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Le chauffeur se rangea sur le bas-côté afin de faire place à un nouveau convoi de jeeps et de blindés soviétiques. Tariq se pencha par-dessus le siège avant.

 Pajalsta ! Pajalsta ! cria-t-il en russe à leur intention. S'il vous plaît !

Un véhicule les klaxonna, et il agita gaiement le bras en sifflant, la mine radieuse.

– C'est des jolies mitraillettes que vous avez là ! Regardez-moi ces jeeps ! Et cette armée ! Dommage que vous soyez en train de perdre face à une bande de paysans armés de lance-pierres !

Le convoi acheva de passer et ils redémarrèrent.

– C'est encore loin ? demanda Laila.

– Une heure au maximum, répondit le chauffeur. À condition qu'on ne croise plus de troupes ni de barrages routiers.

Laila, Babi et Tariq étaient partis en excursion. Hasina, qui serait volontiers venue elle aussi, avait supplié son père de la laisser les accompagner, mais il n'avait rien voulu entendre. Ce voyage était une idée de Babi. Bien qu'il pût à peine se le permettre, vu son salaire, il avait loué un taxi à la journée. Pour le reste, il n'avait rien dit à Laila de leur destination, si ce n'est qu'elle contribuerait à son éducation.

Ils roulaient depuis 5 heures du matin. Les déserts, les canyons et les affleurements rocheux calcinés par le soleil avaient succédé aux montagnes enneigées. Ils virent en chemin des maisons de pisé au toit de chaume, des champs parsemés de gerbes de blé et des tentes noires – celles des nomades kuchis – dressées çà et là dans la poussière. Laila distingua aussi les carcasses brûlées de tanks et d'hélicoptères soviétiques. Tel était l'Afghanistan d'Ahmad et de Noor, pensa-t-elle. C'était là, dans les provinces, que la guerre faisait rage. Pas à Kaboul. Les habitants de la capitale vivaient paisiblement. À part quelques coups de feu de temps à autre, les soldats qui fumaient sur les trottoirs et les jeeps qui sillonnaient les rues, la guerre aurait tout aussi bien pu n'être qu'une rumeur pour eux.

En fin de matinée, après avoir franchi deux barrages supplémentaires, ils débouchèrent dans une vallée. Babi tendit alors le doigt vers un ensemble de vieux murs rouges au loin.

– Voilà Shahr-e-Zohak. La « Ville rouge ». C'était une forteresse autrefois. Elle a été construite il y a neuf cents ans environ pour défendre la vallée contre les envahisseurs. Le petit-fils de Genghis Khan l'a attaquée au XIIe siècle, mais il a été tué lors de la bataille. Du coup, son grand-père s'est chargé en personne de la détruire.

– Voilà bien l'histoire de notre pays, les enfants, commenta le chauffeur en faisant tomber la cendre de sa cigarette par sa vitre. Une succession d'invasions. Macédonienne. Sassanide. Arabe. Mongole. Et aujourd'hui soviétique. Mais nous, on est comme ces murs là-bas. Abîmés, pas très jolis à voir, mais toujours debout. Pas vrai, badar ?

– En effet, approuva Babi.

 

Une demi-heure plus tard, le chauffeur s'arrêta.

– Descendez, vous deux, dit Babi. Venez voir un peu par là.

Laila et Tariq sortirent du taxi et se tournèrent vers l'endroit qu'il leur indiquait.

– Regardez.

Tariq poussa un cri d'exclamation – tout comme Laila, qui sut d'emblée que, même si elle vivait jusqu'à cent ans, elle n'oublierait jamais un spectacle aussi magnifique.

Les deux bouddhas étaient gigantesques – beaucoup plus que les photos qu'elle en avait vu ne le laissaient supposer. Taillés dans une falaise écrasée de soleil, ils les toisaient, de même qu'ils avaient dû toiser les caravanes qui traversaient la vallée deux mille ans plus tôt en suivant la route de la soie. De chaque côté, une myriade de grottes trouaient la paroi rocheuse.

– Je me sens si petit, souffla Tariq.

– Vous voulez grimper là-haut ?

– Quoi, c'est possible ? demanda Laila.

Babi sourit et leur tendit la main.

– Venez.

 

La montée fut difficile pour Tariq, qui dut s'accrocher à Laila et à Babi afin de gravir les marches étroites et mal éclairées menant au sommet. Au passage, ils aperçurent des cavernes plongées dans la pénombre et des tunnels qui partaient dans tous les sens.

– Attention où vous mettez les pieds, leur recommanda Babi. Le sol est glissant.

À certains endroits, l'escalier donnait sur le vide.

– Ne baissez pas la tête, les enfants. Regardez droit devant vous.

Au fur et à mesure qu'ils avançaient, Babi leur expliqua que Bamiyan avait été un centre bouddhiste prospère jusqu'au IXe siècle, époque où la région était tombée sous le joug arabe. Les falaises de grès abritaient alors des moines. C'étaient eux qui avaient creusé toutes ces grottes et peint les magnifiques fresques à l'intérieur. Ils les utilisaient comme habitations ou comme sanctuaires pour les pèlerins fatigués.

– Ils étaient cinq mille à vivre ici en ermites, à une époque.

Tariq était à bout de souffle lorsqu'ils arrivèrent en haut des marches. Babi haletait lui aussi, mais ses yeux brillaient d'excitation.

– Nous sommes sur la tête du bouddha, dit-il en s'essuyant le front avec un mouchoir. Il y a un endroit par là-bas d'où on a un beau panorama.

Ils s'avancèrent avec précaution et, côte à côte, ils contemplèrent la vallée.

– Incroyable ! s'écria Laila.

Babi sourit.

La vallée de Bamiyan s'étendait à leurs pieds, tapissée de champs de blé vert, de luzerne et de pommes de terre. Les parcelles étaient entourées de peupliers et traversées de cours d'eau et de canaux d'irrigation au bord desquels de minuscules silhouettes accroupies lavaient le linge. Babi leur montra les rizières et les champs d'orge qui recouvraient les monts alentour. C'était l'automne, et les habitants vêtus de tuniques aux couleurs vives mettaient leur récolte à sécher sur le toit des maisons. La route principale qui traversait Bamiyan était bordée de peupliers elle aussi. De chaque côté s'alignaient des échoppes, des salons de thé et des coiffeurs pour hommes. Plus loin, au-delà de la ville, se dressaient des contreforts montagneux, arides et d'un brun poussiéreux, et plus loin encore, les sommets enneigés de l'Hindu Kuch.

Le ciel était d'un bleu immaculé.

– Tout est si calme, souffla Laila.

Elle distinguait bien des moutons et des chevaux dans la vallée, mais leurs bêlements et leurs hennissements ne parvenaient pas jusqu'à eux.

– C'est toujours le premier souvenir qui me vient à l'esprit quand je pense à cet endroit, dit Babi. Le silence. La paix. Je voulais que vous connaissiez cela, vous aussi. Mais surtout, je voulais vous faire prendre conscience du fabuleux héritage culturel de votre pays. Vous savez, il y a des choses que je peux vous enseigner. D'autres que vous apprendrez dans les livres. Et il y en a, ma foi, qu'on ne peut que voir et ressentir.

– Regardez ! s'écria Tariq.

Ils observèrent le vol d'un faucon au-dessus de Bamiyan.

– Tu as déjà emmené maman ici ? demanda Laila.

– Oh, oui ! Souvent. Avant la naissance des garçons, et après aussi. Ta mère, elle n'avait peur de rien, et elle était si… si pleine d'entrain. C'était la personne la plus joyeuse et la plus vive que j'aie jamais connue. (Il sourit.) Elle avait un rire… Je te jure que c'est pour ça que je l'ai épousée, Laila. Pour son rire. Il écrasait tout sur son passage, c'était impossible de lui résister.

Laila éprouva une brusque bouffée d'affection pour son père. Dès lors, elle garda toujours de lui l'image de cet homme accoudé à un rocher, le menton dans les mains, les cheveux ébouriffés par le vent et les yeux plissés sous le soleil, qui évoquait sa femme avec nostalgie.

– Je vais jeter un œil aux grottes, annonça Tariq.

– Sois prudent !

– Promis, kaka jan !

Au pied de la falaise, trois hommes discutaient près d'une vache attachée à un poteau. Les arbres autour d'eux avaient commencé à se parer de tons ocre, orange, rouge vif.

– Les garçons me manquent à moi aussi, tu sais, dit soudain Babi, le regard humide. Je ne le montre peut-être pas mais… Ta mère ne fait rien dans la demi-mesure, elle. Triste ou joyeuse, elle ne peut rien cacher. Elle a toujours été comme ça. Moi, je suppose que je suis différent. C'est ma nature. Seulement, ça me brise le cœur à moi aussi d'avoir perdu mes fils. Il ne se passe pas un jour sans que je… C'est si difficile, Laila. Si difficile.

Il se pinça l'arête du nez. Sa voix se brisa lorsqu'il voulut poursuivre, et il serra les lèvres avant de prendre une profonde inspiration.

– Mais je suis content de t'avoir, réussit-il enfin à déclarer. Chaque jour, je remercie Dieu de ta présence. Chaque jour. Parfois, quand ta mère ne va pas fort, j'ai l'impression que tu es tout ce qu'il me reste, Laila.

Elle se rapprocha de lui et appuya sa joue sur sa poitrine. Il parut un peu surpris – contrairement à Fariba, il exprimait rarement ses sentiments par des gestes -, puis il planta un petit baiser au sommet de son crâne et la serra maladroitement contre lui. Ils demeurèrent ainsi immobiles, les yeux baissés sur la vallée.

– Malgré tout mon amour pour ce pays, avoua-t-il alors, je pense parfois à le quitter.

– Pour aller où ?

– N'importe où, du moment qu'on pourra tout oublier. Certainement au Pakistan pour commencer. On y habiterait un an ou deux, le temps d'obtenir des papiers pour aller ailleurs.

– Et après ?

– Après… Le monde est grand, Laila. Peut-être aux États-Unis. Quelque part près de la mer. En Californie, par exemple.

Il ajouta que les Américains étaient des gens généreux. Ils les aideraient à vivre en attendant qu'ils puissent se remettre en selle.

– Je trouverais du travail et, au bout de quelques années, quand on aurait assez économisé, on ouvrirait un restaurant afghan. Rien de très chic. Juste un petit établissement avec quelques tables, et peut-être aussi deux ou trois photos de Kaboul aux murs, mais on y donnerait aux Américains un bel aperçu de la cuisine afghane. Et avec ta mère aux fourneaux, les clients feraient la queue jusque sur le trottoir.

» Quant à toi, tu continuerais à aller à l'école, bien sûr. Tu sais à quel point c'est important pour moi. Ce serait notre priorité numéro un : veiller à ce que tu poursuives tes études, d'abord au lycée, puis à l'université. Mais pendant ton temps libre, si tu en avais envie, tu pourrais nous épauler en prenant les commandes, en remplissant les carafes d'eau. Ce genre de choses.

Babi expliqua ensuite qu'ils organiseraient des anniversaires, des cérémonies de fiançailles, des fêtes du nouvel an. Leur restaurant serait aussi un point de rendez-vous pour les Afghans qui, comme eux, auraient fui la guerre. Et le soir, quand tout le monde serait parti et qu'ils auraient fini de faire le ménage, ils s'assiéraient au milieu des tables vides pour boire un thé tous les trois, fatigués, mais heureux de s'en être si bien sortis.

Lorsqu'il eut fini, Laila et lui demeurèrent silencieux. Ils se doutaient bien que Fariba refuserait de quitter le pays. Cela lui avait déjà paru inenvisageable du temps d'Ahmad et de Noor, alors, maintenant qu'ils étaient shaheed, faire ses valises s'apparenterait pour elle à un affront, une trahison – pire, un désaveu du sacrifice qu'ils avaient consenti.

« Comment peux-tu y penser ? l'entendait déjà répliquer Laila. Leur mort ne signifie donc rien pour toi, cousin ? Mon seul réconfort aujourd'hui, c'est de savoir que je foule la terre qui a bu leur sang. Il est hors de question que je m'en aille. »

Laila savait aussi que Babi ne partirait pas sans sa femme, même si à présent elle n'était pas plus une épouse pour lui qu'une mère pour leur fille. Par égard pour Fariba, il balaierait ses rêves de la même façon que, en rentrant du travail, il ôtait d'une chiquenaude la farine de son manteau. Ils resteraient donc en Afghanistan jusqu'à ce que la guerre se termine, et après aussi, quelle que soit la situation du pays.

Laila se rappela alors un jour où sa mère s'était plainte d'avoir épousé un homme sans conviction. Mais Fariba ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas que si elle s'était regardée dans un miroir, elle y aurait vu la seule conviction inébranlable que Babi ait jamais eue.

 

Plus tard, après qu'ils eurent avalé les œufs durs, les pommes de terre et le pain de leur pique-nique, Tariq s'allongea sous un arbre près de l'eau. Il fit la sieste, son manteau plié sous sa tête, les mains croisées sur la poitrine, pendant que leur chauffeur allait s'acheter des amandes en ville. Babi, lui, s'assit au pied d'un gros acacia avec un livre de poche. Laila connaissait déjà l'histoire pour avoir écouté son père lui en faire la lecture : c'était celle d'un vieux pêcheur du nom de Santiago qui attrapait un énorme poisson mais qui, lorsqu'il revenait enfin sain et sauf au port, constatait qu'il ne lui restait plus rien de sa prise, dévorée en cours de route par les requins(2).

Elle s'installa au bord du ruisseau afin de tremper ses pieds dans l'eau froide. Au-dessus de sa tête, des nuées de moustiques bourdonnaient et les graines des peupliers dansaient au gré du vent. Une libellule passa près d'elle dans un doux vrombissement. Laila observa les reflets du soleil sur ses ailes, tantôt violets, verts ou orange, tandis que l'insecte voletait d'un brin d'herbe à un autre. Sur l'autre rive, de jeunes Hazaras ramassaient des bouses de vache séchées et les fourraient dans des sacs en toile sur leur dos. Le braiment d'un âne s'éleva. Un générateur se mit en marche.

Laila repensa au rêve de Babi. Un endroit près de la mer.

Il y avait une chose qu'elle n'avait pas osé lui avouer lorsqu'ils étaient au sommet du bouddha : son soulagement à l'idée qu'ils ne partiraient pas. Giti et son visage si sérieux lui manqueraient, de même qu'Hasina, son rire moqueur et ses pitreries. Mais surtout, elle gardait un souvenir vivace de l'ennui incurable dans lequel l'avaient plongée ses quatre semaines sans Tariq. Elle se rappelait parfaitement combien le temps lui avait semblé long, si long, en son absence, et combien elle s'était sentie déstabilisée – déséquilibrée, presque. Comment aurait-elle pu supporter d'être séparée de lui à jamais ?

Peut-être était-ce ridicule de tenir autant à vivre auprès de quelqu'un, là, dans ce pays où ses frères avaient été massacrés, mais il suffisait qu'elle revoie Tariq fonçant sur Khadim avec sa prothèse pour que rien au monde ne lui paraisse plus sensé.

 

Six mois plus tard, en avril 1988, Babi revint à la maison porteur d'une grande nouvelle.

– Ils ont signé un traité à Genève ! cria-t-il. C'est officiel ! Ils vont partir. Dans neuf mois, il n'y aura plus de Soviétiques en Afghanistan !

Fariba se redressa dans son lit.

– Mais le régime communiste est toujours en place, lui, rétorqua-t-elle en haussant les épaules. Najibullah est la marionnette du Kremlin et il va rester là. Non, la guerre n'est pas finie. Pas encore.

– Najibullah ne restera pas longtemps au pouvoir, objecta Babi.

– Ils vont partir, maman ! renchérit Laila. Ils ont déjà commencé !

– Fêtez ça tous les deux si vous voulez. Moi, je ne serai contente que le jour où les moudjahidin défileront victorieusement dans Kaboul.

Et, sur ces mots, Fariba s'allongea de nouveau et remonta la couverture sur sa tête.