PRÉFACE
 
Par Michel Jeury
 

J’ai découvert le jeune écrivain Gérard Klein en 1955-56 dans Fiction, ce qui me permet de compter parmi ses plus anciens lecteurs. Pour des raisons sentimentales, j’aurais aimé inclure dans ce livre Une place au balcon et Civilisation 2190. Finalement, je n’ai pas voulu accorder trop d’importance à l’anecdote, ni à ma propre nostalgie de lecteur et d’auteur. J’ai choisi des nouvelles qui me semblent légèrement supérieures à celles-là, les deux premières publiées par Gérard Klein, et plus représentatives de son talent multiforme. De toute façon, cette période, antérieure à 1960, n’est pas du tout négligée, puisque six nouvelles de l’anthologie s’y rattachent.

À retenir : Gérard Klein avait déjà à dix-huit ans un talent plus que prometteur et une maîtrise certaine. L’avenir était à lui… Il a tenu ses promesses. Ce livre d’or en apportera la preuve dans le domaine de la nouvelle ; mais on ne doit pas oublier qu’il a écrit aussi de très grands romans et qu’il a porté la réflexion sur la science-fiction très loin et très haut.

Depuis son recueil, la Loi du talion{1}, Gérard Klein n’a publié qu’une nouvelle, Acmé, dans les Soleils noirs d’Arcadie{2}, recueil collectif réuni et présenté par Daniel Walther. Ses activités dans l’édition (il dirige maintenant trois collections chez Robert Laffont), l’économie et la prospective accaparent la plus grande partie de son temps. Cette nouvelle figure ici. Elle pourrait être, sans nul doute, la première d’une nouvelle époque dans l’œuvre de Gérard Klein… si le temps ?

Ce livre d’or s’achève avec une nouvelle extraite du recueil Un chant de pierre{3} et reprise dans la Loi du talion : Jonas. Ce n’est pas par hasard. Jonas est une nouvelle classique, démesurée et superbe. On y rencontre une des phrases les plus extraordinaires de toute la science-fiction. Et elle m’a permis de terminer ce recueil par le mot « temps », suivi d’un point d’interrogation, ce qui symbolise très bien l’œuvre de Gérard Klein. Enfin, elle établit une sorte de pont avec le très beau roman qui prolonge presque tous les thèmes abordés dans les nouvelles : les Seigneurs de la guerre{4}.

Pour Igor et Grichka Bogdanoff, auteurs de Clefs pour la science-fiction{5}, « l’œuvre de Gérard Klein est placée sous les espèces conjointes de la philosophie et de la politique : “une philosophie politique” dans laquelle l’homme et l’univers sont méthodiquement interrogés{6} ».

Gérard Klein interroge aussi la science-fiction, en particulier dans son essai, Malaise dans la science-fiction{7}, dont voici un extrait caractéristique :

« Cependant l’hypothèse que j’entends esquisser ici est que le véritable sujet d’une œuvre est la situation du groupe social auquel appartient son auteur dans la société globale, et que l’angoisse que peut convoyer l’œuvre est celle provoquée par l’inadaptation de ce groupe social au changement de la société globale, changement qui peut aller jusqu’à entraîner la dissolution du groupe. En avançant cette hypothèse, largement fondée sur les travaux de Lucien Goldmann, je n’entends aucunement mésestimer les déterminations individuelles, de l’ordre de la subjectivité, qui sont à l’œuvre dans toute création et qui lui donnent sa tonalité intellectuelle, affective et esthétique particulière. Mais je désire seulement souligner qu’un phénomène collectif comme celui que nous considérons ne peut en aucune manière se ramener à l’addition de subjectivités particulières » (pp. 19-20).

Et encore cette interrogation dans un autre texte théorique récent : « Et si, en retour, peu de grands talents se sont portés vers la science-fiction, la raison en tient-elle à une infériorité congénitale du genre ou bien à un évitement systématique lié à sa portée sociale implicite ? Au désir secret ou inconscient, chez certains, de ne pas découvrir la contradiction qu’ils portent en eux quant à l’avenir de leur société ? » (préface à Sur l’autre face du monde, par A. Valérie, p. 11){8}.

Toujours sous l’angle de la science-fiction, il questionne aussi l’histoire contemporaine :

« Quelqu’un qui eût, au milieu de 1960, proposé après avoir regardé dans l’avenir que deux ans plus tard la guerre serait terminée, l’Algérie indépendante et les pieds-noirs affolés sur le chemin de la métropole, se serait vu opposer que c’était de la pure science-fiction. Un souvenir personnel, assez cocasse, traduit bien le climat de l’époque : j’effectuai en 1960 pour le compte d’une importante société d’études et à la demande d’un service officiel une enquête auprès des petites entreprises du faubourg Saint-Antoine pour découvrir pourquoi elles n’envisageaient pas de se décentraliser en Algérie. Je vécus alors dans un univers à la Philip K. Dick où les questions que j’étais chargé de poser contredisaient l’actualité la plus évidente » (préface à En un autre pays, deuxième volume de l’Anthologie de la science-fiction française, pp. 14-15){9}.

La science :

« Dans le premier quart du siècle, la physique quantique introduit au cœur de la matière et au creux du temps une indétermination que l’on croyait l’apanage du vivant ; elle ouvre la voie à la chimie quantique qui enrichira la biochimie. Cet inqualifiable scandale surprend les esprits les mieux armés puisqu’un Einstein espérera à la fin de sa vie des moyens conceptuels de le liquider » (Une définition de l’univers, préface au Livre d’or de la science-fiction : Frank Herbert, p. 9){10}.

La littérature :

« À ce point, une question se pose. Si la littérature allemande est riche d’œuvres exceptionnelles et souvent monumentales dans les domaines du roman de formation et du roman utopique, richesse dont on pourrait trouver quelque équivalent dans la littérature anglaise, pourquoi n’en est-il pas de même dans la littérature française ? » (La tradition allemande du roman utopique, préface à l’Étoile de ceux qui ne sont pas nés, par Franz Werfel, p. 16{11}.)

La technologie :

« Un réseau ferroviaire, un bac d’alumine abandonnés se détériorent jusqu’à nécessiter une reconstruction complète mais ne soulèvent pas en principe de problème de sécurité parce qu’ils n’ont pas d’activité intrinsèque. Il n’en est pas de même dans un certain nombre de domaines – dont l’électro-nucléaire – à propos desquels la continuité du temps technique est la condition absolue de la sécurité non seulement des installations et dans leur périmètre, mais aussi de l’environnement » (les Temps du nucléaire, « dossier » joint au roman Crise, par Lester del Rey, p. 261){12}.

La socio-économie :

« Il est frappant à cet égard que des variations très petites apparemment de grandeurs économiques, perçues des seuls experts, aient eu dans le passé récent des effets sociaux considérables. C’est ainsi qu’il n’est pas déraisonnable de penser que la moindre progression des revenus salariaux à partir de 1963, qui a eu du reste pour effet positif le relèvement sensible du taux d’autofinancement des entreprises, s’est trouvée pour une bonne part à l’origine de l’explosion de Mai 1968 » (les Temps du nucléaire, p. 270).

 

Un portrait se dessine ainsi : celui d’un écrivain en prise directe sur l’époque, très à l’aise dans le dédale des sciences humaines, utilisant avec un génie très personnel tout l’arsenal des connaissances modernes pour réfléchir sur la condition de l’homme, le destin de la société et la nature de l’univers. Ce qui est impressionnant, mais ne me satisfait pas entièrement…

Dans une critique de la Loi du talion, dans Fiction n° 236, août 1973, Jean-Patrick Ebstein (Jean-Pierre Andrevon) écrivait : « Autrement dit, Gérard Klein est hanté par la mort, et tous ses récits se présentent comme un moyen ou un autre de la prédire, de la saisir, de la deviner, de s’en défaire. » Ce jugement est sans doute un peu systématique ; mais il offre une piste sérieuse à qui s’efforce de mieux comprendre l’œuvre de Gérard Klein. En voici une autre, tracée par Gérard Klein lui-même : « L’existence est aussi une aliénation qui consacre la rupture d’avec le monde et la résistance du monde à l’être. La recherche de soi-même est à la fois conséquence et cause de l’aliénation. L’image poétique seule vise à recréer le poète et par là à le faire exister par lui-même à ses propres yeux. Elle est une renaissance qui ne doit plus rien à la mère » (Fiction n° 168, novembre 1967, p. 130).

Comme cela arrive quelquefois, Gérard Klein définit là, en parlant d’un autre, une direction privilégiée de son œuvre, mise en question passionnée de la vie et de la mort, de l’être et du monde.

« C’est lorsque la mort et la destructivité humaine – c’est-à-dire à la fois la mort et la pulsion de mort – sont prises en compte que la qualité et le contenu de la créativité prennent une tonalité tragique, réflexive et philosophique » (Mort et Crise du milieu de la vie, par Elliott Jaques, in Psychanalyse du génie créateur, ouvrage collectif, p. 244){13}.

Dans le cas de Gérard Klein, l’attention portée à la mort me semble surtout le révélateur d’une réflexion plus globale.

Mais voici une autre piste. Dans ce livre d’or, au premier rang du chapitre intitulé l’Interrogation et la Quête, figure une nouvelle, Les virus ne parlent pas, où l’humour et la métaphysique se donnent la main. Ici, l’auteur se met en scène en face de son ami Blanc qui lui raconte une expérience bouleversante, touchant à la nature de Dieu et à l’origine de l’homme, pas moins. Le narrateur ressemble beaucoup à Gérard Klein ; il est psycho-socio-économiste et habite le même quartier que Gérard Klein. Il écoute avec calme son ami Blanc lui exposer le fantastique résultat de ses fabuleuses recherches.

« Hum, fis-je en tirant sur ma pipe. J’en nettoyai soigneusement le tuyau car elle commençait à émettre des borborygmes désagréables. Un des problèmes les plus irritants que la technologie moderne n’ait pas encore réussi à dominer est celui de la condensation humide qui se forme à la base du tuyau des pipes. »

Scepticisme, avec une nuance de sarcasme ? Agnosticisme ? Pas tout à fait car, plus loin, entraîné par Blanc, le narrateur s’interroge à son tour :

« Je me demande ce qu’ils cherchaient, dis-je, ces êtres hypothétiques, quel problème ils essayaient de résoudre en montant cette formidable machinerie de l’évolution. »

Le véritable agnostique est celui qui pense, qui dit : « Je ne veux pas le savoir ! » Ou : « Loin de moi les questions importunes ! »

Le Petit Robert note au mot agnosticisme : « Doctrine d’après laquelle tout ce qui est au-delà du donné expérimental (tout ce qui est métaphysique) est inconnaissable. » Mais chassez donc la métaphysique par la porte ; elle rentre par la fenêtre. Et ce qui est au-delà du donné expérimental peut être l’objet de spéculation. C’est à mon sens la devise de la science-fiction, avatar moderne du gnosticisme. Ce dernier terme est devenu un peu désuet. Son sens s’est voilé. On assiste pourtant à un retour en force du phénomène gnostique, notamment sous le jour inquiétant de la « Gnose de Princeton »…

Je crois qu’il existe une gnose mystifiante, à ranger parmi les vieilles lunes de l’ésotérisme. Mais il peut y avoir aussi une attitude gnostique non mystifiante (et non mystique), qui est volonté d’interrogation, désir de quête : celle de l’homme, lecteur ou auteur, s’exprimant ainsi : « Tout cela (qui est au-delà du donné expérimental), je ne peux peut-être pas le connaître, et pourtant, je me demande si… Réfléchissons (ou rêvons)… »

D’un autre côté, la spéculation métaphysique est facilement mystifiante. C’est le problème du « pas de trop vers le gouffre », sur lequel je reviendrai. Comment échapper à ce piège ?

Notons que la science-fiction offre une porte de sortie commode. Solution ou échappatoire ? Sans doute l’une et l’autre. Elle apporte une convention et suggère une attitude. La convention est naturellement celle de la fiction ; l’attitude : un scepticisme, souriant ou calme, une sorte d’agnosticisme tolérant, qui est le pendant littéraire du doute scientifique.

Un livre sur le « paranormal », étude, essai, récit, risque fort d’être mystifiant. Un roman de science-fiction sur la télépathie – par exemple – ne le sera jamais.

On aboutit ainsi à une attitude moderne, faite d’un balancement dialectique gnosticisme-agnosticisme, sensible dans une partie importante de la science-fiction contemporaine et notamment chez Gérard Klein. La nouvelle Les virus ne parlent pas illustre d’élégante façon cette manière d’être. Le balancement est esquissé aussi dans l’Écume du soleil, Ligne de partage, les Prisonniers, Jonas, et, parmi les textes qui ne sont pas repris ici, la Pluie, Point final, Cache-cache, Sous les cendres…

Autre réflexion. Gnosticisme et mysticisme sont souvent confondus à notre époque. Certes, il arrive aux deux tendances de se rejoindre et de se mêler ; mais elles sont fondamentalement différentes, voire opposées. J’y reviendrai.

D’abord, le gnosticisme.

« Le gnostique se sauve par la connaissance ; mais de quoi faut-il être sauvé ? » écrit Serge Hutin dans son petit livre, les Gnostiques (coll. Que sais-je ?). Je vais prendre ici un plaisir malin et subversif à évoquer un auteur que Gérard Klein récuserait sans doute. Non : sûrement… Le « Que sais-je ? » sur les gnostiques est minutieux et terne ; il manque un peu de clarté et ne domine pas très bien le sujet. Il est plus riche de renseignements que d’enseignements. C’est tout aussi bien.

Serge Hutin essaie de répondre au cours du chapitre 2 à la question qu’il a posée à la fin du chapitre 1. Il précise :

« Nous sommes ainsi amenés à étudier l’attitude du gnostique à l’égard de son corps, du monde visible et de l’existence sensible en général. »

Au cours du deuxième chapitre, il schématise en cinq titres cette psychologie gnostique : L’homme prisonnier de son corpsL’homme prisonnier de son âme inférieureL’homme prisonnier du temps – « Nous ne sommes pas de ce monde ».

Autant de thèmes de science-fiction… L’expression « prisonnier de son âme inférieure » gagnerait à être modernisée. Dans cette rubrique, Serge Hutin cite la Pistis Sophia : « Les archontes du destin, ce sont ceux qui contraignent l’homme à pécher. » Mais Freud est passé par là. Disons : l’homme prisonnier de son destin de créature éphémère et médiocre. Et aussi : l’homme prisonnier de son inconscient, avec lequel la psychanalyse (et la science-fiction !) essaient de le réconcilier.

Il serait possible de classer presque toutes les nouvelles de Gérard Klein dans ces cinq catégories ; je n’ai gardé que l’avant-dernière : les prisonniers du temps… Mais, par exemple, le Monstre pourrait être classé dans la rubrique : L’homme prisonnier de son corps.

« Son corps se dissolvait, ses doigts s’effilaient, elle se dispersait dans cette sphère moite et tiède, confortable, et, elle le savait maintenant, belle et bonne. » Dans une autre nouvelle de Gérard Klein, qui ne figure pas ici, les Hôtes (in les Perles du temps), on lit ceci : « Nos corps sont de vieilles machines maladroites et usées. J’ai l’impression de… de pouvoir abandonner le mien. Tu le sens, toi aussi ? »

« Le gnostique considère son corps comme la “prison” où son moi authentique a été emprisonné » (Serge Hutin, les Gnostiques, Que sais-je ? p. 16).

Et le héros de Sous les cendres (in la Loi du talion) déclare à la fabuleuse machine venue le ressusciter : « J’avais la certitude de mourir, vous me la prenez, vous me la volez. Ne plus être, ne plus souffrir, se perdre dans le sein de Dieu. Vous m’avez promis l’éternité, l’éternité dans la matière. Vous n’avez aucun sentiment humain. »

On trouve le thème de l’homme prisonnier du monde dans Trois Versions d’un événement : « La vérité était la rue. À vrai dire, il l’avait toujours pressenti. Quelles que fussent les idées et quoi qu’il advienne des rêves, si profond qu’ait été le sommeil et si passionnant le film, vous retombiez toujours sur la rue. La rue avait plus d’importance que votre femme, vos amis, vos projets… »

Et ceci, extrait de la nouvelle le Grand Concert (in les Perles du temps) : « Et la ville se ruait sur les hommes et les saisissait, les empaquetait, les emprisonnait, élevait entre eux des murs imperçables… (…) Et il n’était nulle part d’issue. »

Ou encore : « Il était seul face à l’œuf, jamais il ne s’était senti si seul, tout comme s’il était prisonnier à l’extérieur de cette surface parfaite » (Retour aux origines, in Histoires comme si…).

Être véritablement prisonnier du monde, c’est bien être à la fois prisonnier à l’intérieur et prisonnier à l’extérieur, d’où la coexistence des deux pulsions d’évasion, vers les soleils chauds et vers les poissons des profondeurs.

Et : « Elle savait également qu’elle n’en sortirait jamais, et que cette rencontre était comme une fenêtre percée dans le flanc d’un long tunnel, par lequel on voit se dessiner dans le brouillard du jour les lignes indécises d’un paradis caché » (la Fête in les Perles du temps).

Enfin (mais on pourrait continuer longtemps) : « Seuls les imbéciles ignorent que le monde est un labyrinthe » (les Blousons gris in la Loi du talion).

À la catégorie « l’homme prisonnier de son âme inférieure » (de son destin, de sa médiocrité, de son inconscient), se rattachent Ligne de partage (qui relève aussi de l’« homme prisonnier du temps »), Tels des miroirs gelés (in les Perles du temps), Réhabilitation, la Loi du talion (in recueil de même titre)… et la plupart des nouvelles réunies dans Histoires comme si… sous les rubriques « Diaboliques » et « Criminelles ».

« Nous ne sommes pas de ce monde » est illustré par l’Écume du soleil, Jonas, Rencontre (in Histoires comme si…).

« Je suis un étranger, dit-il. Vous êtes un étranger. Nous sommes des étrangers » (Rencontre).

« Je suppose, dit Baldini, qu’il y a là-haut un pays pour les étrangers. Pour tous les étrangers. Je me suis toujours senti un étranger. Partout » (l’Écume du soleil).

« Frère, pensa-t-il, il n’y a de place pour aucun de nous dans cet espace trop vaste » (Jonas).

Quelle force pousse Gérard Klein dans cette quête ardente et stoïque à la fois ? La force même que Vincent, le héros de l’Écume du soleil, essaie d’identifier en lui ?

« … Ce n’était pas de la curiosité scientifique. C’était seulement le besoin de quelque chose de lointain et de différent, et, en une indéfinissable façon, d’immuable et d’ancien. » Voilà qui définit nettement le désir gnostique.

Mais il ne faut pas oublier la profession de foi agnostique, qui répond durement au désir, cinq pages plus loin, et crée le nécessaire balancement : « Il n’y avait rien là-haut, dans l’espace, qu’un désert sombre et hostile clouté de lumières brillantes et hostiles, et pas la moindre chaleur ni la moindre vie, ni même le moindre ennemi. Le vide n’était qu’une tragique réplique de la Terre. Inconscience et impuissance. Plus un léger grincement de vieille mécanique qui commence tout doucement à se détraquer et à s’effondrer. Mais cela même n’était que des mots. »

Et encore dans l’Écume du soleil : « Il n’est rien qu’on puisse connaître en un millième de seconde, ni même en un millier d’années, pas même ses propres rêves. Il n’est rien qu’il faille connaître en soi, il n’est nulle connaissance qu’il faille garder pour soi. Il n’y a qu’au fond des cerveaux le rêve éteint d’une telle connaissance qui légitime la solitude. »

La dernière proposition reste énigmatique. Le rêve – gnostique – justifie la solitude, s’il est éteint ? Mais ne brûle-t-il pas encore ? Toute l’œuvre de Gérard Klein semble prouver qu’il est bien vivant, légitimant la quête et peut-être l’action.

Le portrait de l’écrivain se précise. C’est celui d’un stoïcien, à la fois au sens philosophique et au sens courant du mot. Pour lui, la « vertu » des disciples de Zénon serait d’abord lucidité – cette lucidité qui est synonyme du courage. Ainsi peut-être que cette volonté d’action, froide et sans illusion, qui est celle de Jerg Hazel dans le Cavalier au centipède et celle de Richard Mecca dans Jonas.

Une attitude que Gérard Klein a, une fois de plus, définie en parlant d’un autre (ici Jack London pour le Talon de fer) : « Il y a dans cet optimisme pour l’espèce opposé au pessimisme pour l’individu présent une forte dose de courage. La nuit peut venir. Le soleil réapparaîtra » (Fiction n° 168, novembre 1967).

Et encore cette belle phrase, extraite du Cavalier au centipède : « Il n’espérait pas réussir mais il désirait seulement essayer, de façon à rester en accord avec lui-même. »

Serge Hutin écrit dans le Que sais-je ? déjà cité : « Même les gnostiques qui n’admettent pas la réincarnation (Marcion, par exemple) sont obsédés par le temps. » D’autre part, il est assez communément admis que la conception stoïcienne d’un temps cyclique s’opposerait à la conception chrétienne d’un temps linéaire. Il y a aussi une vision mystifiante du temps cyclique, celle qui est développée par certains occultistes ou prophètes à bon marché et par quelques-uns de ceux qui ont fait « un pas de trop ». Mais on peut soutenir que, dans la science-fiction, la théorie cyclique du temps l’emporte sur la théorie linéaire. En fait, l’idée que l’on peut avoir du temps à partir de la science-fiction classique tient des deux systèmes : une série de retours à l’intérieur d’un mouvement général. Le matérialisme dialectique est-il passé par là ? En tout cas, le temps est devenu histoire.

Gérard Klein remarque : « Au terme de cette avalanche de cataclysmes irrémissibles, on est en droit de se demander s’il existe un auteur notable et moderne qui, ayant pris quelque distance, ne confonde pas le sort de son groupe social avec celui de la civilisation, de l’humanité, voire de l’avenir entier. Il semble bien qu’il y en ait un, Ursula Le Guin » (Malaise dans la science-fiction, p. 49){14}.

On peut penser que cette science-fiction cataclysmique que Gérard Klein oppose à l’œuvre d’Ursula Le Guin, et qui annonce volontiers la fin de la civilisation, de l’humanité et du monde, nous ramène à une conception apocalyptique, eschatologique et, pour tout dire, chrétienne, du temps et de l’histoire. Au contraire, l’idée de « cycle » sous-tend de façon générale l’œuvre d’Ursula K. Le Guin. Une œuvre que l’on pourrait bien qualifier, sur ce plan et sur d’autres, de « stoïcienne ».

Il existe un personnage de fiction qui me paraît présenter quelque ressemblance avec Gérard Klein : c’est Drameille, un des héros du roman de Raymond Abellio, Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts{15}.

Drameille, le romancier, déclare : « Tu sais ce que j’attends du roman. Je n’ai jamais écrit pour les amateurs d’anecdotes, ni pour les oisons, mâles ou femelles, qui se figurent qu’on peut s’évader de la cage » (Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts, p. 19). Je ne sais pas si Gérard Klein contresignerait cette proposition. Je suis sûr qu’il pourrait la considérer.

Drameille va plus loin. « Alors, me dit-il, que penses-tu de cette idée grandiose : rassembler tous les romanciers du monde, je veux dire les vrais, une dizaine ou une vingtaine, dans une même complicité organisée ? Les romanciers lucifériens. J’appelle lucifériens ceux qui portent la lumière dans les bas-fonds où nous sommes, ce qui équivaut à y mettre le feu… »

Là, emporté par sa nature ou par une force perverse, Drameille fait un pas de trop. Confondre la lumière et le feu, c’est avouer le désir des ténèbres qui viennent après l’incendie.

C’est verser dans la mystique de la destruction.

Arthur Koestler peut-il expliquer cela ? « En second lieu, je m’intéresse depuis longtemps au processus psychologique de la découverte où je vois la manifestation la plus concise de la faculté créatrice de l’homme, et aussi à ce processus inverse qui le rend aveugle devant des vérités qui, une fois perçues par un voyant, deviennent désespérément évidentes. Or, cet écran de fumée n’obscurcit pas seulement l’esprit des “masses ignorantes et superstitieuses”, comme disait Galilée, mais aussi, et plus nettement encore, l’esprit de Galilée et de tant d’autres génies tels qu’Aristote, Ptolémée ou Kepler. On dirait qu’une partie de leur intelligence demandant “plus de lumière”, l’autre partie ne cesse de réclamer les ténèbres… » (les Somnambules, préface, p. 7){16}.

Je postulerai que la partie de l’intelligence qui réclame « plus de lumière » est celle qui tend vers le gnosticisme ; et l’autre partie, qui ne cesse de réclamer les ténèbres, est celle qui tend vers le mysticisme.

Et lorsque les deux tendances cohabitent ardemment dans le même esprit, il suffit que la seconde l’emporte un instant sur la première pour qu’un homme de grande intelligence fasse soudain un pas de trop vers l’abîme.

Remarquons aussi que les « ténèbres » des temps modernes ont souvent la forme ou la consistance du flou artistique ou du brouillard qui baigne les doctrines incertaines. Elles se parent quelquefois de la grâce propre aux élans du cœur. Elles se cachent même derrière les drapeaux de la révolution…

Le roman d’Abellio, Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts, grouille de tels personnages, avides de lumière et fascinés par les ténèbres. Au moment où il écrivait ce livre, Abellio lui-même n’avait-il pas fait un pas de trop ?

Le véritable gnostique d’aujourd’hui ne serait-il pas Philip K. Dick, comme Jacques Goimard me l’a suggéré ? La conférence que Dick a prononcé à Metz le 24 septembre 1977, « Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres », confirme assez bien cette impression. Jacques Goimard a publié ce texte dans l’Année 1977-1978 de la science-fiction et du fantastique{17}.

On lit, p. 131, à propos du passage de M. Tagomi, héros du roman, le Maître du haut-château, dans notre univers : « Si je n’ai pas donné d’explication à cet événement, c’est parce que je n’ai pas de solution, et je défie quiconque, écrivain, lecteur ou critique, de donner une soi-disant explication. Il ne peut pas y en avoir une car nous savons bien qu’un tel concept est simplement une prémisse de fiction ; aucune personne saine d’esprit ne prétendra même un instant qu’une telle fantaisie puisse exister dans le réel. Mais prétendons le contraire pour le plaisir du jeu. »

Ce jeu est celui de la science-fiction, et c’est bien un jeu gnostique.

Avançons un peu dans la démonstration. « Dieu, le Programmateur, ne joue pas ses coups contre la matière inerte ; il doit tenir compte d’un ennemi rusé. Imaginons que sur l’échiquier – notre univers spatio-temporel – le sombre adversaire a joué son coup ; il met en place ainsi une réalité. Comme il est le joueur maléfique son désir revient à ce que nous appelons le mal : la dégénérescence, le pouvoir du mensonge ; la mort et toutes les formes du pourrissement, la prison des forces immuables des causes et de l’effet. Mais le Programmateur a déjà rendu sa réponse ; les mouvements de ses pièces ont déjà eu lieu » (p. 34){18}. Nous sommes ici en pleine spéculation gnostique. Exprimée au deuxième degré, c’est-à-dire par un personnage de Dick, cette hypothèse séduirait énormément. Au premier degré, cependant, elle surprend un peu.

Allons plus loin. « En mars 1974, j’ai commencé à me rappeler consciemment, et non plus avec mon subconscient, ce monde de métal sombre, cet État policier parsemé de prisons. Lorsque la mémoire me revint, je n’éprouvai pas le besoin de la communiquer car elle concernait un univers que j’avais toujours décrit. Mon étonnement fut pourtant terrible, vous pouvez l’imaginer, me rappeler consciemment et soudain qu’il fut ainsi. Mettez-vous à ma place. Roman après roman, récit après récit, pendant vingt-cinq ans, j’avais décrit constamment cet autre environnement, ce paysage terrible. En mars 1974, je compris pourquoi mon écriture revenait toujours à la prise de conscience de ce monde particulier. J’avais de bonnes raisons de le faire. Mes romans et mes histoires courtes étaient autobiographiques sans que je m’en aperçoive consciemment. Le retour de ma mémoire fut l’expérience la plus extraordinaire de ma vie. Je devrais plutôt dire de mes vies, car j’en ai vécu au moins deux, une là-bas et ensuite une ici, où nous sommes en ce moment » (op. cit., p. 138).

Cette longue citation m’a paru utile, afin de saisir sur le vif le passage du gnosticisme au mysticisme. Car la prétention d’avoir vécu une expérience exceptionnelle est indéniablement de type mystique. Si on est sceptique, on pensera que Philip K. Dick a fait, en mars 1974, « un pas de trop vers les ténèbres ».

Précisons encore. J’ai fait allusion à mon roman, Soleil chaud poisson des profondeurs, en nommant les deux « syndromes » qui en constituent le titre. On me permettra de me citer.

« Depuis mon enfance, je me débats entre deux impulsions contradictoires. D’un côté : en sortir, échapper à je ne sais quelle prison de matière ou d’esprit, pour émerger enfin à l’air libre, au-dessus de la surface, et symboliquement me libérer de toute contrainte. D’un autre côté : creuser, m’enfoncer toujours plus bas, toujours plus loin dans le cœur des choses, et dans le cœur du monde, à la fois dans un but de connaissance et dans un but de retraite, pour trouver le secret intime de Dieu et un refuge inviolable. Soleil chaud – poisson des profondeurs » (Soleil chaud poisson des profondeurs, p. 75){19}.

On commettrait une erreur en pensant que la pulsion « vers le soleil » exprime la tendance gnostique, alors que la pulsion « vers les profondeurs » exprimerait la tendance mystique. Chaque pulsion contient les deux tendances : vers l’inquiétude de la connaissance, vers la quiétude de la communion. On peut découvrir la lumière au « cœur des choses », tandis que l’éblouissement du soleil recrée les ténèbres.

Et Yan Nak, le héros de Soleil chaud poisson des profondeurs, qui ressent fortement les deux pulsions, porte en lui, à peu près égales, les deux tendances. À la fin du roman, il fera « un pas de trop » et connaîtra une expérience du même type que celle que Dick décrit dans « Si vous trouvez ce monde mauvais… » Ce n’est pas une expérience de connaissance mais de communion. « Le soleil brillait dans le ciel d’un bleu à la fois très cru et très doux », mais Yan Nak a renoncé à la clarté, à la lucidité. Il s’enfonce dans le brouillard ; il y trouvera peut-être le bonheur.

Toute quête ardente entraîne le risque d’un « pas de trop ». La lucidité ne suffit pas toujours à protéger des certitudes équivoques ceux qui interrogent si fort le ciel qu’ils oublient de regarder leurs pieds. Pour résister à l’attirance du gouffre, il faut sans doute une qualité qui n’appartient pas à l’intelligence mais au caractère. Je l’appellerai « stoïcisme ». Le stoïcisme qui est le courage de l’incertitude, qui donne la force de supporter le mensonge, au lieu de se réfugier dans les vérités de secours.

Une phrase de Jonas exprime admirablement cette attitude : « Ce serait son rôle désormais de donner leur chance aux snarks, et de les doter, en guise de viatique, de la glorieuse incertitude du mensonge. Qu’est-ce que le mensonge ? se demanda-t-il. Le nom secret de l’avenir ? »

Pour moi, la tentation de suivre Yan Nak dans son paradis clair-obscur est toujours grande. Le brouillard me semble parfois plus chaud que la lumière. J’aime me promener au bord du vide. Je me demande souvent ce qui me retient de faire un pas de plus – qui serait un pas de trop. Un fond de réalisme paysan ? Un goût certain pour la quotidienneté ? Peut-être aussi l’exemple de Gérard Klein… De Gérard Klein qui, pour moi, restera – dans la science-fiction et au-delà – un moderne stoïcien.

Et voici, avant de passer aux faits, quelques lignes de l’Écume du soleil : (Vincent perçut) « une sorte d’excitation angoissée, de vibration insoluble des os et des nerfs. Cette sorte de tremblement que l’on éprouve à contempler sans fin les étoiles, à regarder le visage sans masque de l’espace, et à deviner les contours encrés des nuages stellaires ».

C’est aussi l’impression que je ressens en lisant les nouvelles de Gérard Klein.

 

Gérard Klein est né à Neuilly, le 27 mai 1937. Ses parents habitaient alors dans le IVe arrondissement de Paris. Il était le premier enfant d’une famille qui en compterait quatre.

Mais un homme commence bien avant sa naissance. Quelqu’un l’a dit…

Les parents de Gérard Klein sont originaires de l’Est. Son grand-père paternel était ouvrier boulanger à Frankaltrof, localité proche de Sarreguemines. Parti aux États-Unis, il a travaillé sur la côte est, au tout début du siècle, et connu le monde très dur que décrit Jack London dans certains de ses romans. Rentré en France après une longue maladie, il a pu réaliser, quoique tardivement, son vieux rêve : devenir le propriétaire de sa boulangerie. Et il a fait faire des études assez poussées à la plupart de ses enfants.

C’est ainsi que le père de Gérard Klein est rentré à la Banque de France après son doctorat en droit. Rédacteur à Strasbourg, au début des années trente, il devait achever sa carrière au niveau de la direction générale (inspecteur général hors classe).

L’arrière-grand-père maternel de Gérard Klein était ébéniste à Luxembourg (ce qui autorise à imaginer une lointaine parenté avec Hugo Gernsback !). Son grand-père, entré comme grouillot aux Aciéries de Longwy, avait accédé au poste de chef de la comptabilité de cette firme onze ans plus tard.

Gérard Klein a commencé à voyager à l’âge de six semaines. À cette époque, son père inspectait les succursales de la Banque de France. Il se déplaçait beaucoup, notamment dans le Sud-Ouest et le Midi : Bordeaux, Carcassonne, Nîmes…

La guerre. Le père prisonnier, la famille se replie à Blois après un bref séjour à Guéret, dont Gérard Klein garde un souvenir plutôt désagréable…

Dans la Tradition allemande du roman utopique, préface à l’Étoile de ceux qui ne sont pas nés, de Franz Werfel{20}, Gérard Klein avoue un intérêt extrême pour le roman d’éducation ou d’apprentissage que les Allemands appellent Bildungsroman et dans lequel ils excellent. Il cite, entre autres, Wilhelm Meister, de Goethe, le Docteur Faustus, de Mann, le Jeu des perles de verre, de Herman Hesse, Sur les falaises de marbre, d’Ernst Jünger. Et il déplore la quasi-absence du genre dans la littérature française. « J’avancerai ici que les deux idées d’une redéfinition de l’éducation et d’une recherche d’un monde idéal, qui se répondent et se complètent, ont été exclues fort anciennement de la littérature française parce que considérées comme subversives » (p. 17).

L’enfance et la jeunesse de Gérard Klein ressemblent quelque peu à l’un de ces « romans d’éducation ». Du moins, on a l’impression qu’elles ont été vécues ainsi, et cela dès un âge fort tendre. Sans doute, la mémoire de Gérard Klein réorganise-t-elle ses souvenirs dans ce sens, mais cela révèle un désir persistant, une tendance profonde et un certain type de rencontre entre un homme et le monde, qui n’est pas courant dans la tradition française.

… Après la guerre entrevue, l’école, première expérience. C’est à Blois. Il a cinq ans. Il sait déjà lire. Premiers souvenirs de lecture : la Vie de Saint Louis, de Joinville, et Chantecler… Puis, un peu plus tard, des volumes annuels d’une revue datant du début du siècle, Mon journal : histoires relevant souvent de l’anticipation, des voyages extraordinaires et de la fantaisie. Il se souvient d’une quête du serpent de mer, d’un astronef venu de Jupiter… Il a également lu très tôt des ouvrages de vulgarisation scientifique, dans la série l’Encyclopédie pour la jeunesse. Peu après son entrée à l’école, il a même eu une dispute théologique avec son institutrice qui défendait des idées très peu darwiniennes…

Voici donc une première étape bien remplie.

Rentré d’Allemagne en 1945, son père est nommé à Paris. La famille s’installe dans la banlieue est en 1946. Gérard Klein fréquente l’école communale de Pavillons-sous-Bois, puis entre à dix ans au lycée du Raincy, qui était alors une annexe du lycée Charlemagne.

Études secondaires. Des difficultés de passage le conduisent au centre psycho-pédagogique du lycée Claude-Bernard. Nouvelle expérience significative. Rien de plus formateur que les tribulations ! Il rencontre des psychologues avec qui il s’entend très bien. Il a l’impression de découvrir enfin des gens intelligents et compréhensifs.

Scolarité normale ensuite. Latin-grec jusqu’au premier bac et philosophie. Son premier regret : celui de n’avoir pas fait des études scientifiques. Les vents dominants ont poussé son vaisseau trop au sud : il est passé au large du Continent Science. Ce sont les aléas du voyage. Mais il reviendra. Il passe le bac A de justesse puis le bac philo avec mention. C’était en 1954.

Tous les chemins menant à l’ouest (du temps) l’attiraient. Il ne savait pas très bien lequel prendre. Mais il avait déjà commencé à construire un bateau : il avait commencé à écrire. Il avait écrit des poèmes vers douze ans ; vers quatorze-quinze ans, il s’était mis à écrire des nouvelles. Fin 1953, il envoie une nouvelle à Maurice Renault qui vient de lancer Fiction. Il lit beaucoup de romans policiers, avec une nette préférence pour les histoires de détection (ce qui n’est pas pour surprendre). Il découvre la littérature américaine qu’il préfère à la littérature française. Il admire Hemingway, Robert Penn Warren, Erskine Caldwell, Washington Irving, Samuel Butler, des classiques comme Swift et Poe et le plus moderne de tous : Huxley. Pas seulement le Meilleur des mondes, mais tous les grands romans et surtout les essais…

Les Français, à quelques exceptions près, l’ennuient. Déjà, il éprouve un attrait marqué pour ce qui est exotique ou bien touche d’une façon ou d’une autre à l’étrange.

Les études de lettres ne le séduisent pas. Il songe un moment à l’histoire, puis, pour des raisons à la fois familiales et personnelles, il part pour l’archipel des Sciences politiques. Ce sont de belles îles, situées à un carrefour des routes de la navigation… Il avait surtout envie de lire, d’écrire et, déjà, de connaître la Terre d’Édition. « Sciences po » représentait pour lui une façon de ne pas trop s’engager. Il ne regrette pas ce choix.

Cependant, au début de 1954, il a découvert une île mystérieuse, où se réunissent quelques aventuriers de la littérature. C’est la Balance (la librairie de Valérie Schmidt). Il rencontre là Jacques Bergier, Philippe Curval, Pierre Versins, Michel Carrouges et occasionnellement Michel Butor. Publier cesse de devenir un rêve : la vocation se précise.

On peut dire que la première partie de la « formation » de Gérard Klein s’achève ici. Une orientation importante se dessine en même temps. Il s’initie à la science-fiction au milieu de gens qui ont un grand respect pour la science. Au centre du « groupe de la Balance », il y a Jacques Bergier qui est un scientifique. Comme celle de Jules Verne, l’île mystérieuse de Valérie Schmidt est tout auréolée du mystère de la science. Et Jacques Bergier est l’homme au monde qui ressemble le plus à un sous-marin fantôme. Lorsque Bergier signera avec Louis Pauwels le célèbre Matin des magiciens (1961), Gérard Klein, à tort ou à raison, ressentira le fait comme une désertion. Le groupe sera cassé. L’explosion du sous-marin entraînera l’île dans les flots.

Gérard Klein gardera toute sa considération pour la science. Il s’abonnera un peu plus tard au Scientific American, revue de haut niveau, qu’il continue de recevoir et de lire.

Retour en arrière. Début 1955, il envoie trois ou quatre nouvelles à Fiction et à Galaxie. En octobre 1955, il a la surprise de voir une de ces nouvelles publiées dans Galaxie sans qu’il ait été prévenu. C’était Une place au balcon : son premier texte publié. En janvier 1956, Civilisation 2190 paraît dans Fiction. Il écrit son premier roman, le Gambit des étoiles, en 1956 et 1957. Son premier recueil, les Perles du temps, regroupe des nouvelles écrites entre 1955 et 1957. Les deux manuscrits sont remis à Hachette et Denoël en 1957.

À partir de 1956, il publie régulièrement des articles dans Fiction. À partir de 1957, il fait des fiches de lecture pour Denoël.

Il collabore à la revue Satellite dès sa création, fin 1957 (premier numéro en janvier 1958). Il lit des textes, écrit des articles, traduit les Mondes divergents de Philip K. Dick. Il devient le secrétaire de rédaction de la revue.

C’est aussi vers cette époque qu’il commence à écrire un roman pour le Fleuve noir. Ce sera Chirurgiens d’une planète, publié en 1961 sous le pseudonyme de Gilles d’Argyre.

Il obtient son diplôme de sciences politiques en 1957. En 1958, il fait une année de spécialisation à Sciences-po et, en même temps, à l’Institut de psychologie. Hachette publie le Gambit des étoiles qui manque de peu le prix Jules-Verne et Denoël les Perles du temps. La carrière littéraire de Gérard Klein est lancée.

En 1959, il prépare et obtient son diplôme de psychologie appliquée. En 1960, tout en préparant un diplôme de psychologie sociale (qu’il va manquer), il effectue un stage à la banque Rothschild. Sa carrière d’économiste et de sociologue est commencée. Les deux seront bientôt interrompues, mais non déviées, par la guerre d’Algérie.

À cette époque, il publie également un livre sur les tests, aux Éditions du Rocher, ce qui lui vaut d’être affectée en principe, pour son service militaire, à un centre de recherches psychologiques à Versailles. Mais, appelé fin 1960, et après deux mois dans un centre d’instruction à Compiègne, il se retrouve à Alger. Atmosphère pesante d’une guerre anachronique. Il est intégré au service de sélection de l’état-major Air (où on ne savait pas trop que faire de lui, car il n’était pas affecté en Algérie !).

Il a parlé de cette période de sa vie dans la préface d’En un autre pays, deuxième volume de l’Anthologie de la science-fiction française{21} : « Et sur la fin de l’année, lorsque je partis en Algérie pour deux ans, je pénétrai dans un monde authentiquement dickien, absurde et souvent mortel, celui du bidasse.

« Et je découvris que dans cet univers on lisait des romans-photos bien sentimentaux plutôt que de la science-fiction » (p. 15).

Il est toujours à Alger au moment du putsch (avril 1961). Quelques mois plus tard, l’état-major commence à chercher des militaires peu susceptibles d’avoir des sympathies pour l’O.A.S. et qui pourraient éventuellement « faire fonction d’officiers ». Dans un premier temps, Gérard Klein est nommé à l’état-major de la Reghaïa ; et, dans un deuxième temps, au Bureau du moral : il fait de nombreuses émissions à la radio militaire et participe à des émissions de radio et de télévision civiles. Il voyage beaucoup en Algérie et au Sahara… et écrit le Long voyage (Fleuve noir, 1964).

La guerre d’Algérie lui inspire, directement ou indirectement, plusieurs œuvres importantes ; elle marque pour lui une prise de conscience et un affermissement de sa pensée. Il s’en explique également dans la préface d’En un autre pays. « Je me permettrai aussi de relever dans mon œuvre trois textes directement inspirés de mon expérience algérienne et écrits, si je puis dire, sur le théâtre des opérations : deux nouvelles, Lettre à une ombre chère (le départ) et Un chant de pierre qui transpose l’exode terrifié et empreint de culpabilité des Européens d’Algérie en mai-juin 1962, à la veille de l’indépendance ; un roman, Le temps n’a pas d’odeur, qui traite de la tentation pour un empire de geler son histoire et du sort d’un petit corps expéditionnaire affecté à cette mission. Mais en un sens, mon “vrai” roman sur la guerre d’Algérie reste les Seigneurs de la guerre, qui tente de suggérer, entre autres choses, que si les guerres ont bien évidemment des origines économiques et sociales, elles deviennent, sitôt déclenchées, des structures autonomes qui se nourrissent des destructions et des souffrances qu’elles engendrent et qui ne peuvent être défaites que de l’intérieur en les conduisant à se prendre pour proies et à se dévorer elles-mêmes » (p. 16).

Ici apparaît avec une netteté extrême cette capacité de tirer à la fois une leçon générale et un enrichissement personnel des événements et des aventures que Gérard Klein partage avec les héros du « roman d’éducation ».

Il ajoute, plus loin : « Mais l’élément le plus caractéristique de ce dossier consiste en deux numéros spéciaux d’Ailleurs{22} où Pierre Versins tenta d’ouvrir un débat sur le rôle politique éventuel de la science-fiction – ou sur la place de la politique dans la science-fiction. »

Parlant du premier de ces textes, Gérard Klein précise : « Je le résumerai ainsi : je pensais – et je pense toujours – qu’un écrivain, en particulier de science-fiction, n’a pas tant à porter en bandoulière son credo politique (encore que je ne voie aucun inconvénient à ce qu’il le fasse au risque d’exhiber sa naïveté) qu’à se faire curieux, au sens le plus fort du terme, de la réalité, sociale, politique, scientifique, culturelle, du monde où il vit et à y réagir avec une honnêteté scrupuleuse, dans son œuvre » (p. 17).

Dans le deuxième texte, les Détails, il formule des réflexions qui montrent que la collection Ailleurs et demain, qu’il créera chez Robert Laffont neuf ans plus tard, existait déjà très précisément dans sa tête et dans son cœur.

Il rentre en France en novembre 1962, après l’indépendance. Aussitôt, il écrit le Sceptre du hasard, en onze jours. Ce roman sera publié au Fleuve noir, sous le pseudonyme de Gilles d’Argyre, en 1968 seulement. Il remanie Le temps n’a pas d’odeur, dont la première version, écrite aussi en Algérie, était destinée au Fleuve noir. Manuscrit accepté par Denoël début 1963, publié quelques mois plus tard et réédité par la même maison en 1977.

Fin 1962, il participe à la rédaction du Guide de la France mystérieuse, pour Tchou. Il entre en mai 1963 dans une société d’études économiques, la SEDES, filiale de la Caisse des Dépôts.

Il achète à la même date un appartement dans le Ve arrondissement : il y habite toujours.

Il a décrit ce quartier dans la nouvelle Avis aux directeurs de jardins zoologiques (in la Loi du talion). « Je suis un familier du Jardin des Plantes. J’habite à cent mètres à peine de l’entrée discrète et pittoresque qui donne sur la rue Cuvier et, comme mon métier me contraint à de longues méditations solitaires, je les poursuis parfois à l’ombre vénérable du cèdre de Jussieu. Une étroite voie pavée longe un bâtiment lépreux puis serpente sous une voûte d’un dessin agréable. Un corps de bâtiment isole tout à fait le jardin de la rue, et, à considérer les écriteaux rudimentaires dont il s’orne du côté de l’Orangerie, qui témoignent de sa vocation scientifique ancienne, ses fenêtres tristes, grises et provinciales, son petit escalier et les fusains qui le cernent, on pourrait croire un instant avoir fait dans le passé un bond d’un demi-siècle ou même d’un siècle et plus. Berthelot expérimente derrière l’une de ces croisées. À la fenêtre jumelle flamboie un instant dans la coupelle de Marie Curie la lueur mortelle du radium. Sous les solives, Cuvier remonte un mégathérium. »

Pour payer l’appartement, il continue de mener de front plusieurs activités. C’est ainsi qu’il cumule pendant plusieurs mois son travail à la SEDES et la rédaction du guide pour Tchou.

Début 1964, il fait avec Jean-Pierre Mocky une adaptation pour le cinéma de la Cité de l’indicible peur, de Jean Ray (Éd. Robert Laffont). Le film, la Grande Frousse, sortira en 1965. C’est par l’intermédiaire de Jean-Pierre Mocky qu’il rencontrera plus tard Robert Laffont.

Il écrit toujours un certain nombre d’articles et de nouvelles, de moins en moins cependant. Vers 1965, ses nouvelles constituent un recueil que Losfeld accepte sous le titre Un chant de pierre. Le livre sera publié en 1966. Il fait beaucoup d’émissions de radio pour France-Inter et Europe 1. Il commence les Seigneurs de la guerre. En 1966, au cours d’un voyage aux USA, il rencontre de nombreux écrivains de science-fiction : Silverberg, Damon Knight, Sheckley et d’autres. Il voyage aussi pour la SEDES, en Europe : Allemagne, Angleterre, etc.

1965-1966, c’est aussi pour Gérard Klein la première période dépressive due au surmenage. Il lui faut choisir entre tant d’activités. La littérature sera un peu sacrifiée. Il rédige surtout des articles. 1967-1969 : il a de moins en moins de temps pour écrire.

1968 : il est aux premières loges pour suivre les événements de mai ; il reste sceptique sur leur aboutissement. Fin 1968, Jean-Pierre Mocky le présente à Robert Laffont qui lui propose une direction de collection.

À la SEDES, jusqu’en 1968, il fait des études sur l’urbanisme, les métropoles urbaines, l’équipement des villes pour le compte des ministères. Après 1968, il entreprend de longues recherches sur l’épargne qui aboutiront en 1971 à la publication de son livre sur l’épargne des ménages.

Il lance en 1969 la collection Ailleurs et demain…

Dans la préface déjà citée du roman de Franz Werfel, l’Étoile de ceux qui ne sont pas nés, il note que « les deux idées d’une redéfinition de l’éducation et d’une recherche d’un monde idéal se répondent et se complètent ». Pour reprendre le parallèle, on peut avancer que sa période d’« éducation » achevée – mettons vers la fin de la guerre d’Algérie – Gérard Klein s’était attelé à la construction de son « monde idéal ». Un monde dans lequel une grande collection de science-fiction moderne était indispensable.

Son bateau croisait depuis plusieurs années au milieu des îles enchantées ou arides, mais toutes bordées de récifs dangereux. La navigation s’avérait difficile et épuisante. Il aborde enfin la terre.

Coïncidence : son premier titre est le Vagabond. Une parenthèse personnelle ici. J’ai relu je ne sais combien de fois – plus qu’aucun autre livre – le roman de Leiber. Et c’est la naissance de la collection Ailleurs et demain qui m’a incité à revenir à la science-fiction au début des années 1970.

Sans aucun doute, Ailleurs et demain a apporté un second souffle au genre, en France. Parmi les grands romans anglo-saxons publiés par Gérard Klein, citons quelques livres exceptionnels : Ubik, de Philip K. Dick, Tous à Zanzibar, de John Brunner, Dune, de Frank Herbert, Jack Barron et l’Éternité, de Norman Spinrad… Ce furent de grands moments.

Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres ! Vous devriez voir un monde où Gérard Klein n’aurait pas créé sa collection… Un autre l’aurait fait, plus tard ? Peut-être. Mais il aurait fallu une éternité pour rattraper le temps perdu. Et la science-fiction française aurait peut-être manqué le coche. Quant aux auteurs… En tout cas, je ne serais pas auteur professionnel de science-fiction à plein temps. Les fameuses couvertures argentées ont joué un grand rôle dans ma destinée. Dans celle de Philippe Curval aussi, probablement. Mais l’action de Gérard Klein a eu des conséquences indirectes plus importantes.

D’une part, la naissance de la collection Ailleurs et demain a marqué une considérable promotion littéraire de la science-fiction. Les auteurs français – Gérard Klein lui-même fut le premier avec les Seigneurs de la guerre – possédaient ainsi un débouché de grande classe. La presse – non seulement la presse spécialisée – parlait de leurs livres et, dans certains cas, de façon détaillée et élogieuse.

D’autre part, Gérard Klein portait une attention qui n’était pas habituelle aux conditions de travail des écrivains. Dans une lettre du 22 octobre 1972 (par laquelle il retenait le manuscrit de mon roman le Temps incertain), il m’écrivait : « Votre contrat ne comprendra par ailleurs aucun “droit de préférence” de l’éditeur, c’est-à-dire que vous demeurerez entièrement libre de soumettre à qui vous voudrez votre prochain livre et tous les autres. » Or, en 1978, les syndicats d’écrivains luttent encore pour la suppression de ce droit exorbitant. Le SELF, Syndicat des Écrivains de Langue Française, note dans un « dossier » de septembre 1978 (Le livre est un produit) :

« Quant au “droit de préférence”, il est, dans son application, une des atteintes les plus profondes à la liberté de création. » Et plus loin : « Le droit de préférence constitue un véritable “blocage” de la création littéraire. C’est à lui que nous devons, dans le genre du roman surtout, le plus grand nombre d’échecs. » En libérant ses auteurs de ce carcan – et il était le premier à le faire de façon systématique – Gérard Klein leur donnait les meilleures chances de réussite. Et surtout, il créait un précédent, il réformait l’usage et plaçait l’édition de science-fiction à la pointe du progrès social.

Dans la lettre déjà citée, il m’écrivait encore : « Toutes ces conditions (…), je les crois néanmoins beaucoup plus favorables que celles que sont à même de vous proposer tous mes confrères du passé et du présent. Elles sont comparables, toutes choses égales d’ailleurs, à celles qui sont proposées aux écrivains américains pour leurs propres œuvres dans leur pays d’origine et dans le cadre de séries comparables à la mienne. Vous y trouverez peut-être la trace de mon métier d’économiste et de mon expérience personnelle d’écrivain. »

Gérard Klein rompait délibérément avec la tradition qui veut que l’écrivain vive de ses rentes ou de l’air du temps et n’ait aucunement à se préoccuper des sordides questions de gros sous.

Parmi les auteurs français, Gérard Klein a publié André Ruellan, Philippe Curval, Jacques Sternberg, Christian Léourier, Pierre Christin, Pierre Pelot… D’autres viendront. L’excellent roman de Philippe Curval, Cette chère humanité, a été le premier livre français à obtenir le prix Apollo, en 1977.

La réussite a-t-elle été à la mesure de l’ambition de Gérard Klein ? Je ne saurais le dire. Mais le bilan, pour la science-fiction en France et pour la science-fiction française, est tout à fait extraordinaire.

 

Gérard Klein enseigne à l’IEDES où il rencontre André Decouflé, alors directeur des études.

Entre 1970 et 1971, il prend une « année sabbatique » qu’il consacre au démarrage d’Ailleurs et demain, à la mise au point des Seigneurs de la guerre. Il commence à écrire les nouvelles qui constitueront les inédits de la Loi du talion. Il retrouve la SEDES après treize mois de studieuses vacances et un voyage en Roumanie.

Sur sa suggestion, la Caisse des Dépôts fonde un groupe de prospective, dont il devient un membre actif. Il l’est toujours. En 1971-1973, le Laboratoire de prospective appliquée, fondé par André Decouflé, connaît de sérieuses difficultés ; il collabore à sa remise sur pied. À cette époque, son grand projet était de réunir des gens – spécialistes ou non – pour réfléchir à certains thèmes, en particulier aux aspects sociaux des phénomènes techniques et industriels, négligés par les techniciens. Il souhaitait aussi organiser les Caisses d’épargne au niveau européen, en profitant de sa position de conseiller à la Caisse des Dépôts.

Dans le domaine de la science-fiction, il travaille avec Jacques Goimard, qu’il connaît depuis 1958, et Demètre Ioakimidis à la Grande Anthologie de la science-fiction anglo-saxonne, actuellement publiée par le Livre de Poche. En 1971, après l’année sabbatique, il publie les Seigneurs de la guerre dans sa collection. L’été 1972 est marqué par une nouvelle période de dépression consécutive encore au surmenage. En 1973, il fait un voyage en Égypte (peu avant la guerre du Kippour). Il obtient de la SEDES un aménagement d’horaire, ce qui lui permet de consacrer un peu plus de temps à la science-fiction. Il publie son recueil, la Loi du talion.

En 1974, il crée chez Seghers la collection Constellations, en partie consacrée à une passionnante anthologie de la science-fiction française, dont trois volumes sont actuellement sortis : le Grandiose Avenir, En un autre pays, Ce qui vient des profondeurs.

En 1975, il publie, dans un Cahier du Laboratoire de prospective, un important essai, dont il a été question ici : Malaise dans la science-fiction. Ce travail est consacré à une analyse sociologique du thème de la catastrophe dans la science-fiction américaine. Il avait développé une réflexion similaire, à propos de la science-fiction française, dans la préface des « romans de Sciences et Voyages{23} ». Malaise dans la science-fiction sera repris en 1977 par les Éditions de l’Aube enclavée.

En 1976, Gérard Klein quitte la SEDES, en restant conseiller de la Caisse des Dépôts, par l’intermédiaire du groupe de prospective. Il crée chez Laffont – où il est désormais éditeur-conseil – une nouvelle collection de science-fiction destinée aux jeunes lecteurs : l’Âge des étoiles. Les premiers titres paraissent au début de 1977.

En 1978 : une collection de prospective, Les visages de l’avenir.

Comité de rédaction de la revue Futurs, avec Igor et Grichka Bogdanoff, Philippe Curval, Pierre Delmotte et Jean-Claude Mézières. Il signe plusieurs articles dans cette revue.

 

Depuis 1970, Gérard Klein est de plus en plus absorbé par son métier d’éditeur (directeur de collections et éditeur-conseil), s’ajoutant à ses activités d’économiste et de sociologue. Même pour un homme ayant son exceptionnelle puissance de travail, il n’est pas possible d’être au four et au moulin. Il écrit de moins en moins de fiction. Au cours des deux ou trois dernières années, il a surtout signé des textes théoriques, parmi lesquels on remarque un grand nombre de préfaces, dans les collections qu’il dirige, ainsi qu’au Livre de Poche et dans le Livre d’or de la science-fiction{24}. Comment ne pas regretter, cependant, qu’il n’ait plus de temps à consacrer à la création, parce qu’il se voue à l’œuvre des autres ? Comment ne pas regretter qu’il n’ait pu achever Numéra, un important roman en cours depuis plusieurs années, ou écrire des nouvelles de la classe de Jonas, Réhabilitation ou Ligne de partage ?

Mais ceux qui l’ont vu, un soir de l’été 1977, animer une séance de « création collective » sur un thème de science-fiction savent qu’il est plus que jamais bouillonnant d’idées et qu’il va certainement se remettre un jour prochain à l’écriture. Ce sera peut-être Numéra ou n’importe quelle autre histoire… de science-fiction, bien sûr.

Ajoutons, en citant la biographie rédigée par Monique Battestini pour présenter la nouvelle les Voix de l’espace, dans le Grandiose Avenir (p. 158) : « Gérard Klein apprécie beaucoup l’art contemporain et notamment le dessin fantastique dont il fait collection, la musique pop, surtout cosmique (Pink Floyd, Tangerine Dream, Heldon). Il aurait voulu faire une carrière de sculpteur dans le Mec’Art, et se console en bricolant (surtout dans l’électronique) et en plaquant des accords impossibles sur un synthétiseur VCS 3. »

J’emprunterai la dernière touche du portrait à un livre de Florence Vidal, Savoir imaginer{25}. La description du créatif par l’auteur s’applique superbement à Gérard Klein.

« Cultivé à l’extrême, dans un domaine ou plusieurs, il ne se laisse pourtant pas abuser par cette culture, et peut s’étonner comme un enfant. Il focalise son attention en restant disponible pour les alertes divergentes. Il doute de lui, tout en maintenant une foi totale en ses possibilités. Il peut être implacablement logique et ne pas refuser l’extravagance des délires » (pp. 66-67).

Les deux grandes passions de Gérard Klein restent la science-fiction et la réflexion sur les problèmes contemporains ; et il aime par-dessus tout lier l’une à l’autre.