LES VIRUS NE PARLENT PAS
(1967)
L’idée traitée en quelques pages dans cette nouvelle est une des plus belles et des plus étonnantes de toute la science-fiction. Gérard Klein aurait pu en faire un roman – et quel roman ! Pourquoi ne l’écrirait-il pas un pur ?
Deux questions obsédantes me tournent dans la tête. Des idées de science-fiction de cette ampleur, en reste-t-il encore à trouver ?
Je ne crois pas (tout à fait) à la structure absolue. Pourtant, s’il existait une explication dernière de la nature des choses et de l’univers, n’aurait-elle pas cette allure ?
Noter aussi cette réflexion de Blanc, le chercheur : « Le pire c’est que je ne puis publier le dixième de ce que je viens de vous dire dans une revue scientifique. On me prendrait pour un illuminé. » Trahit-elle un mouvement d’humeur de Gérard Klein devant la déesse science ?
Enfin, cette nouvelle est un bon portrait de l’auteur par lui-même.
Je ne pense pas que vous ayez jamais entendu parler de Pierre Blanc. Il est de cette sorte d’hommes de laboratoire qui ne se répandent guère hors d’un cercle étroit de relations et qui, soudain, vers la cinquantaine, se trouvent propulsés sur la scène de l’actualité par un prix Nobel. Le plus souvent, ils prennent alors l’événement pour un accident singulier qui n’aurait guère de rapport avec leurs recherches. Ils ne parviennent pas à s’imaginer, en effet, que le commun des mortels ait pu ignorer si longtemps l’importance de travaux dont l’idée essentielle se trouvait résumée dans un article de quelques pages paru huit ou dix années auparavant.
J’habite près de la Faculté des Sciences un immeuble que la tradition fait remonter au XVIIe siècle. Je compte un certain nombre d’enseignants et de chercheurs parmi mes amis. Quelques-uns d’entre eux affirment me tenir pour « le seul spécialiste des sciences humaines dont ils puissent supporter le contact ». Vous n’ignorez pas la vieille querelle entre scientifiques et littéraires. Pour les premiers, les seconds ne sont que des bavards solennels. Pour les seconds, les premiers ont à peu près autant de sensibilité que leur règle à calcul. Étant moi-même un psycho-socio-économiste ou quelque chose de voisin, je dois modestement reconnaître qu’il y a du vrai dans la première proposition, à la solennité près. Mais j’aime faire remarquer à mes amis physiciens, chimistes ou biologistes, que si la société ne se transformait pas constamment en raison de leurs découvertes, les psychologues, sociologues et autres économistes auraient peut-être réussi depuis belle lurette à se faire une idée cohérente de l’homme et de la société. Quelle tête feraient-ils, de leur côté, si les données de leurs expériences se transformaient chaque fois qu’un philosophe publie une nouvelle théorie de la réalité ?
Ma popularité auprès de ces hommes de science s’explique par deux facteurs principaux : ma capacité de les écouter discourir et la variété de mes alcools. Le dernier facteur prédomine probablement en ce qui concerne Blanc car il est à l’état normal assez peu loquace, quoiqu’il soit, à l’occasion, capable de se lancer dans un discours interminable et invariablement dramatique.
Il aime bien, de temps à autre, vers les six ou sept heures du soir, traverser la rue de Jussieu, passer le porche monumental dont s’honore mon immeuble, fouler les pavés historiques de la cour de ferme sur laquelle donnent mes fenêtres et venir boire un bourbon à l’improviste.
Je n’ai jamais pu lui apprendre à s’annoncer en téléphonant. Il lui arrive donc de se heurter à une porte close. De mon côté, j’aime assez le caractère imprévisible de ses intrusions. J’ai, comme la plupart des célibataires, une tendance naturelle à ne pas savoir m’arrêter de travailler, et il m’offre de la sorte l’occasion d’une récréation. S’il prenait la précaution de téléphoner, je l’enverrais le plus souvent au diable en prétextant de la quantité de travail en retard qui s’est accumulée sur mon bureau. Non que je n’aie pas envie de le voir, mais parce que j’ai réellement toujours trop de choses à faire. Au lieu de quoi, quand il frappe, je suis obligé d’aller ouvrir, et quand il s’installe, de faire la conversation.
Cette mémorable soirée où il leva le voile qui masquait jusque-là une des plus considérables énigmes de l’univers, il vint plus tard que de coutume, vers les neuf heures. Il entra sans même frapper et fit irruption dans mon bureau. Je levai les yeux du traité sur l’application des corrélations multiples à la définition des coefficients techniques que j’essayais, non sans peine, d’absorber, et je vis tout de suite qu’il n’était pas dans son état normal. Il était pâle, ses lunettes rondes à triple foyer donnaient de la bande. Ses mains tremblaient tandis qu’il s’affairait maladroitement à remplir un verre d’une bonne mesure de bourbon qu’il avala d’un trait. Il me fixa de ses yeux hagards et me lança, à brûle-pourpoint :
— J’ai trouvé Dieu.
Blanc, voyez-vous, n’est pas le genre d’homme qui se passionne pour les problèmes métaphysiques, ou de savant enclin au mysticisme comme le regretté Oppenheimer. C’est un rationaliste et un matérialiste bon teint, un tant soit peu marqué par le marxisme comme beaucoup de scientifiques de sa génération.
Je rallumai ma pipe avec soin, égalisai la cendre et m’efforçai de prendre un air dégagé tout en élaborant intérieurement un diagnostic.
— Et où a eu lieu cette intéressante rencontre ? demandai-je.
— Dans mon laboratoire, dit-il d’une voix rauque.
Surmenage, pensai-je. Un jour ou l’autre, les meilleurs cerveaux, survoltés, finissent par craquer. D’habitude, quelques semaines de repos et, le cas échéant, un peu de chimiothérapie suffisent à tout faire rentrer dans l’ordre. Mais lorsque la crise se déclare, un peu de sympathie humaine n’est pas à dédaigner. Je refermai mon traité tandis qu’il se laissait tomber dans un fauteuil.
— Et Dieu est mort, ajouta-t-il.
J’attendis. À considérer son état d’excitation, la tirade pouvait être longue. Il suçotait le bord de son verre, s’efforçant d’aspirer la dernière goutte de bourbon.
— Vous savez, dit-il, que je travaille depuis un certain temps déjà sur les virus. Ma recherche est de nature théorique plutôt que pratique. Je m’intéresse à leur origine. On a de bonnes raisons de penser, en effet, qu’ils n’ont pas toujours existé sous leur forme présente et qu’ils sont les descendants dégénérés d’une espèce disparue. Dans l’état présent des choses, ce sont des composés chimiques passablement complexes, à base d’ADN ou d’ARN, c’est-à-dire d’acide désoxyribonucléique ou simplement ribonucléique. Un virus comme celui de la mosaïque du tabac est composé d’une longue molécule d’ARN entourée d’une gaine de protéines. Il existe des dizaines de milliers, sinon des millions de variétés de virus. Quelques-unes sont la cause de maladies plus ou moins graves, comme la fièvre jaune, la rage ou la grippe, mais la plupart, heureusement, sont à peu près inoffensives. Pendant longtemps, les virus ont été considérés comme un moyen terme entre la matière inanimée et la matière vivante, comme un intermédiaire entre la chimie et la biologie, si vous préférez, et à ce titre, ils ont été les enfants chéris des philosophes. Leurs propriétés procèdent des deux états ou des deux sciences. Le chimiste peut, dans certaines conditions, en effectuer la synthèse, et de son côté, le biologiste peut constater leur prolifération dans un milieu favorable. Ce milieu est nécessairement une cellule vivante. Par conséquent, la théorie selon laquelle les virus pourraient être le chaînon manquant entre la matière inerte et la vie, si l’on tient à maintenir cette distinction scolastique, n’a aucun fondement. En l’absence de vie, les virus seraient tout à fait incapables de se reproduire. Ils sont, exclusivement, des parasites. Par leur composition, ils ressemblent beaucoup à cette partie singulière du noyau de la cellule qui porte les caractères héréditaires, le gène. Ils s’introduisent selon un processus assez complexe dans une cellule, puis dans son noyau. De là, ils contraignent la cellule infectée à fabriquer des composés moléculaires exactement semblables aux leurs. Ils lui interdisent de ce fait de poursuivre ses fonctions normales. Une cellule est une sorte d’usine dont l’une des nombreuses fonctions est de se reproduire elle-même avec tout son capital génétique. Les virus prennent en quelque sorte les leviers de commande et la font fonctionner à leur profit. Lorsque la cellule a produit un certain nombre de virus, elle éclate. Quelques centaines de nouveaux virus, tous semblables au premier, sauf mutation, se répandent dans la nature, c’est-à-dire en général dans un organisme. Les cellules voisines sont infectées et le processus se poursuit jusqu’à ce que l’organisme meure ou qu’il élimine les virus. Les cellules ne sont pas sans défense et les organismes encore moins. Les cellules opposent aux virus, souvent victorieusement, une substance spécifique qui les neutralise et qu’on appelle l’interféron. Beaucoup de virus sont par ailleurs très sensibles à la chaleur et ne résistent pas à une température supérieure à 40°. La fièvre est donc un excellent moyen de lutte contre une infection virale. Incidemment, on peut peut-être voir là une des raisons pour lesquelles, dans l’évolution, les animaux à sang chaud ont pris le pas sur les animaux à sang froid.
— Tout cela est classique, dis-je.
Il ignora complètement mon interruption.
— L’action des virus n’est pas toujours aussi dramatique. Dans de nombreux cas, ils se fixent sur un chromosome à la façon d’un gène supplémentaire et demeurent là, inertes. La cellule se contente alors de les reproduire quand elle se dédouble, comme s’ils faisaient réellement partie de son stock génétique. Au bout de quelques générations, ils peuvent se réveiller et commettre de nouveau des ravages. Peut-être sous cette forme latente se trouvent-ils à l’origine de certaines mutations. Mais ce n’est là qu’une simple hypothèse. En tout état de cause, les virus sont de purs parasites. La tendance à la dégénérescence est une caractéristique générale des parasites, une des modalités de la loi d’adaptation au milieu, si vous préférez. Tout se passe comme si les parasites devenaient, de génération en génération, de plus en plus paresseux. Selon une théorie généralement admise aujourd’hui, les virus sont des parasites qui sont arrivés au stade ultime de leur dégénérescence. Leurs ancêtres hypothétiques étaient probablement capables de se reproduire par leurs propres moyens et devaient ressembler plus ou moins aux cellules que nous connaissons. Mais à la longue, ils ont trouvé plus commode de s’en remettre à leurs hôtes. Ils ont ainsi perdu toutes les caractéristiques de la vie, sauf la dernière, la perpétuation d’une structure. Le but de ma recherche était de trouver à quoi pouvait ressembler cet ancêtre hypothétique.
« Il s’agissait, j’insiste, d’une recherche purement théorique. À notre connaissance, cet ancêtre ou ces ancêtres n’existent plus. Mais en partant des caractéristiques connues de certains virus, il était tentant de reconstruire un modèle de l’être originel, un peu comme font les paléontologues qui réinventent tout un animal à partir d’un seul os ou les détectives qui vous fournissent le sexe, la taille, le poids et l’âge d’un individu à partir d’une empreinte de sa chaussure. Avec l’aide d’un calculateur analogique de bonne taille, la chose était théoriquement faisable. Je m’y suis attelé dès que nous avons reçu ce nouveau matériel en provenance des États-Unis et que j’ai disposé des autorisations et des crédits nécessaires, ce qui, soit dit en passant, m’a pris deux bonnes années d’un labeur épuisant. Et en un sens, j’ai réussi. Je passe sur les détails, mais je suis parvenu à obtenir une image satisfaisante du grand-père de tous les virus. Et j’ai trouvé Dieu. »
— Hum, fis-je en tirant sur ma pipe. J’en nettoyai soigneusement le tuyau car elle commençait à émettre des borborygmes désagréables. Un des problèmes les plus irritants que la technologie moderne n’ait pas encore réussi à dominer est celui de la condensation humide qui se forme à la base du tuyau des pipes. Le seul procédé qui permette d’en venir à bout est des plus primitifs. Il consiste à passer de temps à autre une tige métallique enrobée de coton dans le tuyau de la pipe. Je me propose de fonder un prix Klein qui sera décerné à l’invention qui rendra inutile cette répugnante besogne. Le narghilé est une solution, mais je l’ai rejetée, car je déteste la fumée froide.
— Oh ! pas le Dieu qui a créé l’univers, reprit Blanc. Celui-là, je le laisse aux métaphysiciens. Mais le Dieu qui nous a inventés, nous. Un des problèmes scientifiques les plus délicats qui aient été posés clairement au cours des deux derniers siècles est celui de l’évolution. Lamarck, Darwin et quelques autres ont imaginé toutes sortes de modèles pour l’expliquer. Naturellement, ils se sont toujours heurtés aux théologiens et autres finalistes. Mais le fait général de l’évolution, c’est-à-dire de la transformation plus ou moins lente, plus ou moins brusque, des espèces, et du passage de formes de vie relativement simples à des formes plus complexes, n’est plus aujourd’hui contesté que par quelques cinglés et par une légion de crétins et d’ignorants. Le mécanisme lui-même reste pourtant obscur. On n’est pas beaucoup plus avancé, là-dessus, qu’à l’époque de Darwin. Les finalistes, qui ont fini par admettre l’évolution en tant que fait irrécusable, ont beau jeu de répliquer aux matérialistes que les mutations-produits-du-hasard et la sélection du plus apte n’expliquent pas tout et qu’il est donc possible, sinon nécessaire, de voir dans l’ensemble du processus l’effet d’une volonté intelligente. Ils ont retourné leur veste. L’homme descend du singe, disent-ils, ou de n’importe quel ancêtre commun. Donc, Dieu existe. Et j’ai trouvé qu’en un certain sens, ils avaient raison. Paradoxalement, dramatiquement raison. Pourtant, ils n’aimeront pas la vérité quand ils l’apprendront.
Le fourneau de ma pipe s’inclina et laissa choir sur mon bureau un petit cône de cendre grise. Blanc me jeta un coup d’œil vif.
« Vous pensez que j’ai besoin de repos, hein ? Je suis d’accord avec vous. J’ai travaillé comme un fou ces trois derniers mois. Je crois que j’ai perdu l’habitude de dormir. »
— Nuidor, Mérinax, Valium, dis-je.
Il me regarda, surpris.
« Ce sont des calmants. Les deux premiers sont hypnogènes. Votre médecin vous les prescrira sans difficulté quand il verra les poches que vous avez sous les yeux. Il en existe bien entendu de plus puissants. »
— Merci, dit-il. Il me faudra au moins ceux-là.
Il ébaucha un geste vague et inutile, un de ces gestes que l’on fait uniquement pour réduire la tension nerveuse en dépensant un peu d’énergie musculaire. Un de ces gestes qui, répété, peut devenir un tic.
« Le Dieu que j’ai trouvé n’est pas le Dieu omnipotent, omniscient des mythologies avancées. Au contraire. »
Il répéta son geste.
« Imaginez une espèce relativement intelligente qui soit apparue sur notre planète il y a trois ou quatre milliards d’années. Comment elle est apparue, d’où elle est venue, je n’en sais rien. Elle peut être née dans une flaque abandonnée par l’océan selon un schéma classique, être tombée de l’espace sous la forme d’une spore ou avoir fait irruption de la cinquième dimension. En ce qui me concerne, cela m’est indifférent. Et quant à son “intelligence”, je n’ai guère idée de ce qu’elle pouvait être. Selon toute probabilité, nous n’en saurons jamais rien. Elle était sans doute très différente de la nôtre. Pas totalement. Il y a sûrement un point commun. Il y a nécessairement une filiation entre son intelligence et la nôtre. Je ne sais pas exactement à quoi “ils” ressemblaient. Je connais juste leur structure générale. Peut-être possédaient-ils une individualité, comme nous. Peut-être constituaient-ils des organismes collectifs, comme les insectes sociaux. Je suis tenté de le croire, parce que les insectes sociaux semblent avoir été une expérience plus ancienne que celle qui nous a donné le jour, et qui a complètement échoué. Franchement, je n’en sais rien. »
Il reprit son souffle.
« Cette espèce a pris conscience de sa petitesse, de son impuissance face à l’univers, de sa faiblesse. Et elle a entrepris de se doter d’instruments plus efficaces, plus puissants, plus résistants qu’elle-même. Elle a créé la vie telle que nous la connaissons, avec les matériaux qui étaient à sa portée, et elle a entrepris de l’améliorer au fil des millions d’années. Il lui a fallu beaucoup de temps parce que ses moyens matériels et intellectuels étaient très limités. Mais le temps n’avait pas pour elle le même sens que pour nous. Elle a dirigé l’évolution. Avez-vous une cigarette ? Bien. Donnez-m’en une et cessez de me regarder avec des yeux ronds, espèce de machine.
« Vous ne voyez pas que nous sommes engagés exactement sur le même chemin qu’eux ? Avec quoi ai-je abordé le problème de l’origine des virus ? Avec un calculateur analogique capable de résoudre en quelques secondes un problème qu’il m’a fallu des mois pour poser correctement, dont des générations de biologistes ont réuni les éléments et auquel un millier de mathématiciens auraient pu s’atteler pendant un siècle sans en venir à bout. Il ne se passe plus de mois sans qu’on invente quelque perfectionnement des machines à calculer, pas d’année sans qu’on sorte un modèle plus puissant que les précédents. Les générations de machines se succèdent les unes aux autres et ne se ressemblent pas. Et si nous avons quelque idée des problèmes que nous comptons leur poser, nous ne savons pas à quoi conduira cette évolution. Cependant… »
Il s’interrompit, le temps de rallumer sa cigarette avec des doigts fébriles.
« Cependant, il y a un précédent. Au moins un. Celui de cette espèce hypothétique, minuscule, faible, dotée d’une mémoire insuffisante à ses propres yeux, ce qui est une façon de parler, mettant des millions et des millions d’années à résoudre des problèmes qui nous paraîtraient relativement simples, et conduite par conséquent à construire et à perfectionner des machines destinées à multiplier ses possibilités. Nous sommes le résultat ultime des expériences de dieux dérisoires, capables de manipuler les gènes et toute la machinerie cellulaire. Nos yeux sont leurs télescopes et nos oreilles des antennes gigantesques, capables d’analyser un univers de vibrations dont ils connaissaient l’existence théorique mais qu’ils ne pouvaient pas plus percevoir que vous ne pouvez détecter les ondes radio. Nos bouches sont des émetteurs d’une portée colossale. Nos doigts, des manipulateurs géants. Nos cerveaux, de monstrueuses machines logiques dotées de mémoires à la capacité presque illimitée de leur point de vue. Par notre intermédiaire, ils pouvaient espérer accéder à un univers qui leur était normalement interdit, peut-être celui des nombres, peut-être celui des étoiles. »
Je fermai les yeux et aspirai une bouffée de fumée sans saveur parce qu’invisible. Il y avait là une idée. Je songeai à cette espèce impossible. Dans une envolée soudaine de lyrisme, je pensai à la multitude de voies qui s’ouvraient à l’hypothèse, je voyais se mettre en place des pans entiers de la connaissance comme les pièges géantes d’un puzzle abstrait, qui avaient été autant d’énigmes irritantes. L’arborescence incroyable de l’évolution prenait un sens. Une solution après l’autre avait été tentée, éprouvée, abandonnée. « Ils » ne s’étaient même pas donné la peine de détruire les résultats de leurs expériences manquées. « Ils » s’étaient fait la main sur les protozoaires. Les végétaux n’avaient rien donné, à moins qu’ils n’aient été créés tout exprès pour servir de carburant. Les insectes représentaient une autre impasse. Mais là, « ils » avaient tâtonné longtemps. La fourmilière avait dû leur paraître une direction intéressante. Puis ils s’étaient heurtés à une limite infranchissable. « Ils » avaient cherché ailleurs. Les batraciens, les reptiles. Le rythme de leurs travaux s’était accéléré avec les ères. « Ils » avaient appris. Peut-être n’y avait-il pas un seul « laboratoire », mais plusieurs, des centaines, des milliers, des millions, poursuivant des recherches indépendantes et plus ou moins bien coordonnées. Quelle était la place du kiwi, du kangourou, de l’oiseau ? Avaient-ils détruit les grands dinosaures, après leur avoir concédé la Terre pendant plus de cent millions d’années, pour faire de la place aux mammifères qui se montraient prometteurs ? Et finalement, l’homme, machine aussi surprenante qu’admirable, avec son histoire, ses passions, ses sciences, ses arts, ses superstitions, ses villes, ses monuments, ses vices, Blanc discourant et moi fumant du tabac, terme momentanément ultime d’une succession innombrable de générations lentement améliorées. Car pourquoi serions-nous ultimes, pensai-je, pourquoi serions-nous la machine suprême ? Nous ne pouvions même pas être sûrs d’être la bonne direction. Des expériences étaient-elles déjà en cours, destinées à faire apparaître le modèle ultérieur qui nous démoderait, l’homo superior ou le fruit d’une autre espèce ?
Blanc grognait, irrité.
— Mais faites au moins semblant de m’écouter. Les virus sont les restes des dieux ou les restes de leurs instruments. Les machines que nous construisons sont nos prolongements. Du moins nous les considérons comme telles. Mais nous finirons par nous y intégrer complètement. L’espace est bien trop vaste, les étoiles trop lointaines, pour que l’homme désarmé puisse espérer les conquérir. Mais l’homme plus la machine ? Ou la machine seule ? Je connais plus d’un mathématicien moderne qui rêve d’être directement relié à un calculateur, de brancher son système nerveux sur les circuits de la machine. Quel peut être le rêve des hommes de l’avenir, sinon de voir tous leurs besoins, toutes leurs fonctions assurées pour eux par des machines, sans risques et sans efforts ? Même la fonction de reproduction, quoiqu’il risque d’y avoir quelques oppositions de nature réactionnaire dans ce domaine. Ils nous ont fabriqués pour mettre ça au-dessus de tout, puisque c’est au travers des générations qu’ils réalisent leur projet. À quel moment l’homme cessera-t-il d’être le maître, le créateur conscient de la machine pour devenir son appendice, son parasite ? Je ne crois pas qu’on puisse jamais le dire de façon précise. Il n’y aura pas de saut brusque, mais une évolution lente, du moins relativement lente, mais incroyablement plus rapide que l’évolution biologique qui nous a donné le jour. Vous saisissez la progression ? Au départ, une forme d’intelligence moléculaire, chimique, effroyablement lente de notre point de vue, puis une forme d’intelligence biologique, la nôtre, et demain une forme d’intelligence électronique pour laquelle l’information se déplace à la vitesse de la lumière.
« Peut-être les machines continueront-elles à se doter des organes de communication avec l’espèce humaine longtemps après que celle-ci aura disparu en tant que telle. Peut-être conserveront-elles des claviers et des écrans, par exemple. Un beau jour, l’une d’elles se posera la question de savoir ce que signifie ce résidu biologique qui infecte, qui rouille, à l’occasion, certaines de ses semblables et qui les contraint à le reproduire, sans rime ni raison. Ou à quoi correspondent ces claviers, ces écrans absurdes ? À partir d’un clavier, il doit être possible de se faire une idée raisonnablement exacte d’un être humain. Les machines calculent en termes binaires mais les claviers comportent dix touches, donc les humains hypothétiques avaient sans doute dix doigts. Les écrans sont conçus pour fournir une information, à telle vitesse, dans telle longueur d’onde du spectre électromagnétique, ce qui suppose tel type de récepteur. Peut-être partiront-elles, pour nous reconstruire, d’un système nerveux dégénéré ? Je vous l’ai dit, je ne sais pas si les virus sont les vestiges d’une espèce disparue ou simplement les restes de leurs intruments. Mais dans le fatras des courbes qui sont sorties de mon calculateur, j’ai vu le visage de Dieu. D’un dieu mort. »
Sic transit Homo Superior. Je me souvins brusquement qu’il avait déjà parlé d’un dieu mort.
— Pourquoi ont-ils disparu ? demandai-je.
— Peut-être par simple dégénérescence. En un sens ils avaient atteint leur but, ou du moins un de leurs buts. Ils ont créé à la longue des organismes incroyablement plus résistants, plus durables, plus intelligents qu’eux-mêmes. Mais il y a peut-être une raison plus subtile, un retour de flamme qu’ils n’avaient pas prévu, et cependant logique. Je crois que nous les avons tués. Je crois que nous avons tué les dieux. Le pauvre vieux Nietzsche avait raison. Mais il ignorait pourquoi. Il ne savait pas qu’il avait littéralement raison plutôt que symboliquement. Voyez-vous, en se perfectionnant, les organismes vivants ont appris à se défendre contre toutes les ingérences extérieures, contre les parasites. Croyez-vous qu’un pilote d’astronef survivra longtemps si la température s’élève de cent degrés dans sa cabine parce qu’un cerveau électronique a calculé une orbite économique serrant de plus près un soleil ? La machine, elle, s’en rendra à peine compte. Et enfin, il y a eu la dernière machine, l’homme, son intelligence ou plutôt son astuce, son hygiène, ses vaccins, ses antibiotiques, son interféron de synthèse, qui a dû éliminer au cours des derniers millénaires, sinon des derniers siècles, les ultimes exemplaires à peu près intacts de ses créateurs. N’oubliez pas leur fragilité. De leur point de vue, l’homme fut la machine ultime parce que, en toute innocence, sans même le savoir, il pouvait achever d’exterminer son créateur. Maintenant, il n’y a sans doute plus personne pour diriger l’évolution. Sauf nous, mais dans quelle direction ? Avec quels instruments ? Oh ! peut-être ressusciterons-nous les dieux pour en faire nos esclaves, pour les contraindre à tripoter les gènes suivant nos ordres.
Et resurrexit Homo Superior !
Blanc s’était levé.
« Quand ont-ils disparu ? Je donnerais dix ans de ma vie pour le savoir. Peut-être que si l’homme de Cro-Magnon, si Archimède avaient disposé d’un microscope, ils auraient pu voir le visage de Dieu et converser avec lui ! Peut-être même Harvey ou Hooke l’ont-ils aperçu dans leurs microscopes rudimentaires ! J’en doute, mais la possibilité ne peut pas être éliminée. Les premiers biologistes ont décrit et dessiné des micro-organismes que nous ne retrouvons plus dans nos bouillons de culture. Nous les mettons au compte d’erreurs d’observation. Nous nous trompons peut-être. »
Blanc parut se calmer. Sa voix se fit plus sourde.
« Je me demande même, dit-il, si à un certain moment, eux, les dieux, ne se sont pas rendu compte qu’ils avaient commis une erreur. Que leur expérience se retournait contre eux. À l’aide de leur science biologique infiniment plus étendue que ne l’est notre électronique, ils ont tenté de se défendre. Mais il était trop tard. Souvenez-vous des grandes épidémies qui ont ravagé la planète jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Certaines régions ont perdu jusqu’aux deux tiers de leur population. On a pu se demander pourquoi l’espèce humaine avait survécu. Et pensez au cancer. »
— Êtes-vous sûr qu’ils ont tout à fait disparu ?
Il secoua la tête.
— Autant qu’on peut l’être. Voyez-vous, d’après leur structure, l’alcool était pour eux un poison violent. L’homme a achevé les dieux en se saoulant.
La pièce s’était emplie de fumée. Je me levai aussi et j’allai ouvrir la fenêtre. L’air froid me dégrisa. Je vis soudain toute la fragilité des conjectures de mon ami, qui avaient un instant ébranlé mon incrédulité. Comment pouvait-il croire que Hooke ou Harvey aient pu apercevoir quelque chose qui devait être à peine plus gros qu’un virus ? Et cette dernière phrase sur l’alcool ?
Le ciel était noir et nu. Je pouvais apercevoir quel-nues étoiles par-dessus les toits. Ainsi, le firmament était vide de toute divinité, si Blanc avait raison. C’était ce que j’avais toujours pensé, mais il y a une différence entre croire une chose et se voir proposer sa démonstration.
— J’ai lu quelque part, récemment, dis-je, qu’il n’existait pas de limites théoriques aux possibilités d’une machine. Si vaste et si puissant soit un calculateur, on peut toujours en concevoir un meilleur. Les possibilités de l’homme, elles, sont étendues, mais non pas illimitées. Elles tiennent à sa structure anatomique. Il ne possède qu’un nombre défini de neurones. Il surclasse encore nettement ses machines sur le plan de l’adaptation, de la souplesse, mais…
Blanc fit deux pas vers la fenêtre. Lorsqu’il ouvrit la bouche, sa voix avait changé. Je crus y déceler une nuance de tristesse.
— Dites-moi, vous qui êtes psychologue, ou sociologue, ou je ne sais quoi, quel effet pensez-vous que ces idées, cette découverte, auront sur nos religions ? Pensez-vous qu’elles s’effondreront ?
— Je ne sais pas. Je regardai le ciel nocturne. Je ne crois pas. Les dieux qu’elles révèrent sont plutôt les enfants des hommes que leurs créateurs. Les hommes ont fait leurs dieux plus ou moins à leur image, mais en plus puissant, en plus durable, en plus intelligent. Je ne crois pas que vos dieux minuscules leur plairont beaucoup. Du moins à la majorité d’entre eux. Les Églises établies n’auront pas de peine à éluder la question. Il y a beau temps qu’elles ont enfermé leurs dieux dans des forteresses idéologiques inexpugnables parce qu’impossibles à cerner.
— De toute façon, dit Blanc, dans mon dos, le pire c’est que je ne puis publier le dixième de ce que je viens de vous dire dans une revue scientifique. On me prendrait pour un illuminé.
Il grimaça et cracha un brin de tabac.
Je n’insistai pas. Il me restait une question à poser.
— Je me demande ce qu’ils cherchaient, dis-je, ces êtres hypothétiques, quel problème ils essayaient de résoudre en montant cette formidable machinerie de l’évolution.
— Nous l’ignorerons toujours, dit Blanc, à voix basse. Savons-nous nous-mêmes ce que nous cherchons, pourquoi nous cherchons ? Non, nous le saurons jamais…
Il hésita, chercha ses mots :
« Les virus ne parlent pas. »