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Janvier 1989

Par une journée froide et nuageuse de janvier 1989, trois mois avant son onzième anniversaire, Laila, ses parents et Hasina regardèrent l'un des derniers convois soviétiques quitter la ville. Des gens s'étaient massés des deux côtés de l'avenue longeant le club militaire, près du quartier de Wazir Akbar Khan. Debout dans la neige boueuse, ils observaient les tanks, les camions blindés et les jeeps passer les uns derrière les autres et prendre dans la lumière de leurs phares les fins flocons qui tombaient alors. Tandis que des huées et des sifflets saluaient le départ des Soviétiques, des soldats afghans s'employaient à contenir la foule sur les trottoirs, tirant parfois en l'air en guise d'avertissement.

Fariba brandissait haut une photo d'Ahmad et de Noor – celle où ils étaient assis tous les deux sous un poirier. Comme elle, d'autres femmes avaient apporté des portraits de leur mari, de leurs fils ou de leurs frères shaheed.

Quelqu'un tapota Laila et Hasina sur l'épaule. C'était Tariq.

– Où tu as déniché ça ? s'exclama Hasina à la vue de son énorme toque russe aux oreillettes rabattues.

– J'avais envie de marquer le coup, répliqua-t-il. Vous me trouvez comment ?

– Ridicule, rétorqua Laila en riant.

– C'est bien le but.

– Tes parents ont osé t'accompagner ?

– Ils sont restés à la maison.

L'automne précédent, l'oncle de Tariq à Ghazni était mort d'une crise cardiaque. Quelque temps plus tard, ç'avait été au tour de son père de faire un infarctus. Très affaibli, le charpentier était depuis sujet à l'anxiété et à des périodes de dépression qui duraient parfois des semaines. Laila se réjouit donc de voir Tariq plaisanter ainsi. Lui qui avait affiché un bon moment une mine triste et maussade semblait redevenu lui-même.

Tous deux s'éclipsèrent peu après avec Hasina. Tariq acheta à un vendeur ambulant trois assiettes de haricots arrosés d'un épais chutney à la coriandre et ils s'installèrent sous l'auvent d'un magasin de tapis fermé pour savourer leur en-cas. Puis Hasina retourna rejoindre sa famille.

Dans le bus du retour, ils prirent place derrière les parents de Laila. Fariba regardait par la fenêtre en serrant contre elle la photo de ses fils. À ses côtés, impassible, Babi écoutait un homme affirmer que les Soviétiques partaient peut-être, mais qu'ils enverraient des armes à Najibullah.

– C'est leur pantin. Ils continueront à nous faire la guerre en se servant de lui, comptez là-dessus.

Une voix s'éleva un peu plus loin pour lui donner raison.

Fariba, elle, marmonnait des prières interminables. Elle les récita et les récita encore, jusqu'à ce que, à bout de souffle, elle soit obligée de lâcher les derniers mots d'une voix fluette, haut perchée, presque glapissante.

Plus tard ce jour-là, Tariq et Laila allèrent au cinéma. Faute de mieux, ils se contentèrent d'un film soviétique rendu involontairement comique par le doublage en persan. L'action se passait sur un navire marchand où un marin tombait amoureux de la fille du capitaine, une certaine Alyona. Survenait une violente tempête, avec des éclairs, des trombes d'eau et une mer déchaînée. Tandis que l'un des membres d'équipage hurlait des ordres en russe d'un air paniqué, les spectateurs purent entendre une voix afghane au calme olympien demander : « Cher ami, pourriez-vous avoir l'amabilité de me passer une corde ? »

Tariq se mit à ricaner. Bientôt, Laila et lui furent pris d'un fou rire irrépressible. Dès que l'un d'eux se calmait, l'autre pouffait, et c'était reparti pour un tour. Un homme assis deux rangs devant se retourna pour réclamer le silence.

Le film s'achevait sur une scène de mariage. Le capitaine, revenu à de meilleurs sentiments à l'égard de son second, avait accepté de lui donner la main de sa fille. Les jeunes mariés se souriaient. Tout le monde buvait de la vodka.

– Moi, je ne me marierai jamais, murmura Tariq.

– Moi non plus, répondit Laila.

Elle avait marqué une légère hésitation cependant, tant elle craignait que sa voix ne trahisse sa déception. Le cœur battant, elle ajouta avec plus de force :

– Jamais.

– Les mariages sont stupides.

– Toutes ces histoires…

– Tout cet argent fichu en l'air…

– Et pour quoi ?

– Pour des habits qu'on ne met qu'une fois.

– Ah, là là !

– Si je me marie un jour, affirma Tariq, il faudra faire de la place pour trois personnes sur l'estrade : la fiancée, moi et le type qui m'appuiera un revolver sur la tempe.

Le spectateur qui leur avait intimé de se taire se retourna de nouveau pour les fusiller du regard.

À l'écran, Alyona et son mari s'embrassaient.

Laila eut alors l'étrange impression de développer une sensibilité aiguë à tout ce qui l'entourait. Elle prit conscience du martèlement de son cœur dans sa poitrine, du sang qui bourdonnait à ses tempes, et de la présence de Tariq à côté d'elle. Tariq, qui s'était raidi et se tenait parfaitement immobile. Le baiser se prolongea. Il parut soudain impératif à Laila de ne pas bouger ni faire le moindre bruit. Elle devinait que son ami avait un œil sur l'écran, et l'autre sur elle. Tout comme elle. Entendait-il le sifflement de sa respiration ? Guettait-il un signe subtil, une altération révélatrice qui trahirait ses pensées ?

Et comment ce serait, se demanda-t-elle, de l'embrasser et de sentir le duvet au-dessus de sa bouche lui chatouiller les lèvres ?

Tariq s'agita sur son siège.

– Tu savais que quand on soufflait sa morve par terre en Sibérie, elle se transformait en glaçon vert avant même d'avoir touché le sol ?

Ils gloussèrent, mais d'un rire nerveux et qui ne dura pas. Lorsque le film se termina et qu'ils sortirent dans la rue, Laila fut soulagée de voir que la nuit commençait à tomber. Ainsi, elle n'aurait pas à croiser le regard de Tariq sous la lumière crue du jour.