'une nouvelle république avait déclaré son indépendance. La Lituanie. L'Estonie. L'Ukraine. Le drapeau soviétique fut abaissé sur le Kremlin. La République de Russie était née.

A Kaboul, Najibullah changea de tactique et tenta de se présenter comme un pieux musulman.

– Ça ne suffira pas, et il est trop tard de toute façon, commenta Babi. On ne peut pas être chef de la police secrète un jour et fréquenter le lendemain une mosquée remplie de gens dont on a torturé et assassiné les proches.

Sentant le danger se rapprocher, Najibullah essaya de parvenir à un accord avec les moudjahidin. Sans succès.

– Tant mieux, déclara Fariba, qui attendait toujours depuis son lit le moment où les ennemis de ses fils tomberaient enfin.

 

Et ce jour arriva. En avril 1992, l'année où Laila eut quatorze ans.

Najibullah se rendit et se réfugia dans un bâtiment des Nations unies situé près du palais de Darulaman, au sud de la ville.

Le djihad était terminé. Les régimes communistes qui s'étaient succédé depuis la naissance de Laila avaient été vaincus par les frères d'armes d'Ahmad et de Noor – tous ces héros vénérés par Fariba. Après plus de dix années passées à se sacrifier, à laisser derrière eux leur famille pour vivre dans les montagnes et défendre la souveraineté de l'Afghanistan, les moudjahidin s'apprêtaient à entrer dans Kaboul en chair et en os.

Fariba les connaissait tous : il y avait Dostum, flamboyant commandant ouzbek aux allégeances réputées versatiles, chef du Junbish-i-Milli, le Mouvement islamique national d'Afghanistan. Gulbuddin Hekmatyar, redoutable chef pachtoun du Hezb-e-Islami, le Parti islamique, qui avait fait des études d'ingénieur et tué un jour un jeune étudiant maoïste. Rabbani, chef tadjik du Jamiat-e-Islami, la Société de l'islam, qui avait enseigné l'islam à l'université de Kaboul du temps de la monarchie. Sayyaf, un imposant Pachtoun de Paghman qui avait noué des liens en Arabie Saoudite et dirigeait l'Ittehad-i-Islami, l'Union islamique pour la liberté de l'Afghanistan. Abdul Ali Mazari, dit aussi Baba Mazari parmi ses compagnons hazaras, chef chiite pro-iranien du Hezb-e-Wahdat, le Parti unitaire islamique.

Et, bien sûr, il y avait le héros de Fariba, celui dont le poster ornait sa chambre : l'allié de Rabbani, le ténébreux et charismatique commandant Ahmad Shah Massoud, surnommé le Lion du Pandjshir. Son beau visage pensif, ses sourcils en accent circonflexe, ses yeux noirs expressifs et son pakol posé de travers seraient bientôt omniprésents dans Kaboul : il fixerait les passants depuis les panneaux d'affichage, les murs, les vitrines des magasins et les petits drapeaux accrochés à l'antenne des taxis.

Pour Fariba, le jour tant espéré était enfin arrivé. Elle était récompensée de toutes ces années d'attente.

Elle pouvait désormais cesser de veiller ; ses fils reposaient en paix.

 

Le lendemain de la reddition de Najibullah, Fariba se leva métamorphosée. Pour la première fois depuis la mort d'Ahmad et Noor, cinq ans plus tôt, elle ne s'habilla pas en noir. Elle enfila une robe en lin bleu à pois blancs puis lava les carreaux, nettoya le sol, aéra la maison et, pour finir, prit un long bain.

– Une fête s'impose ! déclara-t-elle d'une voix rendue suraiguë par l'excitation, avant d'envoyer Laila inviter leurs voisins. Dis-leur que j'organise un grand repas demain !

Les poings sur les hanches, elle se planta ensuite dans la cuisine et balaya la pièce du regard.

 Wooy ! Qu'est-ce que tu as fabriqué, Laila ? Plus rien n'est à sa place.

Théâtrale, elle entreprit de remettre les plats et les casseroles en ordre, comme si elle avait voulu affirmer qu'ils lui appartenaient et qu'elle entendait bien reprendre possession de son territoire. Laila évita de traîner dans ses jambes. Cela valait mieux. Sa mère était aussi redoutable dans ses moments d'euphorie que dans ses crises de colère. Avec une énergie déconcertante, Fariba se lança dans la préparation d'une soupe aux haricots rouges et à l'aneth séché, de kofta – des boulettes de viande – et de mantu – des pâtes farcies cuites à la vapeur et arrosées de yaourt frais et de menthe.

– Tu t'épiles les sourcils, nota-t-elle en ouvrant un sac de riz sur le plan de travail.

– Juste un peu.

Elle versa le riz dans une grosse casserole remplie d'eau, puis retroussa ses manches et commença à remuer le tout.

– Comment va Tariq ?

– Son père a été malade.

– Quel âge a-t-il, rappelle-moi ?

– Je ne sais pas. La soixantaine, je suppose.

– Je voulais dire Tariq.

– Oh. Seize ans.

– C'est un gentil garçon, tu ne trouves pas ?

Laila haussa les épaules.

– Enfin, ce n'est plus vraiment un garçon, maintenant. Seize ans, tu dis ? Presque un homme, non ?

– Où veux-tu en venir, maman ?

– À rien, répondit Fariba avec un sourire innocent. Rien du tout. C'est juste que… Ah, non. Il vaut mieux que je me taise.

– Vas-y, dis-moi, insista Laila, énervée par ces insinuations moqueuses.

– Eh bien…

Fariba posa les mains au-dessus de la casserole à la façon de quelqu'un qui voudrait les réchauffer. Sa posture, ajoutée à la façon peu naturelle dont elle prononça ce « Eh bien », comme si elle l'avait répété auparavant, fit craindre un sermon à Laila.

– Ça ne me dérangeait pas que vous soyez tout le temps fourrés ensemble quand vous étiez petits. Il n'y avait aucun mal là-dedans, c'était même charmant. Mais aujourd'hui. Aujourd'hui… J'ai remarqué que tu portais un soutien-gorge, Laila.

Prise au dépourvu, sa fille ne sut d'abord que répondre.

– Tu aurais pu m'en parler, d'ailleurs, lui reprocha sa mère. Je n'étais pas au courant, et j'avoue que je suis déçue. (Gardant l'avantage, elle enfonça le clou :) Enfin, le problème n'est pas là, il est dans ta relation avec Tariq. C'est un garçon, tu comprends. Qu'est-ce qu'il en a à faire, lui, de sa réputation ? Alors que toi… L'honneur d'une fille, surtout quand elle est jolie, est quelque chose de très fragile, Laila. Aussi fragile qu'un petit oiseau que tu tiendrais dans tes mains. A peine entrouvres-tu les doigts qu'il s'envole.

– Tu faisais bien le mur, chez tes parents, pour rejoindre Babi dans son verger, répliqua Laila, pas mécontente de s'être ressaisie aussi rapidement.

– Nous étions cousins, et on a fini par se marier. Est-ce que Tariq t'a demandé ta main ?

– C'est un ami. Un rafiq. Ce n'est pas pareil, se défendit maladroitement Laila. Je le considère comme un frère.

Devant la mine soudain assombrie de sa mère, elle comprit qu'elle venait de commettre une grave erreur.

– Mais il ne l'est pas ! déclara froidement Fariba. Je t'interdis de comparer ce fils de charpentier à tes frères. Personne ne leur arrive à la cheville.

– Je n'ai pas dit… Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Fariba soupira et grinça des dents.

– Enfin, conclut-elle d'un ton grave, ce que j'essaie de te faire comprendre, c'est que tu dois être plus prudente. Sinon les gens jaseront.

Laila ravala ses protestations. Sa mère n'avait pas tort. Elle savait que l'époque où elle pouvait se promener innocemment dans les rues avec Tariq était révolue. Depuis quelque temps, elle avait une drôle d'impression lorsqu'ils étaient ensemble dehors. Il lui semblait qu'on l'observait, qu'on l'épiait, qu'on chuchotait sur leur passage comme jamais auparavant. Et sans doute ne s'en serait-elle pas rendu compte s'il n'y avait eu un petit détail fondamental : elle aimait Tariq. Passionnément et désespérément. En sa présence, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir la tête pleine d'images scandaleuses de leurs corps nus enlacés. Le soir, dans son lit, elle l'imaginait embrasser son ventre, elle s'interrogeait sur la douceur de ses lèvres et de ses mains sur son cou, ses seins, son dos, et plus bas encore. Dans ces moments-là, elle éprouvait un sentiment dévorant de culpabilité, mais aussi une étrange sensation de chaleur qui montait en elle jusqu'à ce qu'elle ait les joues en feu.

Non, sa mère n'avait pas tort. Elle était même plus près de la vérité qu'elle ne le soupçonnait. Laila supposait que Tariq et elle alimentaient déjà les ragots de la plupart de leurs voisines – sinon toutes. Elle avait conscience des sourires en coin et du fait que tout le quartier racontait qu'ils formaient un couple. L'autre jour, ils avaient croisé Rachid, le cordonnier, et sa femme Mariam, vêtue de son éternelle burqa, à deux pas derrière lui. En passant près d'eux, l'homme avait lancé d'un ton ironique :

– Hé, si ce n'est pas Laili et Majnoon qui vont là !

Il faisait référence aux amants malheureux d'un célèbre poème du XIIe siècle – sorte de version persane de Roméo et Juliette, selon Babi, bien que son auteur, Nizami, ait écrit cette histoire quatre cents ans avant Shakespeare.

Non, sa mère n'avait pas tort.

Pour autant, Laila était agacée. De quel droit lui faisait-elle cette remarque ? Se serait-il agi de Babi, la situation eut été différente. Mais Fariba ? Elle qui l'avait ignorée si longtemps et qui était restée cloîtrée dans sa chambre sans se soucier d'elle… Ce n'était pas juste. En fait, songea-t-elle, elle était comme les casseroles dans leur cuisine : quelqu'un qu'on pouvait négliger des années durant, puis revendiquer quand cela vous chantait.

Mais aujourd'hui était un grand jour pour tout le monde, et il aurait été mesquin de le gâcher. Laila s'abstint donc de protester.

– J'ai compris, dit-elle.

– Bien ! La question est réglée, alors. Où est Hakim ? Où est mon petit mari chéri ?

 

C'était une journée parfaite – soleil éblouissant et ciel sans nuage. Assis sur des chaises pliantes dans la cour, les hommes buvaient du thé et fumaient en discutant bruyamment de la future politique des moudjahidin. Laila en connaissait déjà les grandes lignes grâce à Babi : l'Afghanistan s'appelait désormais République islamique d'Afghanistan. Un Conseil islamique du Djihad, formé à Peshawar par plusieurs factions rebelles et dirigé par Sibghatullah Moja-deddi, s'installerait deux mois au pouvoir. Rabbani lui succéderait durant quatre mois, à la tête d'un comité exécutif. Durant toute cette période, une loya jirga – grande assemblée composée de chefs de tribus et d'anciens – se réunirait afin de constituer un gouvernement par intérim qui resterait deux ans en place, le temps d'organiser des élections démocratiques.

À l'écart de ces conversations, l'un des invités éventait les brochettes d'agneau mises à griller sur un barbecue de fortune. Un peu plus loin, Babi et le père de Tariq, très concentrés, jouaient aux échecs à l'ombre du vieux poirier, sous le regard de Tariq qui suivait à la fois leur partie et les propos échangés à la table d'à côté. Les femmes, elles, s'étaient regroupées dans le salon, l'entrée et la cuisine, où elles jacassaient, leur bébé dans les bras, évitant adroitement les enfants qui couraient dans tous les sens. Partout résonnait un ghazal d'Ustad Sarahang, que diffusait à fond une radiocassette.

Dans la cuisine, Laila remplissait des carafes de dogh, une boisson à base de yaourt et de concombre, avec son amie Giti. Celle-ci n'était plus aussi timide et sérieuse qu'autrefois. Depuis plusieurs mois, ses mines sévères et renfrognées avaient cédé la place à des rires francs et répétés – aguicheurs même, jugeait Laila. Oubliées aussi les éternelles couettes : désormais, elle laissait pousser ses cheveux et en rehaussait la couleur par des reflets roux. Elle avait fini par confier à son amie que la raison de cette métamorphose était un garçon de dix-huit ans dont elle avait attiré l'attention. Il s'appelait Sabir, et était le gardien de but de l'équipe de foot de son frère aîné.

– Si tu voyais son sourire ! Et ses cheveux ! Ils sont si noirs, et épais, si épais !

Personne ne savait rien de leur attirance, bien sûr. Giti l'avait rencontré en secret à deux reprises, dans un petit salon de thé à l'autre bout de la ville, dans le quartier de Taimani. Quinze minutes chaque fois.

– Il va demander ma main, Laila. Peut-être dès cet été ! C'est à peine croyable ! Je te jure, je n'arrête pas de penser à lui.

– Et l'école ? avait objecté Laila.

Giti l'avait alors fixée d'un air entendu.

« À vingt ans, répétait souvent Hasina, on aura quatre ou cinq enfants, Giti et moi. Mais toi, Laila, tu seras notre fierté à nous autres imbéciles. Tu deviendras quelqu'un. Je suis sûre qu'un jour je verrai ta photo en première page dans le journal. »

Aujourd'hui, Giti coupait des concombres en rondelles avec un regard rêveur, tandis qu'à côté Fariba enlevait la coquille des œufs durs avec Wajma, la sage-femme, et la mère de Tariq.

– Je vais offrir un portrait d'Ahmad et de Noor au commandant Massoud, expliquait Fariba à Wajma, qui hochait la tête, s'efforçant de paraître intéressée. Il s'est occupé de leur enterrement et a dit une prière sur leur tombe. Ce sera pour le remercier de son geste. Et puis, il paraît que c'est un homme très réfléchi et très honorable. Je suis sûre qu'il appréciera.

Autour d'elles, des femmes entraient dans la cuisine en coup de vent et en ressortaient tout aussi vite avec des bols de qurma, des assiettes de mastawa  du riz servi avec des pois chiches et des pelures d'orange -et des miches de pain qu'elles allaient disposer sur le sofrah étendu par terre dans le salon.

De temps à autre, Tariq venait faire un saut afin de goûter les plats.

– Pas d'homme ici ! s'écria Fariba.

– Dehors ! renchérit Wajma.

Il sourit devant cette exclusion amicale. Il semblait en fait s'amuser de ne pas être le bienvenu et de troubler cette assemblée de femmes par son insolence toute masculine.

Soucieuse de ne pas donner prise aux ragots, Laila fit de son mieux pour l'ignorer. Elle garda les yeux baissés, avec en tête un rêve qu'elle avait fait quelques nuits plus tôt : le visage de Tariq y apparaissait reflété à côté du sien dans un miroir, sous un voile vert. Des grains de riz tombaient de ses beaux cheveux et rebondissaient sur la glace avec un léger tintement.

Tariq allongea le bras vers un morceau de veau accompagné de pommes de terre.

 Ho bacha ! s'écria Wajma en lui tapant les doigts.

Il éclata de rire et s'empara malgré tout d'un bout de viande.

Il faisait presque trente centimètres de plus que Laila à présent, et avait beaucoup changé. Il se rasait, pour commencer. Son visage était plus fin, plus anguleux, et ses épaules plus larges. Il portait désormais des pantalons à pinces, des mocassins noirs et des chemises à manches courtes qui mettaient en valeur ses bras musclés – résultat des exercices qu'il effectuait tous les jours avec une barre à disques. Depuis peu, il arborait une expression mi-joyeuse, mi-goguenarde, et tendait à incliner la tête lorsqu'il parlait et à hausser un sourcil lorsqu'il riait. Il avait également laissé pousser ses cheveux, qu'il rejetait en arrière plus souvent qu'il n'était nécessaire. Quant à son petit sourire en coin, il était nouveau lui aussi.

Alors qu'il se faisait encore une fois chasser de la cuisine, Laila lui coula un regard en douce, juste avant de s'apercevoir que la mère de Tariq l'observait. Son cœur manqua un battement. Elle cligna des yeux, gênée, et se hâta de verser ses morceaux de concombre dans une cruche de yaourt coupé d'eau, mais elle sentait bien que sa voisine continuait à la fixer, avec un demi-sourire amusé et approbateur.

Peu après, les hommes vinrent remplir leurs verres et leurs assiettes, puis retournèrent dans la cour. Les femmes s'installèrent alors dans le salon avec les enfants pour manger.

Lorsque le sofrah eut été nettoyé, les assiettes rangées dans la cuisine, et la préparation du thé – qui prenait du vert ? qui prenait du noir ? – en cours, Tariq fit signe à Laila de le suivre à l'extérieur.

Elle attendit cinq minutes pour le rejoindre.

Il l'attendait un peu plus loin dans la rue. Appuyé contre le mur à l'entrée d'une allée étroite séparant deux maisons, il chantonnait une vieille chanson en pachtou d'Ustad Awal Mir :

Da ze ma ziba watan,

Da ze ma dada watan.

Voici notre beau pays.

Voici notre pays bien-aimé.

Il fumait – encore une nouvelle habitude, qu'il devait aux garçons avec qui il traînait souvent ces derniers temps. Laila ne supportait pas cette bande de copains qui s'habillaient tous de la même façon, en pantalon à pinces et chemise moulante, qui s'aspergeaient d'eau de Cologne et qui grillaient cigarette sur cigarette. Ils déambulaient dans le quartier en plaisantant, en riant fort, parfois même en interpellant les filles avec un sourire stupide et suffisant. L'un des amis de Tariq, sous prétexte d'une vague ressemblance avec Sylvester Stallone, allait jusqu'à exiger qu'on l'appelle Rambo.

– Ta mère t'étranglerait si elle savait que tu fumes, dit Laila en vérifiant que personne ne l'avait vue se faufiler dans l'impasse à côté de lui.

– Oui, mais elle ne le sait pas, justement.

– Ça pourrait bien changer.

– Grâce à qui ? Toi ?

Laila tapa du pied.

– « Révèle ton secret au vent, mais ne lui reproche pas de le répéter aux arbres ».

– C'est de qui ? demanda Tariq en haussant un sourcil.

– Khalil Gibran, poète libanais.

– Frimeuse.

– Donne-moi une cigarette.

Il fit non de la tête et croisa les bras. Ça aussi, c'était une posture nouvelle chez lui : le dos au mur, en appui sur sa jambe valide négligemment pliée, les bras croisés et la cigarette au bec.

– Pourquoi ?

– C'est mauvais pour toi.

– Et toi alors ?

– Je fais ça pour les filles.

– Quelles filles ?

Il lui décocha un grand sourire arrogant.

– Elles trouvent ça viril.

– Elles se trompent.

– Ah oui ?

– Je t'assure.

– Ce n'est pas viril ?

– Tu as l'air khila comme ça. Un vrai demeuré.

– Aïe…

– Et puis, de quelles filles tu parles ?

– Tu es jalouse.

– Non, plutôt d'une curiosité indifférente, c'est tout.

– Tu ne peux pas être les deux à la fois. (Il tira une bouffée et plissa les yeux.) Je parie qu'ils sont en train de discuter de nous.

Les paroles de Fariba résonnèrent dans la tête de Laila. « L'honneur d'une fille est aussi fragile qu'un petit oiseau que tu tiendrais dans tes mains. A peine entrouvres-tu les doigts qu'il s'envole. » Elle se sentit coupable – jusqu'à ce qu'elle décide d'ignorer ce sentiment et de savourer la manière dont Tariq avait prononcé ce nous. Dans sa bouche, cette marque de complicité avait quelque chose de grisant. Et c'était si rassurant de le lui entendre dire ainsi – tout naturellement, comme si de rien n'était. Nous. Cela proclamait et cristallisait tout à la fois les liens qui les unissaient.

– Et que racontent-ils ?

– Que nous naviguons sur la rivière du Péché, ironisa-t-il. Que nous mordons dans le gâteau de l'Impiété.

– Que nous filons sur le rickshaw de la Turpitude ? renchérit Laila en entrant dans son jeu.

– Et que nous préparons un qurma sacrilège.

Ils éclatèrent de rire. Puis Tariq remarqua que les cheveux de Laila avaient poussé.

– Ça te va bien, dit-il.

Elle espéra que ses joues n'avaient pas viré au cramoisi.

– Tu as changé de sujet, répliqua-t-elle.

– Qui était… ?

– Les filles sans cervelle qui trouvent que tu es viril.

– Tu le sais pourtant bien.

– Quoi ?

– Que je n'ai d'yeux que pour toi.

Laila se sentit défaillir. Elle tenta de déchiffrer l'expression de son visage, mais il arborait un sourire joyeux et crétin à la fois qui démentait le désespoir de ses yeux. Une expression très habile, calculée, à mi-chemin entre la moquerie et la sincérité.

Tariq écrasa sa cigarette sous son talon.

– Alors, qu'est-ce que tu penses de tout ça ?

– De la fête ?

– Et qui joue les idiotes, maintenant ? Je parlais des moudjahidin. De leur arrivée à Kaboul.

– Oh !

Elle commençait à lui répéter une phrase de Babi sur le mariage dangereux des armes et des ego lorsqu'un grand fracas l'interrompit. Des éclats de voix et des cris s'élevaient dans la cour de sa maison.

Elle s'élança aussitôt, Tariq sur les talons.

Une dispute avait éclaté parmi les invités et dégénéré au point que deux d'entre eux se battaient à terre à proximité d'un couteau. L'un faisait partie du groupe qui discutait politique à table un peu plus tôt, l'autre était celui qui surveillait les brochettes d'agneau. Plusieurs convives s'efforçaient de les séparer. Laila nota que Babi ne figurait pas parmi eux. Il se tenait contre le mur, à bonne distance de la bagarre. À côté de lui, le père de Tariq pleurait.

D'après les remarques qui fusaient autour d'elle, elle finit par reconstituer ce qui s'était passé : le premier homme, un Pachtoun, avait accusé Ahmad Shah Massoud de traîtrise pour avoir « conclu un accord » avec les Soviétiques dans les années 1980. L'autre, un Tadjik, avait pris la mouche et exigé qu'il retire ses accusations. Sans succès. Il avait alors déclaré que sans Massoud la sœur du Pachtoun serait encore en train « de se faire enfiler » par les soldats russes. Tous deux en étaient venus aux mains et un couteau avait été brandi – mais par qui ? Sur ce sujet, les témoins ne parvenaient pas à s'accorder.

Horrifiée, Laila vit que Tariq avait rejoint la mêlée. L'un des hommes qui avaient tenté de calmer la situation distribuait à son tour des coups de poing autour de lui, et elle crut voir briller la lame d'un deuxième poignard.

Plus tard ce soir-là, elle repensa à la manière dont les invités s'étaient jetés les uns sur les autres, criant, lançant des injures, cognant et frappant leurs voisins. Au milieu, le visage tordu de douleur, les cheveux hirsutes et la prothèse défaite, Tariq tentait de ramper hors du champ de bataille.

 

La vitesse à laquelle tout se délita fut stupéfiante.

Le Comité exécutif fut formé plus tôt que prévu et ses membres élirent Rabbani président. Les autres factions crièrent au népotisme, tandis que Massoud appelait au calme et à la patience.

Exclu du processus, Hekmatyar écuma de rage, de même que les Hazaras, trop longtemps opprimés dans le pays. Des insultes volèrent. Des doigts accusateurs se tendirent. Les prises à partie se multiplièrent. Des rencontres furent annulées sous le coup de la fureur et des portes claquèrent. La ville retint son souffle. Dans les montagnes, les kalachnikovs furent rechargées.

Les moudjahidin, armés jusqu'aux dents, privés d'un ennemi commun, avaient trouvé une nouvelle raison de se battre en s'entre-déchirant.

Pour Kaboul, c'était le début de l'apocalypse.

Lorsque les bombes commencèrent à pleuvoir sur la ville, les gens coururent aux abris. Fariba fit de même. Littéralement. Elle se remit à porter du noir, s'enferma dans sa chambre, tira les rideaux et remonta les couvertures sur sa tête.