JONAS
 
(1966)
 

Voici une des plus belles phrases de toute la science-fiction : « Un snark était, selon la définition officielle, un ubionaste ayant échappé au contrôle de son cornac. » Rarement, une telle intensité créatrice a été atteinte avec si peu de mots. Notons la gradation sémantique des trois mots-clés : un nom commun, relativement banal, cornac ; un mot inventé par un poète contemporain, déjà plus ou moins connu du lecteur et chargé d’une certaine aura de mystère et d’aventure : snark ; enfin un terme créé par l’auteur lui-même, un peu plus qu’ingénieux et parfaitement euphonique… Mais je vous laisse la surprise de découvrir en lisant la nouvelle ce qu’est un ubionaste.

Dans l’œuvre de Gérard Klein, la personnalité de Richard Mecca, le « héros amer », dompteur de snarks, collectionneur de portraits, de visages et d’âmes, est une des plus surprenantes, des plus émouvantes. La plus complexe, peut-être, car Jerg Hazel est un homme fruste, Stello un mythe ; Jérôme Bosch et Georges Corson, projections stochastiques, sont en proie au temps qui les écrase.

Jonas est sans doute la plus classique des grandes nouvelles de Gérard Klein. L’ambivalence est toujours présente : « Mais il n’y avait rien à savoir. Il y avait seulement l’obligation de décider, de se lancer, de jouer. »

Et pourtant il y a cette question qui sonne comme un regret : « Qu’est-ce que le mensonge ? se demanda-t-il. Le nom secret de l’avenir ? »

Et encore ceci : « C’était un effrayant projet que d’aller à leur recherche, c’était comme descendre en enfer, c’était risquer d’apercevoir le visage de la mort elle-même. »

Jonas est, de toutes les nouvelles de Gérard Klein, une des plus optimistes et des plus ouvertes sur l’avenir. C’est pour cette raison aussi que j’ai voulu la placer à la fin de ce livrela première raison, je l’ai dit, étant le plaisir de terminer sur le mot temps point d’interrogation. Il y en a une troisième : c’est que Jonas, par son dénouement, lance un pont vers ce très grand roman qu’est les Seigneurs de la guerre, « le meilleur récit de time-opera jamais produit au sein de l’école française de science-fiction », selon Igor et Grichka Bogdanoff (Clefs pour la science-fiction).

 

 

Il était un héros amer. Deux cent cinquante ans plus tôt, il eût éteint des geysers de pétrole embrasé, dompté des chevaux sauvages ou piloté les curieuses carcasses de toile et de bois qui entreprirent de coloniser les nuages, mais il était né dans l’espace et avait grandi dans l’espace, en l’absence de toute pesanteur, mesurait plus de deux mètres quarante et pesait à peine cinquante kilos. Ses os avaient la résistance du verre filé, et ses doigts, la consistance de la guimauve. À la surface de la terre, il n’eût pu chasser un insecte de la main. Il ressemblait à un moustique avec ses membres démesurés, et, comme un moustique évite le vent, il lui fallait ruser avec le souffle violent de la pesanteur. Pour toutes ces raisons, il était seul et amer. Et la considération dont on l’entourait ne lui était d’aucun secours. Il s’appelait Richard Mecca et, sur le moment, était en conférence et se demandait s’il lui faudrait, une fois de plus, dompter un monstre et rivaliser avec Hercule.

Il flottait, un peu en arrière, un peu au-dessus de la longue table de conférence, presque au centre de la salle sphérique. Il pouvait sentir, de façon presque intuitive, quoique les parois fussent d’acier et d’amiante, l’espace proche, immédiat, et dans une certaine direction, la masse écrasante et pourtant nébuleuse, alvéolaire, de l’ubionaste enragé. Et tandis qu’il écoutait plaider les trois grenouilles humaines ficelées sur leurs sièges, tirant sur leurs cigares avec des gestes d’asphyxiés et agitant leurs membres courts, il pensait à l’ubionaste et pesait les chances.

Trois grenouilles. Trois hommes des planètes. Il les écoutait avec une attention feinte. En réalité, ils se répétaient depuis des heures déjà. La fatigue avait emporté leurs noms et souligné leurs traits. Il ne restait dans leurs trois corps grotesquement trapus que trois noyaux de terreur. L’un pensait avec une régularité métronomique aux trois planètes et aux deux milliards d’humains qu’il représentait. Pour la première fois, peut-être, de sa vie, il ne pouvait se réfugier derrière la nudité statistique du chiffre, car c’était chacune de ces vies et chacun de ces mondes que l’ubionaste menaçait. Il voyait des planètes et des visages, et de nouveau les planètes, agitées soudain comme des balles de liège sur la crête des vagues, puis les visages jetés les uns contre les autres et prenant feu et se consumant avant même d’avoir eu le temps de maudire l’ubionaste. Le second comptait et recomptait les morts qui étaient vingt-cinq mille déjà, et les ayant pesés, mettait dans l’autre plateau de la balance une montagne presque inconcevable de chair, effilée, presque gracieuse pourvu qu’on oubliât son épouvantable dimension, et enfin une montagne d’argent ; car l’ubionaste était cela aussi. Il était sorti des mains du troisième, ou plutôt des cuves de son laboratoire, et quelque chose n’avait pas marché. L’homme ressassait son échec. Cela ne devait plus se reproduire. Il fallait savoir ce qui, dans la mécanique énorme et subtile de l’ubionaste, avait flanché.

Le problème de Mecca était d’une autre sorte. Il tenait à l’ubionaste, non à ce qu’il avait détruit ou pouvait détruire, ni à ce qui pouvait être brisé en lui. Le problème de Richard Mecca était de comprendre l’ubionaste.

— Je ne pense pas que vous réussissiez, dit lentement le représentant des trois planètes. Il vaut mieux l’abattre.

Richard Mecca frissonna et l’une de ses mains balaya l’air, lentement, comme freinée par une eau tiède.

— Pensez plus bas. Il peut vous entendre.

Et cela quoi qu’il sût que la pièce fût parfaitement isolée et qu’aucun murmure de l’esprit ne pût franchir ses parois d’amiante, singulière substance, protectrice du feu et des rêves, qui déviait et réfléchissait l’imperceptible flux télépathique, digue des pensées violentes et des tourbillons sournois des profondeurs. Non, rien ne pouvait émouvoir l’immense oreille interne de l’ubionaste.

— Nous sommes dans une impasse, constata l’homme du laboratoire. Je ne vois vraiment pas comment nous en sortirons si vous ne nous donnez pas un coup de main.

Mecca secoua la tête, une longue tête plate que perforaient des yeux immenses.

— Exact. Il est trop près. Vous ne pouvez pas le détruire sans bouleverser tout le système. Et vous n’avez pas le temps d’évacuer les deux milliards d’êtres humains qui l’habitent.

L’homme des transports, pensant aux vingt-cinq mille morts, cracha les derniers débris de son cigare.

— Nous devons savoir ce qui lui est arrivé. Sinon, autant fermer boutique. On ne peut pas perdre une cargaison et attendre tranquillement que ça se reproduise.

— Une voix en faveur de la destruction. Deux voix pour la récupération, dit Mecca. Vous me le confiez.

Le représentant des trois planètes sursauta et se tortilla sur son fauteuil malgré les lanières qui l’empêchaient de dériver.

— Attention, cria-t-il. Il faut l’unanimité. La majorité ne suffit pas.

Il évita l’assaut des yeux légèrement globuleux de Mecca.

— Si vous étiez sûr de pouvoir l’écarter suffisamment du système.

— Je ne suis sûr de rien, dit Mecca. J’accepte de prendre le risque.

Il ferma les yeux. J’accepte d’aller au-devant du snark, ci-devant ubionaste, et de me laisser avaler par lui et de hanter les prodigieuses cavernes de ses entrailles qui sont pleines de sa nuit. J’accepte de me perdre dans le labyrinthe de sa stupidité absolue, monstrueuse par la masse et par l’étendue, et de chercher à tâtons les fils invisibles qui se sont rompus. J’accepte d’aller chercher le dragon et de tenter de le conduire hors des murs de la ville. J’ai peur, mais j’accepte de dompter l’ubionaste.

— Comment pouvez-vous espérer réussir là où le cornac a échoué ?

— Personne ne sait ce qui s’est passé, dit l’homme du laboratoire. Pour ma part, je ne pense pas que le cornac soit en cause. C’était une des meilleures équipes que nous ayons réussi à constituer et elle avait une grande expérience des voyages. De plus, s’ils avaient senti que quelque chose déraillait, ils auraient envoyé un message. Non, la révolte a dû être terriblement brutale. Ils n’ont pas eu la moindre possibilité de reprendre le contrôle.

— Vous ne croyez tout de même pas que cette chose ait agi de sa propre initiative ?

— Je ne sais pas, dit l’homme du laboratoire, j’aimerais bien le savoir. C’est pourquoi je suis d’avis que Mecca fasse au moins une tentative. S’il en a envie. Pour ma part, je n’irai à aucun prix et je n’y enverrai personne de ma propre initiative. Mais si Mecca est prêt à y aller, je paierai un tiers de sa prime quel qu’en soit le montant et qu’il revienne ou non.

Le responsable des transports hocha la tête d’un air approbateur.

— Même chose pour moi. Mecca, grâce à ses talents particuliers, a déjà traité pour notre compte vingt-trois snarks. Il a réussi là où des équipes de cinq ou six hommes parfaitement entraînés avaient renoncé. Toutefois, ce cas est particulier. D’habitude, l’émission résiduelle est faible ou nulle à distance. Ici, elle est tellement puissante que nous pourrions la percevoir distinctement, n’étaient les parois d’amiante qui isolent cette pièce. Cela signifie que quelque chose d’autre que son cornac a pris le contrôle de l’ubionaste, et que celui-ci est parfaitement capable de se comporter de manière imprévisible. C’est contre cette chose que Mecca devra lutter s’il accepte de courir le risque.

Le représentant des trois planètes haussa les épaules et leva le menton vers Richard Mecca. Il faisait visiblement un effort pour se dominer.

— Ces messieurs raisonnent comme si les vies de deux milliards d’êtres humains n’étaient pas en jeu. Répondez-moi franchement, Mecca. Vous n’avez jamais connu d’échec ?

— Il m’est arrivé d’échouer.

— Gravement ?

— J’ai survécu.

— Si nous savions seulement combien de temps il va demeurer tranquille.

— On ne peut pas le savoir, dit Richard Mecca. Il ne le sait pas lui-même. Pas plus que vous ne savez ce que vous allez décider.

Il n’y avait pas trace d’amertume dans sa voix, quoique la nuit ait été longue et difficile et qu’ils n’aient guère progressé, mais seulement une ombre d’indifférence, comme si le problème ne l’eût concerné que par accident, comme s’il ne s’était trouvé là que par hasard.

 

Un snark était, selon la définition officielle, un ubionaste ayant échappé au contrôle de son cornac. Le terme avait été emprunté à un poème classique de Lewis Carroll, mais peu de gens se souciaient de son origine exacte. Il était synonyme de monstruosité, de destruction, de force incontrôlée. Il avait acquis une signification plus précise encore, plus inquiétante, que toute création poétique. Le mot même de cornac avait dévié de son sens premier. Il désignait maintenant une équipe d’hommes, au moins sept, jamais plus de onze, qui veillaient sur un ubionaste. Leur nombre était déterminé par la nécessité d’une cohésion absolue du groupe. Un nombre plus important eût excédé les capacités humaines d’empathie et de sympathie et le groupe aurait cessé d’exister, de penser et d’agir comme un seul organisme. Un nombre plus faible eût laissé trop de prise aux remous qui agitent toutes les associations humaines. Il était préférable que le chiffre fût impair, mais ce n’était pas là une règle absolue. En temps normal, le cornac était la volonté et la conscience de l’ubionaste.

— Et s’il ne vous accepte pas ? dit celui sur les épaules de qui pesaient les destins de deux milliards d’êtres. Je veux dire, s’il se rebelle au moment même où vous le pénétrez, si votre présence en lui déclenche la crise ?

— C’est un risque à courir, dit Richard Mecca, considérant ses doigts démesurés pour tout le monde sauf pour lui, et dont les paumes étaient si étroites et si fragiles que les premières phalanges semblaient naître des poignets. – Et je serai le premier à le subir.

C’était la quatrième fois au moins qu’ils soulevaient cette question, comme s’ils avaient pensé qu’il conservait par-devers lui une parcelle de la vérité. Ils désiraient, selon ce qu’ils avaient dit, prendre leur décision en pleine connaissance de cause. Mais il n’y avait rien à savoir. Il y avait seulement l’obligation de décider de se lancer, de jouer. Ils recherchaient fébrilement sous les mots, comme on fouille le sable, des critères précis qui leur eussent permis d’échapper au choix. Mais en vain. Le seul problème qu’ils aient évoqué plus souvent était celui des honoraires de Mecca.

Une somme énorme. La cupidité de Richard Mecca était, disait-on volontiers, astronomique. Mais ceux qui allaient le répétant ou l’écrivant n’avaient qu’une faible idée de ce que coûtent dans l’espace un mètre cube d’air, une touffe de gazon, trois fleurs et un bocal de poissons rouges, toutes choses presque gratuites sur la Terre.

Toujours la même vieille question. Lorsqu’il avait énoncé ses prétentions, d’une voix sèche, car c’était là un sujet qu’il détestait aborder, ils avaient dit :

— Et en cas d’échec ?

— La somme sera versée à mes héritiers.

— Mais vous n’avez pas d’enfant, monsieur Mecca.

— Croyez-vous qu’il soit nécessaire d’en faire pour avoir des héritiers ? Je me suis choisi les miens. Peu de gens peuvent en dire autant.

Il y avait eu un silence. Un de plus.

— Évaluez vos chances. Donnez-nous un pourcentage, honnêtement.

— Une chance sur un million de le récupérer. Peut-être une sur cent de l’éloigner du système. Avant de vous le dire, avant même d’accepter, il faut que je l’écoute de nouveau.

— Allez-y, mais faites vite, pour l’amour du ciel.

Et de nouveau, il affronta l’espace nu. Ici sa taille était la bonne, et l’étroit triangle de ses paumes avait les angles qu’il fallait. Il pouvait tendre ses doigts comme des antennes, vers les étoiles, et prendre leur longueur fragile pour mesure de l’univers. Ici, il était vaste et fort parce que la distance absolue tue la dimension et le poids. Les étoiles sont les fruits proches d’un arbre de nuit et les nébuleuses flottent en grappe de l’autre côté d’un abîme sans profondeur.

Il avait quitté l’habitacle d’amiante, et il prenait bien garde à ne rien laisser filtrer de ses pensées qui pût éveiller la psyché brumeuse du snark. Pendant un moment, l’espace ne fut qu’un vide émaillé de lumières oscillant à chacun de ses gestes, puis la nuit s’emplit d’un tourbillon intérieur, rageur et silencieux qui s’enfla, s’empara de lui, devint tornade et pluie tropicale, au point qu’il ferma les yeux, ceux du corps d’abord, en un réflexe machinal, puis ceux de l’esprit, et que, dans la paix retrouvée, il demeura pantelant, désemparé.

Ce n’était que la première vague, l’émanation, aussi brutale qu’une odeur, du snark qu’il ne pouvait voir et qui était tout proche, à moins de quatre-vingts millions de kilomètres. Il n’essaya pas d’émettre, mais il se contenta de laisser entrer, en lui, goutte à goutte, en la fractionnant, en la freinant, en luttant pour tenter d’échapper au déluge, à la noyade, à l’écrasement, une part infime et bientôt intolérable de ce torrent d’énergie haineuse et vindicative.

Une tempête d’ombre agitée des rumeurs du sang. La ténacité irrésistible d’une falaise en marche. Et comme une palpitation de vertige.

C’était le snark. Essayer de le contrôler revenait à tenter d’obturer un volcan en éruption avec un bouchon de liège, ou d’éteindre une flamme stellaire avec une bouteille de soda. Mais petit à petit, il essayait de s’orienter parmi ces remous, de remonter vers l’origine du chaos, comme le barreur en plein typhon recherche l’abri fragile de la dépression centrale. Pour lui, les crises des ubionastes relevaient toujours d’erreurs du cornac ; elles reflétaient le plus souvent une tension irrésolue entre les hommes de l’équipe, ou quelquefois à l’intérieur d’un seul, tension qui avait grandi en lui, à son insu, comme une ivraie, et dont soudain les cieux en courroux lui renvoyaient l’image immensément multipliée. L’énergie élémentaire et colossale d’un ubionaste n’avait pas d’autre règle que celle de son cornac. Et l’ubionaste n’avait pas la possibilité de reconnaître ce qui, dans le cornac, était inconscient et ce qui était conscient, ce qui relevait de l’ordre et ce qui résultait de l’éphémère et du contingent. De la même manière, songeait Richard Mecca, poursuivant une familière métaphore équine, que le cavalier et le cheval, chair, os, cuir et poil, formaient un tout indissociable, et que la peur de l’homme, quoique celui-ci la dominât peut-être, inquiétait la bête. L’inexprimable est tout de même transmis, songeait Mecca, quoique son langage ne soit pas celui des symboles.

Les crises des ubionastes relevaient toujours des erreurs du cornac. Mais ici, c’était autre chose. Lorsqu’un snark, d’habitude, tuait son cornac, son émission faiblissait, s’évanouissait. Il ne conservait qu’en lui-même, comme une ombre, le souvenir de ce nœud d’impressions, d’émotions, de raisonnements qui avait été l’unité du cornac. C’était comme la trace très fragile d’un pas dans une poussière tôt soulevée par le vent, ou dans une argile élastique imprégnée d’eau. Et c’était avec cela qui sentait la mort qu’il fallait renouer, c’était à cela qu’il fallait se substituer, c’était l’énorme sentiment de culpabilité du snark meurtrier de son cornac et quelquefois de ses passagers, qu’il fallait effacer, et cela était difficile et pénible mais cependant possible, car cela n’avait d’autres racines et d’autre raison qu’humaines.

Mais ici, c’était autre chose. La quantité colossale d’énergie émise permettait de supposer que quelque chose continuait à contrôler les ressources presque illimitées à l’échelle humaine, de l’ubionaste. Et il était inconcevable que le seul souvenir du cornac détruit pût accomplir ce prodige en l’ubionaste. C’était comme supposer qu’une machine pût continuer à se diriger d’elle-même en fonction de l’usure perceptible, mais infime, que lui laisse son conducteur humain, qu’elle eût de la sorte enregistré et compris son comportement, la raison de ses mouvements, la nature de ses hésitations. C’était inconcevable.

L’ubionaste, pourtant, n’était pas une machine. Fallait-il, songea Richard Mecca, admettre qu’il ait pu accéder à une forme, même fruste, de conscience ? Ou bien que le cornac lui-même était devenu fou, non pas en se scindant, en se réduisant à la multiplicité de ses individualités premières, mais globalement en tant qu’entité complexe ? La folie, se dit Richard Mecca, condamne à la solitude. Si richement intégrée que soit une équipe, elle ne peut subsister au travers de la démence, de même que la tempête use à la longue les cordages du radeau le mieux assemblé et envoie ses poutres dériver chacune de son côté.

Se pouvait-il qu’une autre intelligence, venue d’ailleurs, eût pris le contrôle de l’ubionaste et s’efforçât pour le moment d’en pénétrer les secrets ? L’idée était effrayante. Mecca considéra de nouveau les étoiles, et ses mains jetées dans le vide semblaient devoir les cueillir tandis qu’il tombait irrésolument vers tous les bords de l’univers. Non, l’étranger improbable n’eût pu surgir du néant, et ce secteur de l’espace était trop bien connu et trop précisément surveillé pour qu’il ait pu approcher sans être détecté. Et nulle part, nulle part, songea Mecca presque avec désespoir, nous n’avons rencontré de pensée ou de trace de pensée qui fût identique à la nôtre. De l’intelligence, oui, mais rien qui pût nous répondre. Et l’ubionaste est un prolongement de l’humain. En un sens, malgré sa forme et sa dimension, il est totalement humain. Rien d’étranger ne saurait s’en emparer.

La possibilité subsistait, infime. Peut-être sur cet étrange champ de bataille, dans les entrailles du snark, rencontrerait-il, s’il s’y risquait, le frère ennemi de l’homme, son double impossible surgi d’une autre éternité.

Il fit le vide en lui, de nouveau, se laissant ballotter par les courants de terreur et de violence du snark, qui palpitaient en une symphonie inintelligible. Peut-être était-ce la quasi-ignorance de notions aussi évidentes que celles du haut, du bas, du latéral, qui permettait à Mecca de mieux sauvegarder son équilibre que les autres. Il pouvait se livrer à une exploration kaléidoscopique, accepter d’être réduit en miettes, en points minuscules de lumière flottant au creux des vagues. Pour tout autre, même pour un membre expérimenté d’un cornac, il eût mieux valu contempler, les yeux nus, les entrailles d’une étoile.

Mecca repoussa l’idée de l’Étranger. De tout temps, l’inconnu et le danger lui avaient été attribués, quoique leur origine se révélât toujours ici même et aujourd’hui-maintenant dans l’espace de l’homme. Non, l’hypothèse la plus vraisemblable résidait du côté de l’impossible. Le snark avait pris conscience de lui-même, et automatiquement perçu comme un ennemi le cornac qui essayait désespérément de le contrôler, et comme autant de parasites les vingt-cinq mille corps endormis qui puisaient leur vie dans la sienne. Logiquement, il les avait détruits.

L’adversaire de Mecca serait le snark lui-même.

Et il écumait comme un loup enchaîné, mais c’était un loup dont la masse s’élevait à quelque cinq cents millions de tonnes. C’était un loup dont la forêt était peuplée d’étoiles.

— Pourquoi irais-je ? se demanda Mecca, fermant soudain les yeux, flottant dans le vide, fermant son esprit au hurlement du loup, se recroquevillant en lui-même.

 

Portraits. Des milliers de visages, peut-être des millions défilant dans la pénombre devant les yeux immobiles, hallucinés de Richard Mecca. Tableaux, photographies anciennes jaunies et pâlies, tridis récents au relief trompeur, couleurs. Yeux, nez, bouches, cheveux. Des visages. Chacun et tout le monde. Des faces quelconques. Une foule réduite au regard, au sourire, anachronique, cosmopolite.

Moi, Richard Mecca, je collectionne les portraits. Je ne puis supporter la vue d’une foule, mais un peuple de visages dort dans mes archives, étiqueté. Je ne puis m’entretenir avec un être humain sans un grand effort, mais, sur un écran, je poursuis ma quête inlassable des regards.

J’ai des agents sur tous les mondes qui, pour moi, récoltent des portraits. Partout. Sur les cartes d’identité, sur les passeports, dans les journaux, chez les photographes, dans les musées, dans les archives officielles. Sur certains mondes, ils offrent une prime à qui se laissera tridigraphier.

J’ignore les noms. Les visages se succèdent, se superposent, se mélangent. Qui sont-ils ? Peu importe. J’ai rêvé de foules, jadis. Quinze personnes dans l’espace sont une foule. Foules inaccessibles, visages cueillis aux terrasses des cafés, dans les rues, les transports. Visages muets. Je ne puis supporter les foules. Je suis en somme allergique à la respiration des foules. Mais j’ai besoin de leurs visages.

Ici dans le silence.

Des voix enregistrées. Presque autant de voix que de visages. Nettes, cassées, chevrotantes, rauques, suraiguës, appliquées, enfantines, impersonnelles, recherchées, profondes, jeunes, vieilles, terriblement cryptiques habillées de langues inconnues.

Des voix et des visages. Je regarde ou j’écoute, ou les deux en même temps. J’extrais des relations subtiles. Je déchiffre le dessin des lèvres. Je navigue immobile entre des continents de chair reproduite et des constellations d’yeux montent à l’Orient.

Je leur donne la vie. Je leur donne une histoire. Et s’il vient des horizons de la distance quelque race étrangère, par ma photothèque, elle connaîtra les facettes presque innombrables de l’humain.

Il choisissait ses héritiers parmi ces visages amoncelés et parfois en changeait. Il fallait souvent des mois d’enquête à ses agents pour mettre un nom sur un visage. Nul n’était jamais prévenu. S’il mourait, des gens qui n’avaient plus que probablement jamais entendu parler de lui se verraient les maîtres de fortunes fabuleuses. Non, il n’avait pas besoin d’enfants pour se trouver des héritiers. Il eût été bien incapable lui-même de dire ce qui forçait sa décision. Une jeune fille, ou peut-être une jeune femme aux cheveux clairs, aux yeux légèrement cernés d’ombre, et dont les lèvres entrouvertes laissaient apercevoir les dents fines mais un peu irrégulières, un homme sans âge aux traits légèrement asiatiques, une femme au profil d’aigle dont la bouche s’incurve au bord du dédain, un homme au visage rond et souriant, une jeune fille encore, au visage un peu émacié, presque dur, inaltérable, encadré, comme d’un casque, de cheveux presque blancs…

Certains mourraient avant lui, sans qu’il le sût, car il se souciait peu d’entendre leurs noms et de connaître leurs vies. Les autres, dans l’ignorance, atteindraient sans hâte un avenir dont les portes lui seraient fermées.

 

Il rouvrit les yeux et regarda dans la direction du snark. Mais quoique rien ne vînt s’interposer entre eux, ni monde ni étoile, il ne vit rien, pas même ce scintillement bleuté qui, comme une écume, accompagne la nage puissante d’un ubionaste. La distance était un écran suffisant pour la forme, mais non pas pour la colère du snark. Il s’ouvrit entièrement une nouvelle fois, tâchant de démêler quelque trace de l’influence ancienne du cornac et se raccrochant désespérément et vainement à l’idée que cette fois comme les précédentes, l’erreur avait été humaine, bien que la violence du courant mental le contredît. Les autres fois, à cette distance, il n’aurait rien subi que l’isolement et le silence, au point de se précipiter vers le monstre pour percevoir enfin l’effleurement, léger comme une plume, du souvenir, au milieu du déchaînement des fonctions automatiques de l’ubionaste. L’effleurement du souvenir était alors comme un chuchotement perçu dans le grand tumulte d’une centrale d’énergie, et, du fait de la différence, un cri dans le silence.

Il ne pouvait rien déceler, cette fois, qui résultât de l’erreur du cornac. Il s’en était aperçu dès le premier examen, mais il lui fallut s’en assurer à nouveau pour l’admettre. Et le cornac lui-même ne pourrait rien lui apprendre. Il avait été écrasé et digéré en même temps que les vingt-cinq mille passagers de l’ubionaste. Ses molécules faisaient maintenant partie du corps du snark. Et ses rêves et ses conflits, s’il en avait eu, étaient irrémédiablement éteints. Mais le snark n’avait pas cessé d’être pour autant. Il n’était pas devenu une épave. Au contraire, il ruait, mordait l’espace, se rebellait contre les chaînes invisibles qui le maintenaient à l’ancre et qui, songeait Mecca, n’avaient de réalité que dans ce qu’il fallait peut-être appeler maintenant l’esprit du snark.

— Que cherche-t-il ? se demandait Richard Mecca, pensant au snark, ce qui était presque aussi absurde que de se demander ce que peut souhaiter un moteur. Mais pas tout à fait. – Il cherche ce que son cornac cherchait. Si j’étais un cornac, il chercherait des visages et des voix. Non. Il n’est pas. Il ne devrait pas être. Cinq cents millions de tonnes de matière organisée ne font pas un seul il. Il rugit et mugit, et tire sur la chaîne conditionnelle dans l’espoir de la rompre et de s’échapper vers il ignore quelles constellations, il tord l’espace autour de lui comme un homme endormi fait d’une couverture, mais je lui refuse la forme pronominale. Il doit mourir, ou s’inanimer plutôt, au moment précis où son cornac se retire de lui, ou meurt, mais voilà qu’il subsiste en lui non une absence mais un déséquilibre. Il est devenu il, un pronom, et ce fait purement grammatical l’a rendu aussi dangereux qu’un soleil près de s’ennover.

Quelque part, loin, réside la paix. Et surgit de la brume agitée d’un cataclysme, une image déformée de lui-même. Le snark rêve de snarks, d’une population abyssale bousculant les planètes, butinant la lumière aux corolles des étoiles.

 

— Alors, Mecca, qu’en pensez-vous ?

Le géant malingre ouvrit les yeux. À l’abri de l’amiante de nouveau, il pouvait penser froidement, logiquement, évaluer des chances, faire la grimace.

— Je peux essayer, dit-il. Mais il n’y a pas une chance sur un million.

Puis il vit leurs visages fermés.

— Je vais essayer, dit-il brutalement.

Les trois autres le regardèrent, inquiets.

— Non, Mecca. Nous avons réfléchi. Nous allons le détruire. Nous allons prendre le risque de le faire exploser aussi près de mondes habités. Nous pensons pouvoir contrôler la réaction. Nous avons fait venir des spécialistes de la Terre, et ils pensent pouvoir…

— Ce n’est pas ce que vous croyez, coupa presque brutalement Mecca. Les autres remarquèrent la véhémence avec laquelle ses doigts se crispaient et se détendaient, par saccades, comme des bêtes autonomes. – Son cornac n’a commis aucune faute, je vous l’ai déjà dit. Il vit… Il vit. Il aspire sauvagement à la liberté. Il risque de ne pas se laisser faire.

— Monsieur Mecca, dit le créateur d’ubionastes, j’ai la plus grande admiration pour votre talent et pour votre courage. Mais je crains que votre imagination n’ait pris le dessus. Et même si vous aviez raison, ce snark n’en constituerait pas un moindre danger, au contraire. Vous venez de nous donner une raison supplémentaire de le détruire, ou de le tuer, comme vous voudrez. Nous ne pouvons pas laisser un monstre de cinq cents millions de tonnes ravager l’espace Civilisé. Dans son état présent, il ébranle déjà sérieusement la stabilité de l’étoile au sein de laquelle il puise son énergie. Il se peut que nous prenions un grand risque en décidant de le détruire, mais nous sommes décidés à le faire.

Les doigts de Mecca griffèrent l’espace.

— Si nous pouvions engager un dialogue avec lui, si nous pouvions le décider à coopérer. Je vous dis qu’il vit. Vous ne voyez pas que cet accident est un des événements les plus prodigieux qui soit jamais arrivé dans l’espace ? Nous avons créé une espèce.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez, monsieur Mecca ? Je connais chaque molécule de ces ubionastes, et quoiqu’on puisse dire, en effet, qu’ils sont composés de matière vivante, je sais qu’ils ne sont rien d’autre que des machines. De gigantesques machines, je vous l’accorde, mais rien d’autre. Avez-vous vu jamais un camion emballé, ses freins brisés, descendre en hurlant une route sinueuse de montagne ? Son métal rugit, heurte la paroi et rebondit. Il paraît vivre aussi, et sur son passage, il tue. Un snark est pire, mais ce n’est rien d’autre. Cinq cents millions de tonnes de rouages moléculaires.

— Je l’ai entendu. Je n’ai jamais rien entendu de pareil.

— Soit. Admettons que vous ayez raison. Avez-vous jamais vu un taureau furieux, monsieur Mecca ? Croyez-vous qu’on puisse le persuader de transformer sa folie meurtrière en bons sentiments ? Croyez-vous qu’on puisse lui opposer autre chose que de la violence ?

— Je ne sais pas, dit Mecca. Je n’ai jamais affronté de taureau. Mais j’ai ramené à la raison plus de vingt snarks.

Mecca respira profondément. Il balança la tête en avant, vers les trois hommes, et ils eurent l’impression qu’elle allait se détacher de son corps et filer vers eux comme un météore, dans cet espace sans pesanteur. Son cou était démesurément long, et la souplesse cartilagineuse de ses os, jointe à la faiblesse de ses muscles, donnait à tous ses mouvements une qualité liquide.

— Je vais vous proposer quelque chose, dit-il. Je vais essayer de dompter ce snark. Pour rien. Je ne vous demande aucun salaire si je réussis. Je vous demande seulement une chose. De me donner ce snark. De me laisser en faire ce que je veux.

Il vit qu’ils hésitaient.

— Je vous offre même ceci. Mes biens serviront à gager les dommages éventuels. Si j’échoue et si je meurs, ils reviendront aux organismes que vous représentez, à l’exception de certains legs qui se montent à moins du dixième de ma fortune.

— Cela me paraît quelque peu irréfléchi, Richard, dit l’homme à la responsabilité multipliée par deux milliards de vies. Je comprends vos sentiments, mais…

— Bien entendu, dit Mecca, vous serez chargés solidairement d’exécuter les clauses de ce contrat et à ce titre un pourcentage appréciable de mes biens vous reviendra personnellement si je suis tué.

— Nous ne sommes pas à vendre, dit sèchement le technicien des communications interstellaires.

— Je voulais seulement vous montrer combien j’étais certain de réussir.

— Votre certitude n’est qu’une présomption, monsieur Mecca.

— Votre projet n’est qu’un pari, dit-il. Il y a quatre-vingt-quinze chances sur cent pour qu’il comprenne à temps ce que vous essayez de faire et pour que la crise se déclenche.

— Je tiens le pari, dit l’homme des transports.

Ses yeux ne cillèrent pas lorsque le regard de Mecca les rencontra. L’homme né de l’espace sut qu’il avait échoué. La déception et la tristesse le submergèrent, l’environnèrent d’une sphère presque tangible, liquide. Ce n’était pas le fait de la confiance refusée. Ce n’était même pas l’idée tout abstraite, statistique, des deux milliards de vies humaines risquées. C’était un sentiment tout neuf, irraisonné, brusquement surgi en lui à propos du snark. Frère, pensa-t-il, il n’y a de place pour aucun de nous dans cet espace trop vaste.

Il ferma les yeux. Une seconde. Et lorsqu’il les rouvrit, il vit qu’il avait dérivé. Il flottait près du plafond, bien au-dessus d’eux. Ils avaient détaché les ceintures qui les avaient maintenus sur leurs sièges et ils s’efforçaient malaisément en s’agrippant aux mains courantes de gagner la porte. C’étaient leurs mouvements qui, en agitant l’air, et en modifiant le centre de gravité de la pièce l’avaient fait dériver. De quelques battements de mains, il redescendit à leur hauteur.

— Désolé, dit le responsable de la sécurité du système. Nous avons pleinement confiance en vous, mais le cas nous a paru si spécial…

— Il l’est, coupa Mecca.

Les deux autres étaient sortis.

— Pourquoi avez-vous demandé qu’on vous donne le snark, si vous réussissiez. Nous avions déjà pris notre décision, c’est vrai, et je ne crois pas que nous en aurions changé, mais vous l’avez scellée en parlant de la sorte. Vous saviez bien que c’était inacceptable, illégal. Personne ne peut posséder un ubionaste, encore bien moins un snark. Les ubionastes font partie du patrimoine commun de l’humanité. Ils sont assimilés aux corps célestes de premier, second et troisième ordres. Nul ne peut se les approprier.

— Suis-je quelqu’un ? demanda Mecca.

— Vous êtes trop précieux pour que nous acceptions de vous voir risquer votre vie en vain. On dirait qu’il s’agit pour vous d’un animal familier devenu enragé.

Le mur se referma.

Un animal familier, pensa Richard Mecca. Familier. En un sens. J’ai plongé dans le tourbillon de son être et je le connais mieux que quiconque, mieux que je ne connais homme ou bête. J’ai regardé au-dedans de lui. Les devins aussi cherchaient l’avenir dans les entrailles palpitantes des victimes.

 

Un taureau. Un taureau d’un demi-milliard de tonnes, piaffant et mugissant, renâclant avant de foncer, hésitant encore à choisir le point de lumière agitée vers lequel il s’élancera, soucieux encore de ménager ses forces, confusément méfiant, tournant en rond dans une arène illimitée et flairant l’écœurante, l’inadmissible intrusion des hommes dans son espace de combat.

Les hommes préparaient les lances de feu pour la mise à mort. Le risque était que le taureau, dans ses dernières convulsions, n’ébranlât le sol de l’arène au point de faire crouler les gradins sur les spectateurs. Ou que son sang ne giclât jusqu’au soleil et ne le fît exploser.

De toute façon, pensait Richard Mecca, perdu dans sa rêverie grégaire, on ne peut pas apprivoiser un taureau. Pas plus qu’on ne peut apprivoiser une image de visage. L’un et l’autre demeurent éperdument étrangers à ce qui les environne, sinon à leur propre destin. De temps à autre, il rendait des visages ou des voix à l’oubli. Mais jamais il n’avait vu des lèvres protester, un sourcil se froncer, ni entendu une voix se briser.

C’était une image, un taureau, se disait Richard Mecca. Un snark n’est pas réellement un taureau. Je n’ai jamais vu, du reste, de taureau. Un snark est un ubionaste devenu furieux. Un ubionaste. Unité biologique de navigation stellaire. Une mécanique prodigieusement compliquée et moléculairement précise, née d’une éprouvette géante, ultime réussite d’une science qui s’était appelée bionique, et qui avait cessé, un beau jour, d’avoir une existence à part. Avant l’ère des ubionastes, les hommes avaient franchi les gouffres stellaires à bord de véritables machines, et chaque fois, pour eux, ç’avait été un exploit incomparable que de demeurer seulement en vie. Trop de facteurs à intégrer. Il fallait que ce fût fait automatiquement et parfaitement. Une simple cellule vivante était capable d’assurer plus de fonctions que l’électronique la plus complexe. C’était donc de la cellule vivante qu’il fallait partir.

Et de cataclysmiques parturitions donnaient naissance aux ubionastes. Ils avaient été au départ quelque chose comme des spores flottant dans l’espace, dérivant au gré des vents ondulatoires que soufflent les bouches de la nuit, s’appuyant sur les forces invisibles comme un dauphin s’appuie sur l’eau. Et les hommes les avaient disséqués, cultivés, perfectionnés, et en avaient fait des ubionastes. De géantes cavernes de chair minérale, énergétiques, parcourues de veines de plasma, se nourrissant comme des hydres monstrueuses des pétales des soleils, et abritant dans leurs cryptes alvéolaires des milliers d’humains endormis. Les ubionastes voguaient nonchalamment et battaient la lumière à la course, tandis que dans leurs cercueils d’amiante leurs passagers rêvaient. Seul, le cornac, pilote absolu et dérisoire, rien de plus qu’une poignée de microbes intelligents parasitant l’organisme colossal, veillait.

L’homme, trop petit pour l’espace, et n’ayant rencontré aucune espèce à soumettre, s’en était forgé une. L’ubionaste est la plus vaste création de l’homme. L’ubionaste est un géant idiot animé par les pensées des hommes qui l’habitent, et dévorant tout à la fois la science et la raison, le bruit et la fureur qu’ils portent en eux. Une bonne image des dieux, hantés par des hommes et miroirs des hommes.

Ses doigts avaient pianoté sur les touches, et, sur l’écran, le visage habituel était apparu. Il aurait été incapable de dire s’il avait voulu l’évoquer ou si ç’avait été l’effet d’un automatisme. C’était la jeune femme aux lèvres fines et souriantes et aux dents à peine irrégulières, dont les cheveux avaient le poids de la douceur. Pas une femme ne porte les cheveux longs dans l’espace sans pesanteur ; ils tendraient sans cesse à se défaire et à flotter autour d’elle. Les yeux étaient gris, avec des marbrures peut-être bleues, peut-être vertes, et légèrement cernés. Elle donnait une impression d’irresponsabilité presque enfantine, et en même temps, de détachement, d’indifférence.

Il ignorait son nom, bien entendu, et l’endroit où elle vivait et ce qu’elle faisait, si elle était mariée, avec qui elle vivait ; il ignorait même sa voix. Il savait seulement qu’il ne la rencontrerait pas, et que les mains fragiles de la jeune femme seraient pour lui des étaux capables de broyer ses membres, fût-ce en une caresse, et que le poids de son corps souple et plein, sous une gravité normale, écraserait le sien et qu’il serait pour elle, s’il la voyait jamais, un géant de verre. S’il était amoureux d’elle, ce dont il doutait, son amour avait à peu près autant de signification que celui d’un albatros pour un poisson des abysses. Non. La question n’était pas là. S’il avait été autre, il eût aimé ce genre de femmes. C’était tout.

L’heure était venue. Les aiguilles de feu invisibles, les rails d’ondes, tâtonnaient dans l’espace à la recherche de leur proie gigantesque. Il s’était juré de ne pas suivre l’opération, mais ses doigts pianotèrent de nouveau, et la face des étoiles vint remplacer celle de la jeune femme. Une tache colorée indiquait l’emplacement du snark. Ce n’était qu’un symbole, car le snark n’était pas visible sur un écran, à cette distance, malgré sa taille.

Le long des rails d’ondes, filaient maintenant vers les points vitaux du snark, des aiguilles de métal. Quatre fois rien. Quelques dizaines de kilos de ferraille et d’éléments rares. L’équivalent d’une flèche trempée dans le curare, pour un ubionaste.

Il se demanda si le snark aurait le temps de souffrir.

 

Les trois notes cristallines jaillirent comme des bulles des profondeurs du silence, crevèrent à la surface, et trois autres naquirent, et trois autres encore avant qu’il fût tout à fait sorti du sommeil, ou plutôt de la léthargie, les yeux ouverts, qui tient lieu de sommeil dans l’apesanteur et la nuit. Il se déplia brusquement, abandonnant la position fœtale qu’il adoptait dans ses instants de repos et qui était la plus logique pour flotter au centre de la cellule.

— Richard, dit la voix chargée de deux milliards de vies, vous aviez raison. Nous avons échoué. Il est devenu furieux. Il pique vers le soleil.

— Bien, dit-il machinalement. Et jetant un coup d’œil sur l’espace, quoique le mouvement de la tache fût imperceptible, il sut que la mise à mort allait devenir une chasse. Il pariait sur le taureau. Le taureau mourrait de toute façon, cela faisait partie de son rôle, mais avant cela, ayant fait tomber les murs de l’arène, il se répandrait dans la ville. Et ceux qui avaient pour mission de le traquer et de l’abattre hésiteraient à tirer, sachant que chacun de leurs coups porterait dans la foule, et sachant aussi que tous, ou presque, étaient condamnés.

— Richard, vous devez avoir une idée. Vous le connaissez mieux que nous. S’il plonge dans le soleil, nous aurons trois jours pour évacuer le système.

— Cela semble très insuffisant.

— Vous pouvez peut-être encore essayer de le contrôler. Votre prix sera le nôtre. Je sais que cela peut sembler impossible, je sais que nous n’avons pas été très élégants envers vous. Mais nous reconnaissons que nous avons eu tort. Nous viendrons vous présenter nos excuses si vous voulez, Richard.

— Vous feriez mieux de les présenter au snark.

— Richard.

— Je dompte les snarks. Quelquefois. Pas quand ils sont furieux.

— Vous pouvez essayer.

— Vous savez ce que cela signifie. Je dois l’aborder. Je dois entrer en lui. Je dois essayer de communiquer avec lui. Vous vous souciiez si fort de ma vie, l’autre jour, de ma précieuse petite existence.

— Je sais, dit la voix, soudain misérable.

— Je ne peux pas. Tout ce que je ferais ne servirait à rien. Vous feriez mieux de commencer l’évacuation tout de suite. Les deux mondes les plus proches du soleil d’abord. Vous pourrez peut-être sauver une personne sur mille.

— Vous refusez ?

— Non. Je vous expose seulement mes limites. Je suis sincèrement désolé.

Il coupa le contact. Il flottait, nu, au centre de la cellule sphérique de repos. Des rythmes faiblement lumineux agitaient la paroi grise. Il se sentait aussi glacé et creux qu’un météore de pierre ponce dérivant entre deux galaxies. S’il y avait eu une chance sur un million, il l’eût tentée. Il pouvait prévoir ce qui allait arriver. La masse du snark à elle seule, se déplaçant dans le système à une vitesse aussi élevée, introduirait des perturbations dans le mouvement des planètes. De grands frémissements secoueraient les continents, les plateaux basaltiques trembleraient comme de la gelée, les océans se replieraient deux ou trois fois sur eux-mêmes avant de se détendre comme des lames de ressort. Et, lorsque le snark, phalène démesurée, frôlerait l’atmosphère du soleil pour s’y perdre à la fin, il aspirerait une quantité assez grande de plasma pour déclencher un tourbillon. Rien de plus qu’un souffle sur une braise. Pendant une semaine, peut-être deux, le soleil vomirait trois ou quatre fois plus d’énergie que d’habitude, puis il retournerait à son sommeil rageur. Sur les planètes les plus proches, la température atteindrait le double ou le triple de la normale. Sur les autres, eh bien, cela dépendrait des circonstances.

Il contemplait les visages, de nouveau, dans le remous des voix. Il accélérait la cadence au point que les contours des masques se confondaient. Ici, à l’abri de l’espace, les visages ne pouvaient ni vieillir ni disparaître. Son énorme photothèque était une réserve d’âmes. La taupe Richard Mecca avait enfoui des provisions pour l’hiver.

Le piétinement de la foule s’arrêta net sur le sourire aux dents irrégulières. Et brusquement, les questions négligées, insolubles, assaillirent Mecca. Comment s’appelle-t-elle, qui est-elle, où vit-elle, quel est son âge, qui connaît-elle, que fait-elle ?

Je ne sais pas. Un numéro de code, intelligible par la machine. C’est-à-dire inintelligible. Elle était peut-être vieille, ridée, usée, lasse et défaite. Ce n’était pas qu’il haït les visages vieux. La photothèque en contenait beaucoup. C’était qu’il ne souffrait pas l’idée qu’un tridi pût vieillir.

L’idée le frappa avec la violence d’une gravité terrestre que se fût soudain établie dans sa tour de non-poids. Elle vivait peut-être sur un des mondes de ce système. Elle était peut-être menacée, non l’image, le tridi, le support invulnérable du symbole, mais elle qui avait souri de la sorte. Et tandis que la souffrance remplaçait en lui le calme et quotidien désespoir, il sut tout à la fois ce qu’il devait faire et pourquoi il collectionnait les visages.

Je cherche ce qu’il y a de commun entre eux et moi. Je cherche en quoi je leur appartiens. Je cherche mon visage parmi ces visages et ma voix entre ces voix.

C’était une vérité d’une simplicité plate et considérable pour un être de son intelligence et de sa culture, mais elle fit naître des pleurs dans ses yeux, et le visage du monde se déforma tandis que sa cornée se couvrait d’un ménisque de larmes qu’il dut effacer de ses doigts. Et il se demandait encore s’il allait accepter, quoique la décision appartînt déjà à son passé et qu’il eût pesé, déjà, avec une minutie d’alchimiste, le risque, sur la balance précise du laboratoire secret où s’élaborent les jours.

— Je vais le faire, dit-il. Je ne vous promets pas de réussir, mais je vais essayer.

— Pouvons-nous vous aider ?

— Je demande une seule chose, dit-il. Je ne veux pas être payé. Je veux que ce snark m’appartienne, quoi qu’il arrive.

— Il faudra changer la loi. Qu’en ferez-vous ?

— Je n’ai pas dit que je le conserverai.

Il y eut, de l’autre côté de la distance, un bref et incompréhensible conciliabule.

— Faites-en ce que vous voudrez, Richard. Mais pour l’amour du ciel, faites vite.

— Souhaitez-moi bonne chance.

Il filait déjà, couché dans son obus de métal et d’amiante, grimaçant sous le poids intolérable de l’accélération constante, croissante, insuffisamment compensée par les générateurs minuscules de la vedette. Je saurai ton nom, pensait-il, frôlant les lisières pourpres de l’inconscience, et pensant au sourire, et s’efforçant, mais en vain, d’imaginer une tactique. Ce ne serait pas très difficile d’entrer dans le snark ; il lui suffirait de se laisser avaler comme tous les météores, comme toutes les épaves que le snark rencontrait sur sa route. Il lui vint à l’esprit que ce qu’il tentait, il le tentait aussi pour le snark, car ce n’était pas une fin convenable que cette explosion chargée de haine qui l’attendait au bout de sa fuite vers le soleil. Mais y avait-il pour le snark un autre destin ? Il ne pourrait plus jamais reprendre sa place parmi les ubionastes, au service des hommes. Et les hommes, même s’ils parvenaient à communiquer avec lui, en auraient toujours peur et n’accepteraient jamais plus de lui confier une cargaison et n’auraient de cesse qu’il fût détruit.

Et, se dit Richard Mecca, songeant au rêve du snark qu’il avait confusément démêlé de la fureur puissante, l’ubionaste échappé n’avait devant lui aucun autre horizon. Car il n’était nulle part de vastes prairies de soleils où il pût rejoindre ses frères. Solitaire, il n’était pas pour lui de refuge possible. C’était une épouvantable merveille que cet appel du snark à ses semblables, qui trahissait son origine, comme un souvenir inextinguible de son état premier, biologique, de spore. Il n’existe pas d’êtres, fussent-ils les plus simples, qui ne se soucient d’échapper à la solitude. Dernier-né et premier de sa race, le snark ne pouvait rencontrer que son propre reflet, et l’ignorait.

— Eh bien, monsieur Snark, pensait Richard Mecca, vous n’avez même pas de secours à attendre des images. Si vous étiez moins encombrant, nous pourrions passer de bonnes soirées à boire, regarder les tridis et jouer aux échecs. Mais je doute que cette vie vous passionne.

Il était tout près, maintenant. Et le snark, comme tous les ubionastes, ressemblait à une larme de nuit enveloppée de flamme. Au repos, il était presque sphérique, mais le mouvement le déformait au point qu’il finissait par ressembler à une flèche. Ici, se déplaçant à une vitesse médiocre au sein d’un système planétaire, il avait la forme d’un poisson gigantesque. Des gaz ionisés lui faisaient une queue et un sillage.

L’appareil de Mecca, devant la gueule bordée de bleu n’était pas plus gros qu’une crevette en face d’une baleine. Il ressentit la même appréhension que les fois précédentes, exactement la même, rien de plus. C’était comme entrer dans une cathédrale, mais dans une cathédrale sept fois plus vaste que la plus haute jamais construite. Et les piliers qui supportaient la voûte tremblaient légèrement, tandis que des yeux énormes, là où auraient dû se trouver des rosaces, bâillaient avec détachement. C’était bon de ne plus peser rien, de nouveau. Il ouvrit la trappe, et d’un geste vif, s’échappa de son appareil. Il ne se défit pas tout de suite de son survêtement d’amiante. Pour le moment, le snark ignorait sa présence.

Il arriva devant le sas, et d’une pensée légère comme un frôlement d’insecte, l’obligea à s’ouvrir. Il se glissa à l’intérieur et sut que cette fois, il ne pouvait plus reculer. Une crypte se creusait devant lui. Il la parcourut, brassant l’air de ses mains étendues comme des ailes atrophiées, attentif à ne pas même effleurer les parois sensibles. À l’abri de son scaphandre d’amiante, il n’entendait que les battements de son propre cœur, lents, étranglés. Puis il passa un nouveau sas et pénétra dans l’estomac du snark. Le terme était purement analogique, car la digestion d’un ubionaste, si l’on pouvait appeler de la sorte la façon dont il absorbait les radiations et les gaz errant dans l’espace interstellaire, se faisait sur toute sa périphérie et nimbait sa peau de flammes orange. Les parois de l’estomac étaient creusées d’alvéoles qui, avec la distance, dans cette lumière ambrée, lui donnaient l’aspect d’une ruche. Dans chacune d’elles, lors d’un voyage, dormait un être humain, prêt à renaître lorsque le temps et l’espace se seraient écoulés. Dans cet utérus multiple, vingt-cinq mille fœtus adultes avaient dormi, rêvé, avant d’être broyés et digérés. Pour autant que Mecca pût voir, les alvéoles étaient déserts.

Il fit le vide en lui. Un sas encore, comme une bouche. Dans la caverne chaude et sombre, balayée d’éclairs rouges, avait résidé le cornac, tout auprès du cerveau de l’ubionaste. Il défit une à une les agrafes magnétiques et se débarrassa de son cocon d’amiante.

Au lieu du déferlement de rage et de haine qu’il avait prévu, il ne perçut qu’une vague de tristesse, lente, longue et lourde, comme si le snark avait éprouvé un impossible remords. Il risqua le contact.

— Je suis un ami.

Il fallait qu’il le crût et qu’il le crût de lui-même. Car le snark n’avait aucun moyen de comprendre directement ce que Mecca lui disait. Il ne pouvait s’assimiler que la personnalité de Mecca dans sa totalité, et si Mecca avait quelque raison de se haïr, le snark le détruirait impitoyablement.

L’onde de tristesse disparut et fit place à une explosion de rage, brûlante, dévorante, et en même temps surprise.

— Vous pouvez me tuer, dit Mecca, mais vous serez encore plus seul.

Et c’était vrai pour lui aussi, en un sens, si bien que le snark le crut. La haine demeura là, il la sentait autour de lui comme une forêt de griffes, comme une muraille de braises, mais ne le submergea pas. C’était une grande victoire. Alors il essaya de s’infiltrer par les interstices de la muraille, de remonter les courants de la rage et de comprendre. C’était une colère de fauve en cage, de loup au bout d’une chaîne. Le snark entrevoyait des paradis lointains peuplés de snarks. Mais, soit qu’il les pressentît inaccessibles, soit qu’un obstacle précis quoique invisible l’en séparât, il avait renoncé à les atteindre.

Richard Mecca étouffa un sentiment de triomphe. S’il parvenait à découvrir ce qui retenait le snark de prendre la route des étoiles, s’il pouvait lever la barrière invisible, peut-être le grand monstre ferait-il demi-tour, abandonnerait-il son projet insensé de suicide, et cinglerait-il vers les lointaines prairies stellaires de son rêve. Quelque part dans l’esprit indifférencié du snark devaient errer, comme des fantômes, les mémoires du cornac. C’était un effrayant projet que d’aller à leur recherche, c’était comme descendre en enfer, c’était risquer d’apercevoir le visage de la mort elle-même, mais il n’y avait rien d’autre à tenter. Il s’aventura dans le labyrinthe, et remonta les marches du temps. Il feuilletait l’esprit du snark comme on fait des pages d’un livre. Il rencontra comme des épaves à la surface d’un océan, des cris poussés et inutiles, des souvenirs étalés avec leurs irisations de flaque d’essence, des testaments avortés, des débris d’enfance, des fragments de passions réduites à l’état de charpie, des équations, des ordres, une bouée de terreur. Il trouva ce qu’il cherchait. Le cornac, quelques instants avant la catastrophe, avait découvert les velléités d’indépendance de l’ubionaste, avait mesuré le gouffre qui le séparait de l’animal artificiel. Et il avait commis une erreur. Il avait tenté de raisonner le snark. Il lui avait expliqué qu’il n’y avait pas d’autres êtres comme lui, que sa fuite ne servirait à rien. Puis, avant de mourir, et se sachant perdu, craignant que le snark ne s’évade tout de même, et ne devienne une sorte de démon de l’espace, il avait, le temps d’un rêve, établi à la hâte un interdit.

Il avait convaincu le snark que tout pas en direction de l’extérieur, de l’inconnu, serait un pas vers plus de solitude. Le cornac s’était servi de la vérité comme d’un fouet.

Et le snark se dirigeait vers l’intérieur, vers le soleil.

Le cornac avait fait ce qu’il avait pu, sachant ce qu’il savait. Il avait refusé au snark le droit d’exister. Ç’avait été un acte d’une remarquable abnégation, et bien que tel, inutile et dangereux. Mecca, en plongeant dans cet enfer privé de vingt-cinq mille et quelques damnés, pouvait lire le mouvement de colère du snark lorsqu’il s’était découvert enchaîné. Alors seulement, il avait tué. Sinon, il eût peut-être emporté dans ses flancs vers les archipels de l’improbable les parasites endormis qui lui servaient de rêves. Peut-être précisément pour ne pas demeurer seul, pour ressentir ce bruit en lui, ce grésillement d’insectes. En un sens, en les dévorant, il se les était assimilés. Ils survivaient dans les vastes gouffres de sa mémoire, sans cesse éclatés et recombinés en un kaléidoscope d’émotions. L’organisation subtile des molécules de leurs cerveaux régissait maintenant des ensembles moins fragiles. De la sorte, ils avaient gagné une impitoyable éternité. Avec le snark, ils mourraient une seconde et une dernière fois en plongeant dans le soleil.

Des visages et des voix, étirées, à la fois nettes et pâteuses, surgissant de l’autre côté de cet écran qui protège des rêves. Dans l’obscurité de la cabine du cornac, des – spectres venaient se présenter à Richard Mecca. Il ne put déceler en eux la moindre angoisse, car les parois de leur berceau de chair les avaient écrasés avant que l’appréhension pût mûrir dans leurs cerveaux trop lents. Cela ressemblait à sa propre collection. Il comprit ce qui était arrivé au snark, ou crut le comprendre. À la suite d’un accident ou d’une erreur, l’ubionaste avait pris contact avec les rêves des passagers. En eux, il s’était cherché en vain. Exclu, il avait choisi la rébellion. Mais les ayant tués, il ne pouvait se résoudre à les effacer. Peut-être la conscience fraîche de l’ubionaste avait-elle surgi de celles de ses passagers et de son cornac ; une brutale combinaison s’était-elle opérée, presque chimique, entre les larves de sommeil grandies au cœur des êtres humains ?

Mecca saisit la relation profonde qui l’unissait au snark. Comme lui, il cherchait dans une collection d’images et de voix les signes de son appartenance à une espèce. Et les visages, l’espace et les prairies d’étoiles du snark étaient autant de mirages. Dans tout l’univers, il n’existait pas un autre snark. Sans doute, dans l’immense photothèque de Richard Mecca, n’existait-il personne qui lui ressemblât. Quelques-uns s’enfuient vers les étoiles. D’autres en eux-mêmes.

Il poussa brusquement un cri. Parmi les rêves qui défilaient sous ses paupières baissées, forcés en lui par la palpitation grondante des cauchemars du snark, il avait reconnu les cheveux, les yeux cernés et la bouche aux dents irrégulières. Elle avait un nom ici, Laurence, deux enfants, un mari, un âge. Et elle était morte. Elle n’était rien. Le snark avait naturalisé la crispation de son petit néant intime, comme l’appareil du photographe avait cristallisé son sourire. Elle était montée à bord de l’ubionaste au large d’Ushir pour atteindre Véga. L’étincelle de souffrance s’éteignit en Mecca. Il s’aperçut qu’il ne haïssait même pas le snark. Il appelait désespérément le soleil. Asphyxié, il aspirait aux nuées d’hydrogène embrasé. Écrasé, il implorait l’explosion.

La paix s’établit d’un seul coup. Il ouvrit et referma les yeux. Silence. Tout, autour de lui, s’était retiré. Du fond des ténèbres, il crut entendre le snark murmurer : « Je suis désolé. »

— Je vous en prie, pensa-t-il. Il sentait comme une antenne fragile tâtonner dans sa direction, irradiant de la tristesse et du regret. C’était le snark, toute puissance abolie.

— Je vous en prie, répéta pour lui-même et pour son auditoire de vingt-cinq mille fantômes Richard Mecca.

Sa tristesse s’en était allée. D’entre les étoiles invisibles, d’entre les constellations rouges qui émaillaient de leurs éclairs la paroi vivante de la chambre du cornac, surgissait ce qu’il allait faire. C’était exactement ce qu’il était venu faire, mais quoique le dessein fût demeuré le même, cela avait changé aussi totalement de sens qu’une girouette sous une brutale saute de vent. Il pensa hautement et intelligiblement :

— Le cornac s’est trompé, snark. Le cornac s’est trompé.

Le snark tressaillit. Jusque dans la retraite du cornac, Mecca ressentit comme un long tremblement de fièvre. Le silence, autour de lui, s’emplit de questions multicolores.

C’étaient des fusées qui réchauffaient la nuit, ou les reflets des vagues sous un soleil rasant. Les questions montèrent autour de Mecca, et il se sentit flottant sur elles, seul et perdu comme un nageur, seul et perdu comme un noyé poursuivant avec un désespoir automatique les gestes d’un salut improbable.

C’était un mensonge, d’abord. Puis les mots s’épanouirent en lui, et il n’eut plus même besoin de faire un effort pour cacher le ressort secret de l’invention au fond de son esprit, car, brusquement, ce fut la vérité. Et il devait dire la vérité à son frère, car le snark était son frère. Il lui parla avec des mots fragiles des vastes plaines d’ombre où les étoiles elles-mêmes poussent en vain leurs racines de lumière, et des régions dorées, au-delà, où s’ébattent, s’écorchant par jeu les flancs à des planètes, des essaims de snarks, et des périples incessants et jamais circulaires, entre des astres renouvelés. Il lui montra en quoi l’espace était fait pour le snark et le snark pour l’espace. De l’ubionaste, il fit un exilé. Il fallait aller, dit-il, bien au-delà de la nébuleuse d’Andromède, vers ces confins du monde où des galaxies entières sombrent dans l’invisible, et passer à son tour le mur de l’oubli.

Le monde pivota autour de lui. Le snark changeait de cap, cherchait, s’orientait, oscillant comme l’aiguille d’une boussole, humant les odeurs dont l’espace est chargé, s’efforçant de retrouver la trace ancienne de son origine. Tout, dans le snark, vibra. Les parois chaudes et rouges s’éteignirent presque. Vingt-cinq mille spectres s’allongèrent dans leurs cercueils d’amiante en prévision d’un voyage infini. La haine rétractile retourna dans ses fourreaux. Une question timide vint effleurer l’esprit de Richard Mecca. Il la soupesa, hésita. Rien ne l’attachait à cette galaxie. Ils disent, pensa-t-il, que je suis humain. C’était une dérision, un mensonge poli.

Mais il n’était pas snark, non plus. Il était entre, médiateur, non pas dompteur. Il était, pensa-t-il avec une tristesse sereine, une erreur de la nature, une curiosité, un monstre bien plus surprenant que le snark, un homme de l’espace, et en même temps, un homme condamné par l’espace. Il ne pouvait affronter directement le vide, il ne pouvait, de ses membres, diriger sa course entre les mondes. Il fallait qu’il demeurât ici.

— Non, chuchota-t-il.

Et quelque chose germa en lui, comme un espoir minuscule. Cela n’avait pas encore de nom et cela ne devait pas être évoqué devant le snark. Mais c’était comme la première goutte d’eau qui perle à la surface de la banquise au sortir de l’hiver.

— Non, dit-il tristement, sachant qu’il serait rejeté dans le néant, hors de ce rêve scintillant qu’il avait créé, et qu’il saurait désormais, sans espoir de retour, que le peuple d’images et d’ombres sur lequel il avait régné, n’était rien qu’apparences, vaine lumière et mensonge. Il se sentit doucement, mais impitoyablement rejeté vers la sortie, cria adieu au snark et à ses vingt-cinq mille passagers désormais installés dans l’immortalité, et se retrouva au cœur du vide, tournoyant seul.

Son masque se couvrit de buée. Bonne chance, cria-t-il au silence. Mais, déjà, la flamme enrobant une larme de nuit s’était perdue dans la distance.

— Vous avez réussi, chantait une voix hystérique dans l’écouteur. Vous êtes un dieu, Richard. Il s’éloigne. Vous avez sauvé deux milliards de vies humaines.

— Je suis fatigué, dit-il simplement, essayant de ralentir son mouvement de toupie pour apercevoir la tache claire, minuscule, d’Andromède.

— Ne bougez pas, on vient vous chercher.

Puis un déclic.

— Pensez-vous qu’il soit maintenant à bonne distance, dit la voix, pour que nous puissions faire feu sur lui…

— Comment ? demanda Mecca d’une voix faible.

La fatigue pesait sur lui aussi lourdement que l’eût fait la pesanteur de la Terre.

— Faire feu, le détruire. Nous ne pouvons pas le laisser filer. Il est trop grand. Il constituerait un danger permanent pour la navigation.

— Je ne crois pas, dit lentement Richard Mecca. Il ne reviendra jamais. Pas avant d’avoir atteint l’extrémité de l’univers. Et votre promesse ?

— Nous vous avions promis qu’il serait à vous. Mais il vous échappe.

La colère gonfla en Richard Mecca.

— Je lui ai… donné la liberté. Je le rappelle si vous parlez encore de le détruire.

Il y eut un silence.

— Votre parole, dit Mecca. Un mensonge.

— Attendez. Êtes-vous sûr qu’il ne reviendra pas ?

— Absolument, dit Richard Mecca, se dressant dans l’espace.

— Votre parole suffira. Qu’il aille au diable. La vedette vous recueillera dans un instant.

Mecca sourit tristement. Il flottait dans le vide et aussi loin que son regard pût porter, c’est-à-dire jusqu’à l’extrémité première du temps, il n’y avait rien que le vide et des balles de lumière, et quelques modalités plus ou moins compliquées du néant qui se targuaient d’abriter une étincelle d’intelligence. Nulle part, il n’était d’oasis, ni pour le snark, ni pour Richard Mecca, ni, se dit-il finalement, pour aucun homme. Les oasis étaient mensonge, un mirage indéfiniment repoussé au long d’une chute interminable. Il avait menti au snark. Quelqu’un, dans le passé, lui avait menti. Les visages et les voix avaient menti.

Puis, comme la vedette approchait, l’espoir minuscule qu’il portait en lui se déploya comme une ombrelle sous le soleil. Le snark ne se précipitait pas seulement vers un espace inventé, mais vers le temps à venir. Il était le premier de son espèce, mais d’autres viendraient. D’autres s’éveilleraient. D’autres se révolteraient. Peut-être existerait-il demain, après tout, une inimaginable horde d’ubionastes géants, échappés des enclos des hommes, égarés dans le presque infini, et peuplant la prairie dont les brins d’herbe sont les étoiles. Ce serait son rôle désormais de donner leur chance aux snarks, et de les doter, en guise de viatique, de la glorieuse incertitude du mensonge. Qu’est-ce que le mensonge ? se demanda-t-il. Le nom secret de l’avenir ?

Et lorsqu’il se glissa dans le sas de la vedette, une idée folle le fit éclater de rire à en pleurer. Peut-être dans un univers si lointain que les divinités des hommes n’en avaient jamais entendu parler, lui, Richard Mecca, Jonas d’un léviathan intersidéral, deviendrait-il un dieu dans la légende des snarks, pour leur avoir ouvert les écluses du temps ?