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Le ramadan tombait à l'automne cette année-là. Pour la première fois, Mariam découvrit combien la vue du premier croissant de lune pouvait transformer une ville tout entière en modifiant le rythme de vie et l'humeur de ses habitants. Le jour, un silence engourdi régnait sur Kaboul. La circulation était plus languide, restreinte. Les clients désertaient les boutiques. Les restaurants fermaient leurs portes. Dans les rues, plus personne ne fumait et les tasses de thé brûlant avaient disparu des rebords des fenêtres. Cela durait jusqu'au moment de l’iftar, lorsque le soleil se couchait à l'ouest et que retentissait le coup de canon tiré du mont Shir Darwaza. Toute la cité rompait alors le jeûne – y compris Mariam, qui s'autorisait un morceau de pain et une datte en savourant le plaisir inédit de prendre part à une expérience collective.

Rachid, lui, ne jeûnait pas. Les rares jours où il le fit, il rentra de mauvaise humeur de son travail. La faim le rendait cassant, irritable et impatient. Un soir que Mariam avait un peu de retard dans la préparation du dîner, il commença à mâchonner du pain avec des radis et refusa de toucher au ragoût de riz, d'agneau et de gombos qu'elle lui apporta ensuite. Sans un mot, il continua à mastiquer, les yeux rivés droit devant lui, la veine de son front saillant sous l'effet de la colère. Et lorsque Mariam s'adressa à lui, il se contenta de la regarder d'un air absent et avala une nouvelle bouchée de pain.

Elle vécut la fin du ramadan comme un soulagement.

À la kolba, la fête de trois jours qui suivait le ramadan – l'Eid-ul-fitr – s'accompagnait toujours d'une visite de Jalil. Vêtu de son éternel costume-cravate, il arrivait les bras chargés de cadeaux. Une année, il avait offert à Mariam une écharpe en laine pour l'hiver, et à Nana une montre. Tous trois buvaient un thé ensemble, puis il s'excusait et prenait congé d'elles.

« Il part fêter l’Eid avec sa vraie famille », se moquait Nana tandis qu'il traversait la rivière en les saluant d'un signe de la main.

Le mollah Faizullah venait les voir, lui aussi. Il apportait à Mariam des bonbons au chocolat, un panier d'œufs teints de différentes couleurs et des biscuits. Après son départ, elle grimpait dans l'un des saules pleureurs avec son trésor et, perchée sur une branche, mangeait les chocolats en laissant tomber les papiers d'emballage jusqu'à ce qu'ils forment un tapis de fleurs argentées au pied de l'arbre. Lorsqu'elle avait fini, elle enchaînait avec les gâteaux, puis dessinait au crayon des visages sur les œufs. Elle en éprouvait peu de plaisir cependant. Elle redoutait l’Eid, cette période synonyme d'hospitalité et de célébrations durant laquelle chacun mettait ses plus beaux habits pour rendre visite à ses proches. Dès qu'elle se représentait Herat, ses rues en liesse, pleines de gens joyeux qui se témoignaient des marques d'affection et de bonne volonté, un sentiment d'abandon s'abattait sur elle comme un linceul.

Cette année, pour la première fois, Mariam découvrit l’Eid dont elle avait rêvé enfant.

Jamais elle n'avait vu tant d'animation autour d'elle. Dans les rues bondées où Rachid et elle allèrent se promener, des familles entières bravaient le froid pour faire la tournée de leurs relations. Mariam aperçut ainsi Fariba avec son fils Noor près de chez elle. La tête recouverte d'un foulard blanc, sa voisine marchait en compagnie d'un homme chétif à l'air timide qui portait des lunettes. Leur fils aîné était là lui aussi – Ahmad, se rappela Mariam. Avec ses yeux enfoncés, son regard sombre et sa mine très sérieuse, l'adolescent donnait une impression de maturité précoce, à l'opposé du caractère espiègle de son jeune frère. Un pendentif sur lequel était écrit « Allah » brillait à son cou.

Fariba avait dû la reconnaître à la présence de Rachid à son côté parce qu'elle agita la main.

 Eid mubarak ! cria-t-elle. Joyeux Eid !

Sous sa burqa, Mariam lui adressa un léger signe de tête.

– Alors comme ça, tu fréquentes cette femme ? dit Rachid.

Mariam lui répondit que non.

– Il vaut mieux que tu l'évites. C'est une vraie commère, celle-là. Toujours à fourrer son nez où il ne faut pas. Et son mari qui se prend pour un intello… Non mais, regarde-le. On dirait une souris. Tu ne trouves pas ?

Ils se rendirent à Shar-e-Nau, où des femmes brandissaient des plateaux de sucreries et où des enfants vêtus de chemises neuves et de vestes colorées brodées de perles gambadaient dans tous les coins en comparant leurs cadeaux. Mariam admira les lanternes accrochées aux vitrines des magasins et écouta la musique que déversaient à tue-tête les haut-parleurs tout en s'étonnant des « Eid mubarak ! » que lui lançaient des inconnus.

Ce soir-là, elle assista avec Rachid au feu d'artifice tiré pour l'occasion. Debout derrière lui, elle regarda le ciel s'illuminer d'éclairs verts, roses et jaunes. L'époque lui manquait où, assise devant la kolba avec le mollah Faizullah, elle contemplait ces mêmes explosions de couleurs au-dessus d'Herat et leurs reflets dans les yeux atteints par la cataracte de son vieux professeur. Mais c'était surtout Nana qui lui manquait. Elle aurait tant aimé que sa mère soit là pour voir ça. Et pour la voir, elle, au milieu de cette foule. Alors elle aurait compris que la beauté et la satisfaction n'étaient pas inaccessibles. Même pour les femmes comme elles.

 

Mariam et Rachid aussi eurent des visiteurs à l'occasion de l’Eid – des hommes exclusivement. Dès que quelqu'un frappait à la porte, Mariam montait s'enfermer dans sa chambre. Elle y restait pendant que Rachid et ses amis discutaient en fumant et en sirotant du thé. Les consignes étaient claires : elle ne devait pas redescendre tant que tout le monde n'était pas parti.

Cela ne la dérangeait pas, au contraire. Elle était flattée de constater que son mari considérait leur couple comme sacré et son honneur à elle – son namoos – comme assez précieux pour être protégé. Pour tout dire, elle se sentait même gratifiée. Gratifiée, chérie, valorisée.

Le troisième et dernier jour de l’Eid, Rachid sortit à son tour rendre visite à quelques amis. Mariam, qui avait eu la nausée toute la nuit, se prépara une tasse de thé vert saupoudré de cardamome écrasée puis passa dans le salon, où elle balaya du regard les traces de la soirée de la veille : tasses renversées, assiettes sales, graines de potiron à moitié mâchonnées et coincées entre les matelas. Elle entreprit alors de tout nettoyer en s'étonnant de l'énergie que les hommes mettaient parfois à ne rien faire.

Mariam n'avait pas eu l'intention d'entrer dans la chambre de Rachid, mais son ménage l'entraîna du salon à l'escalier, puis de l'escalier au couloir à l'étage, puis à sa porte. L'instant d'après, elle se retrouva assise sur son lit, avec le sentiment d'être une intruse. Elle n'avait encore jamais mis les pieds dans cette pièce.

Ses yeux se posèrent sur les lourds rideaux verts, les paires de chaussures cirées alignées le long du mur, la porte de la penderie dont la peinture grise écaillée laissait apparaître le bois brut. Avisant des cigarettes sur la commode à côté du lit, elle en coinça une entre ses lèvres et s'approcha du petit miroir ovale accroché au mur. Elle fit mine d'exhaler la fumée, mima le petit coup sec que l'on donne pour faire tomber les cendres.

Puis elle rangea la cigarette dans le paquet. Elle n'arriverait jamais à fumer avec autant de grâce que les femmes de Kaboul. Quand elle le faisait, ce geste semblait grossier et ridicule.

Honteuse, elle ouvrit le premier tiroir de la commode.

Elle vit d'abord le revolver, noir, avec une crosse en bois et un petit canon. Elle mémorisa soigneusement dans quel sens il était couché, puis le souleva et le tourna entre ses mains. Il pesait plus lourd qu'il n'en avait l'air, et le contact lisse de la crosse la frappa autant que celui, glacial, du canon. Cela l'inquiéta de savoir que Rachid possédait un objet dont le seul but était de tuer. Mais il ne le gardait sûrement que pour assurer leur sécurité, se dit-elle. Sa sécurité à elle.

A côté du revolver se trouvaient plusieurs magazines aux angles cornés. Mariam en prit un au hasard et sentit quelque chose se briser en elle.

Toutes les pages montraient des femmes superbes, qui ne portaient ni chemise, ni pantalon, ni chaussettes, ni sous-vêtement. Elles n'avaient rien sur elles. Absolument rien. Allongées sur des lits, au milieu de draps froissés, elles fixaient Mariam de leurs yeux mi-clos. Presque toutes avaient les jambes écartées, dévoilant ainsi pleinement leur partie secrète. Certaines étaient prosternées comme si – Dieu lui pardonne cette pensée – elles avaient été en train de prier. La tête tournée vers l'arrière, elles affichaient le même ennui teinté de mépris que les autres.

Prise de vertige, Mariam reposa vivement le magazine. Qui étaient ces filles ? Comment pouvaient-elles accepter d'être photographiées ainsi ? Son estomac se révulsait de dégoût. Était-ce avec ces revues que Rachid occupait ses soirées les jours où il ne venait pas la voir dans sa chambre ? L'avait-elle déçu dans ce domaine ? Et que penser de tous ses beaux discours sur l'honneur et les convenances, et de sa désapprobation à l'encontre de ses clientes – lesquelles, après tout, ne faisaient que lui montrer leurs pieds pour être bien chaussées ? Le visage d'une femme, lui avait-il dit, ne doit être vu que par son mari. Mais celles-là en avaient sûrement, des maris, du moins pour certaines. Ou des frères, sinon. Dans ce cas, comment pouvait-il insister pour qu'elle porte la burqa et, dans le même temps, trouver normal de contempler les parties intimes des épouses ou des sœurs d'autres hommes ?

Mariam s'assit sur le lit, désemparée, et enfouit la tête dans ses mains. Elle ferma les yeux et prit de profondes inspirations jusqu'à ce qu'elle eût recouvré son calme.

Finalement, une explication s'imposa à elle. Rachid était un homme, après tout, et il vivait seul depuis longtemps lorsqu'elle était arrivée. Ses besoins différaient des siens. Pour elle, leurs accouplements s'apparentaient toujours à un exercice douloureux, même au bout de plusieurs mois. Lui en revanche était doté d'un appétit sexuel féroce, parfois à la limite de la violence. Elle pensa à la manière dont il la clouait sur le matelas, à sa dureté quand il lui pétrissait les seins, à la fureur avec laquelle il allait et venait en elle. C'était un homme, se répéta-t-elle. Et il avait vécu seul si longtemps. Pouvait-elle lui reprocher d'être tel que Dieu l'avait créé ?

Mariam savait qu'aborder le sujet avec lui était inenvisageable. On ne discutait pas de ces choses-là. Mais Rachid était-il pour autant inexcusable ? Elle songea alors à l'autre homme de sa vie. Jalil avait eu une relation avec Nana en dehors des liens du mariage, alors qu'il était l'époux de trois femmes et le père de neuf enfants à l'époque. Qu'est-ce qui était le pire ? Les magazines de Rachid ou la faute de Jalil ? Et de toute façon, quel droit avait-elle de les juger, elle, une villageoise – une harami ?

Elle ouvrit le tiroir inférieur de la commode.

Là, elle découvrit un portrait en noir et blanc d'un beau petit garçon de quatre ou cinq ans au nez fin, aux cheveux bruns et aux yeux noirs légèrement enfoncés. Yunus, le fils de Rachid. Habillé d'une chemise rayée avec un nœud papillon, il semblait distrait, comme si quelque chose avait attiré son attention juste avant que la photo ne soit prise.

En dessous, Mariam trouva un autre cliché, en noir et blanc lui aussi, mais au grain plus grossier. Une femme y apparaissait assise avec, derrière elle, un Rachid plus jeune et plus mince. Elle était superbe. Pas aussi belle que les filles du magazine, peut-être, mais vraiment très jolie. En tout cas plus qu'elle. Elle avait un menton délicat, de longs cheveux noirs séparés par une raie au milieu, des pommettes saillantes, un joli front. Mariam se représenta en comparaison son propre visage, avec ses lèvres trop minces et son menton allongé, et elle en éprouva une pointe de jalousie.

Elle contempla longuement le couple sous ses yeux. Il y avait quelque chose de vaguement dérangeant dans la façon dont Rachid dominait son épouse en la tenant par les épaules. Dans son sourire satisfait à lui et sa mine maussade à elle. Dans la manière qu'elle avait de se pencher légèrement en avant, comme pour se libérer de l'emprise de ses mains.

Mariam remit tout en place.

Plus tard, alors qu'elle faisait la lessive, elle regretta d'avoir fouiné dans la chambre de Rachid. Tout ça pour quoi ? Qu'avait-elle appris d'intéressant à son sujet ? Qu'il détenait une arme et qu'il était un homme, avec ses besoins spécifiques ? Elle n'aurait pas dû scruter aussi longtemps le portrait de sa femme. Elle avait attribué un sens à ce qui n'était qu'une posture fortuite capturée à un moment donné par un appareil photo.

Devant les cordes à linge qui oscillaient lourdement sous ses yeux, Mariam n'éprouva plus que de la compassion pour son mari. Lui aussi avait eu une vie difficile – une vie marquée par les deuils et les coups du sort. Ses pensées se tournèrent vers le petit Yunus, qui avait fait des bonshommes de neige dans cette même cour, et dont les pas avaient un jour résonné dans l'escalier. Un lac l'avait arraché à son père en l'avalant dans ses profondeurs, de même que, selon le Coran, une baleine avait happé un prophète portant lui aussi le nom de Yunus. Cela la bouleversait vraiment, d'imaginer Rachid paniqué et impuissant, en train d'arpenter les rives sablonneuses du lac et de prier pour que son fils en sorte sain et sauf. Pour la première fois, elle se sentit proche de lui. Peut-être deviendraient-ils de bons compagnons l'un pour l'autre, finalement.