DISCOURS POUR LE CENTIÈME ANNIVERSAIRE DE L’INTERNATIONALE
VÉGÉTARIENNE
(1968)
Un texte mineur ? Ce n’est pas sûr.
Gérard Klein sait fort bien manier l’humour quand il en a envie ou quand il en ressent, pour son propos, la nécessité. Mais ce ton n’est pas habituel dans son œuvre, on doit le reconnaître. D’autre part, cette nouvelle se réfère précisément au métier de Gérard Klein. Canular d’économiste ?
Dès le deuxième paragraphe du « discours », l’auteur nous dit de Jonathan Swift qu’il « masquait sous l’ironie la profondeur de son dessein et la perspicacité de ses vues ». Cette citation nous révèle peut-être les intentions secrètes de Gérard Klein.
Voici donc une nouvelle qui aborde, par le biais de l’humour noir, des problèmes très actuels et mériterait de figurer au sommaire de 50 millions de consommateurs ou Que choisir ?… si ces revues trop sérieuses publiaient de temps en temps de la science-fiction !
Ce serait, mesdames, mesdemoiselles et messieurs, une grave erreur de croire que l’anthropophagie est toujours allée de pair avec la civilisation. Il fut des temps, certes moins éclairés que les nôtres mais qui produisirent cependant des chefs-d’œuvre universellement reconnus, où le cannibalisme fut tenu pour un trait de sauvagerie. Il est vrai, si nous en croyons les historiens, que les quelques peuplades gourmandes qui s’y adonnaient présentaient certains signes de l’arriération culturelle. Elles dévoraient leurs ennemis vaincus en espérant par là se doter des qualités d’audace ou d’intelligence qu’elles leur reconnaissaient, ou bien s’assuraient de la sorte que les âmes des morts ne viendraient pas troubler leur sommeil. Ces regrettables superstitions jetèrent sur l’institution elle-même le voile de l’opprobre et la firent condamner comme un crime par toutes les nations civilisées. Au beau milieu du XXe siècle encore, on eût hérissé d’horreur une personne sensible en lui proposant de goûter de l’homme.
Il nous faut pourtant saluer en la personne de Jonathan Swift un remarquable précurseur de l’ordre présent. Dans son immortelle « Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’Irlande d’être à charge en en faisant un article d’alimentation », de 1729, il jetait, non sans masquer sous l’ironie la profondeur de son dessein et la perspicacité de ses vues, certains des principes qui devaient éclore quelque deux siècles et demi plus tard. Sans doute le procédé qu’il proposait nous paraît-il barbare. N’envisageait-il pas, comme le titre de son ouvrage l’indique assez, de donner en pâture aux riches les enfants des pauvres, afin que le produit de leur vente pût subvenir aux besoins de leurs parents ? L’enfant reste de nos jours un plat recherché, mais nul ne s’aviserait, à moins d’être un odieux gredin, de mettre volontairement un terme aux jours que la Providence a assignés à nos gracieux bambins.
Il fallut attendre le dernier tiers du XXe siècle pour qu’un riche excentrique, Josué Sinandriola, qui avait fait fortune dans l’exploitation et la préparation des algues marines, fondât le premier cercle d’anthropophagie. Les règles en étaient claires et simples. Chacun des membres du club léguait par testament en bonne et due forme son corps afin qu’il fût servi à table. La création de cette association fut accueillie sans grand émoi. Nul ne se douta, apparemment, qu’une page de l’Histoire venait d’être tournée. Mais le scandale éclata lorsque, quelques mois plus tard, la ravissante et jeune femme de Josué Sinandriola perdit la vie dans un accident de la circulation. Elle avait laissé les papiers nécessaires, si bien que les membres du club s’emparèrent de son corps et le mangèrent en sauce. Ils furent arrêtés le lendemain, comme vous savez, et traduits en justice. Fort de sa bonne foi, assisté des meilleurs avocats, Josué Sinandriola put démontrer l’inexistence du délit. Il y avait des lois contre le vol, le meurtre, l’inceste, le viol, le parjure, l’usage de faux, la bigamie et les crimes économiques, mais il n’en existait pas, dans les pays civilisés, contre le cannibalisme. Les parlements n’avaient jamais pris la peine d’en voter, n’imaginant même pas que la chose pût être accomplie en l’absence d’un autre crime. Par ailleurs, le droit de toute personne à disposer de son corps était expressément reconnu par la plupart des constitutions, et l’usage du legs de tout ou partie de son propre cadavre était déjà entré dans les mœurs. Les laboratoires, les hôpitaux y trouvaient le moyen de leurs recherches, mais aussi celui de prolonger la vie ou d’améliorer l’état des malades et des mutilés. Il était devenu courant de léguer ses yeux à tel aveugle de sa famille ou de ses relations, son cœur à tel cardiaque, son foie à tel alcoolique. La loi et les tribunaux avaient même laissé s’instaurer, sous certaines limites, une bourse des organes qui avait tout naturellement pris place à côté des banques du sang, des os et des yeux, de création alors déjà relativement ancienne. Ainsi était-il devenu possible de vendre son corps en viager comme on pouvait faire de sa maison. L’Écriture ne parlait-elle pas du corps comme d’une demeure passagère ? La valeur du gage s’amenuisait bien entendu avec l’âge et les versements en faisaient autant. Les accidents de la route et de l’air fournissaient chaque année un contingent de cadavres jeunes et frais, dépourvus de toute tare et de toute maladie.
Les juristes de Josué Sinandriola n’eurent donc pas de peine à faire élargir les prévenus. Les gouvernements de quelques pays tentèrent bien de faire passer des lois anti-anthropophagiques mais, outre que le retentissement considérable du procès avait valu au Cercle un nombre important d’adhésions, ces lois furent rejetées tôt ou tard comme anticonstitutionnelles par les Cours Suprêmes des différents États. Ne limitaient-elles pas, en effet, le droit des gens à disposer d’eux-mêmes ; et ne constituaient-elles pas une ingérence intolérable de l’État dans la décision la plus intime qu’il pût être donné de prendre ? Seules la Suisse et l’Italie maintinrent jusqu’à nos jours les lois anti-anthropophagiques. Mais, comme vous le savez, elles sont tombées en désuétude et aucun procureur de ces pays ne se donnerait le ridicule de requérir en les invoquant.
Un siècle plus tôt, l’événement eût peut-être sombré dans l’oubli. Mais à la fin du XXe siècle la grande explosion démographique commençait à produire tous ses effets : la planète portait plus de dix milliards d’êtres humains. Le chiffre peut paraître faible eu égard à la population de quatre-vingt-dix milliards d’individus dont s’enorgueillit notre époque, mais il n’en avait pas moins des conséquences économiques. La viande animale était devenue un produit rare, hors de prix, quasiment introuvable. Les villes, les routes, les terrains d’aviation, les cosmodromes avaient peu à peu recouvert toutes les superficies cultivables. L’humanité en eût été réduite à mourir de faim si les progrès des cultures hydroponiques n’avaient permis de produire dans des usines tous les végétaux nécessaires à son alimentation. La mer n’ayant, en dehors des algues et du plancton, pas fourni les ressources qu’on en avait escompté, l’humanité devait devenir végétarienne ou anthropophage. Il s’était avéré, en effet, dispendieux et bientôt impossible d’élever, au cœur même des agglomérations, de grands troupeaux de bovins dans des étables de plusieurs dizaines d’étages. Cela revenait en pratique à gaspiller quatre-vingt-dix pour cent d’une nourriture végétale dont une partie de l’humanité avait le plus pressant besoin. La Convention Mondiale de 2024 entérina cette constatation et interdit sur toute la planète l’élevage d’animaux de boucherie, exception faite des bêtes destinées aux laboratoires et aux jardins zoologiques. Les porcs survécurent un certain temps, eu égard à leur capacité de consommer les restes. Mais cette ressource ultime se tarit lorsqu’on inventa le moyen de récupérer les protéines contenues dans les plus infimes détritus et de leur donner un aspect et un goût supportables. Il fallut bien se rendre à l’évidence : l’humanité constituait le plus vaste cheptel qu’elle eût jamais possédé, et le seul qui lui restât.
Ces circonstances expliquent le succès que rencontrèrent les idées de Josué Sinandriola et de ses disciples. Sinandriola lui-même fut dégusté en 2037, au cours d’un repas triomphal, quoiqu’il eût atteint un âge avancé et que sa viande ne fût que de médiocre qualité. En réalité, si l’on néglige les Églises qui procédèrent bientôt à divers aggiornamentos, la seule opposition véritable vint du corps médical. Il lui était de plus en plus difficile de trouver des organes en bon état destinés aux greffes et autres opérations. Il était, en effet, devenu plus avantageux de vendre son corps en viager sur le marché de la viande que de le léguer, même à titre onéreux, à un hôpital. Une série d’accords finit par être conclue, qui définissait dans le corps humain ce qui relevait de la chirurgie et ce qui revenait à la boucherie. Certains organes, comme les yeux, de piètre valeur nutritive, ne posèrent pas de problème. Le sang, par contre, qui pouvait servir à la fabrication d’un boudin apprécié des connaisseurs, fut l’objet de discussions passionnées. Les tenants les plus fanatiques de l’anthropophagie intégrale en vinrent tout de même à reconnaître qu’ils pouvaient eux-mêmes avoir besoin d’une transfusion et acceptèrent le principe d’un partage équitable. Ces accords, sur le détail desquels je ne m’étendrai pas, sont encore en vigueur, quoique leurs modalités soient redéfinies tous les cinq ans par une commission d’experts qui réunit des représentants du corps médical, de l’Universelle Anthropophagique et de l’Internationale Végétarienne.
L’ère des contestations n’était pas pour autant achevée. Il put même sembler, un moment, que l’humanité allait se partager entre deux clans ennemis, comme elle l’avait fait tant de fois au cours de son histoire. D’un côté, en effet, les végétariens par conviction ou par nécessité, c’est-à-dire par pauvreté, affichaient le plus noir mépris à l’endroit de ceux qu’ils appelaient les cannibales ou, pis encore, les goules, par référence à une ancienne superstition. Les anthropophagistes, de leur côté, réagirent avec violence. Il s’ensuivit toute une période de troubles pendant laquelle les anthropophagistes mirent à mort plus d’un végétarien pour le dévorer et, j’ai le regret de le dire ici, des végétariens assassinèrent en guise de représailles bon nombre de cannibales sans trop savoir qu’en faire.
En réalité, et les esprits sains s’en aperçurent bientôt, les deux camps étaient complémentaires. L’humanité a su, de tout temps, que la viande des carnivores était moins agréable au goût et moins saine que celle des herbivores. Et ce n’est guère que dans les époques de grande disette que les populations se résignaient à manger du chat, du chien, voire du tigre ou du lion. Les humains anthropophages ne constituaient pour eux-mêmes qu’un piètre cheptel. Par contre, les végétariens représentaient une réserve d’excellente viande. Il en résulta que des prix fort élevés furent offerts pour les corps de végétariens exclusifs. L’expérience commune et les travaux des savants montrèrent même que la qualité de la viande s’améliorait avec le nombre des générations exclusivement végétariennes. Prenant conscience, les uns du capital qu’ils représentaient, les autres de la quantité inespérée de viande de premier choix que signifiait le végétarianisme, les deux partis se réconcilièrent. Les dernières répugnances des végétariens tombèrent lorsque les anthropophagistes firent valoir que leurs propres corps pouvaient satisfaire les besoins des chirurgiens. Ainsi s’instaura une véritable répartition des tâches ou plutôt des utilisations, les végétariens étant dégustés et les anthropophagistes allant enrichir les banques d’organes.
À dire vrai, cette équitable solution ne s’imposa pas immédiatement. Il fallut plus d’une génération pour venir à bout des résistances des végétariens les plus endurcis. Comme on pouvait s’y attendre, les jeunes opposèrent moins de résistance aux nouveaux usages. Une publicité habile et quelquefois équivoque les persuadait de léguer leur corps. Des affiches montrèrent alors une blonde angélique accoudée au guichet d’une coopérative anthropophagique, avec ce slogan : « Son corps est un capital qu’elle ne veut pas laisser perdre », ou encore, plus brièvement : « Un joli morceau ». Il apparut bientôt qu’une fille était d’autant plus désirable qu’elle était appétissante. C’est alors aussi qu’on lança la mode des parfums aux noms de condiments, Poivre des Îles, Cannelle, Muscade, Civette, Girofle et Gingembre, par exemple. Aux végétariens, les coopératives anthropophagiques offrirent à titre de prime des motocyclettes, des voitures aux moteurs poussés, des équipements de sports violents, prétextant leur donner par là une occasion de développer leurs muscles, mais escomptant bien en même temps relever le taux des accidents mortels. Le lobby anthropophagiste fit abaisser à douze ans l’âge à partir duquel un être humain pouvait léguer son corps sans l’autorisation de ses parents. En même temps, il organisait des concours de poids, versait des primes aux parents d’un contractant, accordait des subsides aux organisations végétariennes afin qu’elles puissent propager leurs idéaux.
On n’avait été, jusque-là, je l’ai dit ou laissé entendre, végétarien que par vertu ou par nécessité. C’est dire assez si les valeurs exceptionnelles que nous défendons, et qui sont aujourd’hui reconnues sans conteste, n’étaient dans le passé que le fait d’une étroite minorité. C’est à peine si, au milieu du XXe siècle, un homme sur mille était végétarien. Il était volontiers la risée de son entourage, la cible des quolibets, le héros infortuné des caricaturistes. Au lieu de quoi, aujourd’hui, un végétarien vaut plus qu’un anthropophage, de l’aveu même de ce dernier. Selon les derniers cours officiels que j’ai en main en ce moment même, la livre de végétarien est estimée, prix de gros, à huit fois et demie celle de Carnivore. La différence au prix de détail est encore plus sensible, bien que des commerçants malhonnêtes essaient de faire passer, au mépris des lois, du second choix pour de la première qualité.
Cette différence des cours contribua notablement ces toutes dernières années, à élargir le nombre de nos adhérents. Jamais, dans l’Histoire, la noble cause du végétarianisme n’avait connu une telle audience. Jamais elle n’a été mieux fondée. Car est-il, je vous le demande, une fin plus noble que celle qui consiste à se perpétuer dans l’homme de demain, une foi plus émouvante que celle qui conduit à offrir sa propre chair ? Et ne devons-nous pas nous situer dans l’exacte lignée de Celui qui dit à ses disciples : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ; prenez, mangez et buvez » ?
Cet accroissement du nombre de nos membres tend, j’en suis bien conscient, à faire baisser les prix. Mais le distingué professeur von Gegessen a montré que, la proportion dans la société serait-elle de neuf végétariens contre un anthropophage, la demande resterait considérable, tant il est vrai qu’un végétarien ne meurt qu’une fois tandis qu’un Carnivore mange tous les jours. De toute façon, nous en sommes loin. Et au sein même de notre Internationale, une élite se dégage, qui atteint les plus hauts cours parce qu’elle peut établir que des générations d’ancêtres prévoyants n’ont jamais approché de leurs lèvres fût-ce une bouchée de viande.
Ce que sera demain, nous l’ignorons. Mais nous savons de quoi est fait notre présent. Nous connaissons le prix des progrès immenses qui ont été accomplis grâce à ce nouvel équilibre social. Le meurtre, traqué comme il ne l’avait jamais été, a pratiquement disparu. Car c’est sur son interdiction absolue que repose toute notre morale. Les guerres, ces sanglants gaspillages de chair fragile, ne sont plus que de tristes fantômes. Le suicide, fléau du passé, se fait rarissime. La lutte contre les maladies rendant les corps impropres à la consommation a fait des progrès considérables dont bénéficient deux fois les vivants. La prolongation de la jeunesse a cessé d’être une utopie parce qu’elle sert les intérêts de tous.
En revanche, l’homme moderne, plus mûr, plus viril que son ancêtre, a su multiplier les occasions de prendre l’exacte mesure de ses responsabilités. Afin d’augmenter les chances d’accidents mortels, les routes ont été rendues plus dangereuses, la suppression des feux et des agents de la circulation a permis d’appréciables économies, la vitesse des voitures et des aérojets a été accrue, tandis que l’on rendait obligatoire l’installation de dispositifs destinés à préserver la viande des malheureuses victimes. Les sports violents sont encouragés. Le duel a retrouvé droit de cité. Des primes sont attribuées à ceux qui accroissent par là leurs chances d’être rapidement consommés, et soulagent d’autant, le cas échéant, la peine de leurs proches.
Certains, aujourd’hui, préconisent la législation du duel collectif, sous certaines limites et, quoique je ne partage pas entièrement leur opinion, j’estime qu’il faut conserver l’esprit ouvert et j’admets qu’il pourrait s’agir de la résurrection d’une forme d’héroïsme trop longtemps négligée. L’homme, en un mot, qu’il soit végétarien aux dents plates ou carnivore aux canines aiguës, a retrouvé le sens du danger, le sentiment du défi que lui lance constamment l’Univers et qu’il peut relever avec sa force, son adresse, mais aussi et surtout avec son intelligence.
Végétariens, mes frères, nous ne devons cependant pas nous laisser aller à ce sentiment de supériorité que certains d’entre vous, je le sais, éprouvent à l’endroit des hommes du passé et des anthropophages. Les hommes du passé vivaient en d’autres temps, ils avaient d’autres usages. Quant aux carnivores, s’ils savent que nous valons plus qu’eux, ils accomplissent mieux que nous l’éternel précepte : « Aime ton prochain. »
Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, je vous prie de me pardonner d’avoir parlé si longtemps et je vous invite à attaquer sans plus attendre l’excellente tarte à la chlorelle, garantie sans levure, qui vient de nous être servie.