ACMÉ OU L’ANTI-CRUSOÉ
 
(1975)
 

Cette nouvelle, publiée en 1975 dans l’anthologie de Daniel Walther, les Soleils noirs d’Arcadie, est une des dernières écrites par Gérard Klein. « Il estime indispensable de la lire trois fois de suite pour apprécier pleinement l’effet de circularité » (En un autre pays, présentation de la nouvelle la Planète aux sept masques, p. 225).

Le recueil collectif de Daniel Walther se vouait explicitement à la « fiction spéculative ». Acmé appartient nettement au genre connu sous le nom de new thing, rattaché en France à la fiction spéculative, comme le notent Igor et Grichka Bogdanoff dans leur livre précieux entre tous, Clefs pour la science-fiction{27} : « Et de fait, le terme fiction spéculative (…) semble plutôt évoquer une nouvelle forme de S.F. qui, comme en Angleterre, entremêlerait le renouvellement des thèmes et des idées avec le travail sur l’écriture proprement dite » (p. 107).

Quant à la new thing, elle est pour John Brunner « une illusion d’optique ». Mais voici l’analyse d’Igor et Grichka Bogdanoff : « Au contraire, la new thing se caractérise par un “degré zéro” de l’action qui s’est, pour ainsi dire, évaporée dans le travail de la langue elle-même. (…) L’auteur cherche à nous intéresser à ce qui est écrit, pas à ce qui se produit » (Clefs pour la science-fiction, p. 101).

 

 

Doucement les basses sonnez trompettes.

J’ai dit doucement et que les violons accompagnent la valse lente de l’Acmé autour de la planète Terre. Ça tourne pépère. Toutourne rond. Sirond que tu le sens même pas, mollement posé sur un coussin de translation uniforme infléchie par l’attraction terrestre.

Autrement dit

Apesanteur.

 

Il revient l’enfant prodigue. Et il fut écrit allez chercher le plus beau de mes veaux et égorgez-le. Mettez vos plus magnifiques vêtements car il est revenu enfin le fils que je croyais perdu.

J’ai déjà lu ça quelque part.

Non. J’ai déjà dit ça.

C’est tous les jours le premier jour grâce à NET.

 

Alors, écoutez, la Terre apparaît au voyageur a beau mentir qui revient de loin comme une bille boule sphère marbrée, le plus beau de tous les joyaux après celui que cache entre ses cuisses la petite Lisa, morte depuis longtemps ou plus que centenaire, la Terre a reçu ses os et fait

SILENCE

Les salauds se taisent. Les salauds se cachent. Vais leur apprendre à chanter moi. Question pourquoi tiennent-ils leur clapet bouclé, pas une émission pas une balise pas un appel de phare, pas une note de musique, pas un bulletin d’information, pas un mot de Cap Kennedy-Mao-De Gaulle. Pas un discours, pas un mot de bienvenue, pas une petite chanson.

Pourtant je ne suis pas sourd. Pasourd. Je me reçois cinq sur cinq. Il est écrit bien avant l’orbite de Pluton aurais du recevoir messages. Rien. Bruit sourd crachement explosions sifflantes soleil ronronnant foutu marmite.

Brucrachexsi. Sexycachexie.

Moi je pianote en morse

ACMÉ

CALLING MOTHER EARTH

Alpha calling mother earth

Je crie en tapant des pieds

ACMÉ

Non, pas de voix. Vous savez bien que je ne peux plus entendre de voix humaines. Pas d’opéra ni Ella Fitzgerald ni Suzy Billy Pussy Earthenware dans son grand numéro de pianola vaginal, avec chœurs. Ou cœur. Nicht mehr. Plus une voix. Ou je vais

Pleurer.

 

La terre, ronde comme une fesse bleuie de coups qui fait silence, la vache. Moderato Andante Debilitate – MAD – DAM – MADAM. Pas de ça bondieu pas de ça par le nombril de la lune et les cornes vertes du petit bouc broutant le pôle. Broutant la terre verte.

 

Il pourrait vous raconter son histoire s’il y avait quelqu’un pour l’écouter, lui faire rien qu’un clin d’œil pour que commence à se dévider la bobine des mots, tourne tourne comme ce manège elliptique autour de la Terre tertia troisième à partir du soleil, dans l’ordre logique et selon les règles de la narration. Mais déjà, il l’a dite et redite, dévidée la bande magnétique d’un bobineau à l’autre au point que la bande éraillée présente de curieuses lacunes tandis que l’enregistrement de sa voix s’est transporté d’une spire sur l’autre par endroits. Il pourrait vous dire, aurait pu dire, a dit, dit À l’origine était le verbe d’une femme

Do you know the story of that woman who said to that man That much love I can’t stand. Please, go away

B

And he went away, very far indeed

L

Farer than the Moon. Farer than Pluto.

U

As far as the very next star but the sun.

R

And someday, he came back

B

Poussez poussez l’escarpolette. Si je pouvais descendre de ma balançoire et me dégourdir les pieds dans l’herbe verte d’un château anglais.

Je veux descendre. Donne moi la main huit cents kilomètres ce n’est pas une affaire, si quelqu’un pouvait stopper la giration de

la balancelle foireuse cyclotron cyclothymique. Arrêtez le manège. Ils disaient t’inquiète pas fiston la navette elle t’attendra tu la reverras la culotte à Lisa.

Je scrute.

le ciel noir. No no navette. Pas un bout de métal dans le vide giroyant. L’éboueur galactique a bien fait son boulot. Nettoyé le velours grinçant je vous dis. Le voleur a laissé la lune à la fenêtre. On se demande pourquoi. Pas un atome de ferraille Ô spoutnik voskhod écho, marine, gemini, explorer, apollos, surveyors, ecliptics, vieille lune de Bilbao et terre neuve de Shangaï qu’a-t-on fait de vos entrailles ? A-t-il ramassé ses cailloux, le petit poucet ? À l’homme de la lune on a fauché sa menue monnaie.

En vérité je vous le dis en vérité à celui qui n’a rien il sera donné de beaucoup attendre sous le haut réverbère misogyne. Non elle ne viendra pas il a beau l’appeler, la navette en forme de cœur qui lui servirait d’escabeau pour descendre du ciel.

Ya plus.

Il avale déglutit ingère une pilule de NET, le gobe-éthernité, le comprimé qui a mis les étoiles dans le creux de la paume de l’homme, et qui, ô miracle, est alchimisable à partir des excréments, merde pisse et sueur.

NET assimile le temps.

Un moment de

Flash confusion puis plus d’hier secondes minutes jours, tout est avalé, dissout, décalcifié, une chaîne de perles confondues en un seule perle. Plus de passé souvenir à remémorer remâcher turlupiner. NETtoyé le temps passé.

What do you think ? A man alone could stay sane during a trip of ten twenty years ?

NO ELAPSED TIME

Un chouette filet gluant à encager les heures.

 

Le même jour qui n’a point eu d’aube et qui ne connaîtra pas de crépuscule (re)commence. Oh, ce n’est pas une hallucination non, ni une amnésie, ni une arythmie, ni une athymie. Il se souvient de tout parfaitement

des jambes de Lisa, Cristina, Jacqueline, Lisa surtout, blanches comme des lys, et du ventre blond dont il s’est retiré hier seulement, la queue frémissante encore, encore, encore, encore dit-elle –

la culotte blanche mais Lisa morte morte qui criait si gentiment du bout de ses doigts.

Il pense, serein, que le jour standard recommence serein depuis près de quatre-vingts ans sans lui sur la Terre. Il n’y a pas de calendrier, petites feuilles envolées, ni de compteur qui dise le nombre des jours, ni même de ses jours spatiaux spéciaux de trente heures (standard) dont approximativement le bout à bout fait entre vingt et trente ans de sa vie à lui contre non il ne veut pas le savoir de la vie de Lisa plus que centenaire. On explique aux enfants qui l’ignorent et aux vieillards qui ne veulent pas le croire que la mécanique relativiste contracte le temps aux approches de la vitesse de la lumière.

Mais moins que NET qui contracte tous les jours en un seul jour. Saviez-vous que le temps, c’est de la merde et que, purifiée, elle abolit le temps ?

Tout le monde le sait. Le temps excrète NET.

 

Tout le monde pas de monde ni bannières ni couronnes mais des fleurs, des forêts de fleurs sur la verte terre qu’il discerne si bien aux oculaires, bon dieu qu’est-ce qu’ils foutent attendent de venir me ramasser.

Damassés étaient les draps de lit

Sa –

 

QUESTIONS HYPOTHÈSES

Où sont-ils passés ?

Pourquoi se cachent-ils ?

Que craignent-ils ?

Qu’attendent-ils.

Sont-ils tous more

zen human, décervelés, métempsycosés, décorporés, spiritualisés ?

Retournés à la nature sauvage servage ?

Est-ce une farce ? Cachés sous les feuilles des chênes baobabs brins de muguet retenant leurs rires. Un siècle pour préparer leur blague. Chauffe, petit.

Je tape, frappe, rape, sape

ACME

ALPHA CENTAURI MOURUD ENNMI

Logiquement

Dans l’ordre purement aléatoires des probabilités

Ils

Rêvent dans des cryptes fraîches et secrètes

ont égayé crûment leurs particules le champignon d’une guerre éclair suprême,

ou,

l’épidémie naturelle provoquée artificielle a clairsemé leurs rangs au nombre de leurs doigts puis rien.

ALPHA CENTAURI MOURNED EARTH

Amen

ta fraise, imbécile.

La nature violée s’est retournée contre eux et les a dévorés de sa bouche velue. Vint de l’espace une espèce envahissante qui les détruisit avec méthode de crainte peut-être d’être un jour surprise

et je suis, pensa-t-il plus tard, le monument fragile de l’humanité funèbre.

Oh ! Oh ! Oh !

 

Un danseur Arapho exécutant la Danse du Fantôme sortit de sa transe pour chanter :

Je tourne autour

Je tourne autour

Des limites de la terre

Des limites de la terre

Je vole avec mes ailes aux longues plumes

Je vole avec mes ailes aux longues plumes

Lisa, il rêve par dessous, exécutant la danse du ventre.

Ils ont muté chuté à la suite peut-être d’expériences drogues libidinales ou bien manigancé tous les pouvoirs de l’inconscient, donc les cinquième, sixième, septième, ciels, et d’un doigt impatient, les mutantinets, ont écarté les oripeaux du réel et se sont glissés en d’autres espaces. Ô la joyeuse migration, libres, ils sautent de planète en étoile, tout parsemant l’univers, ayant derrière eux laissé à peine quelques vieillards débiles. Dont lui.

À moins qu’ils n’aient construit de vastes nefs supraluminiques et ne se soient égaillés sur les chemins du vide, oubliant l’homme

– qu’il se démerde –

comme poussés par une obscure force.

Lemmings grands. Moi pas moi pas moi pas ô cruelle ironie du destin le plus grand des voyageurs fut laissé pour conte et jamais le voyeur Ulysse ne fit son usage dans la tunique sage de pénélisa. Je.

Vas-y mon pote, tu flambes. À force de chercher, tu finiras bien par trouver on se demande quoi de la raison qui embrasa de verdure la Terre dans la subversion du béton. Tu as, mon fils, un jour entier pour trouver, un jour éternel recommencé.

Peut-être que le voyage a duré un million, liard d’années, une petite erreur indépendante de Notre Volupté s’étant glissée dans les calculs ou peut-être qu’ils ont détraqué le temps et qu’ils l’ont renvoyé à ses sources, à rebrousse, tout s’affaissa dans sa cause

toujours mon pote secousse

Les hommes milliardaires se sont faits tous petits et tels pucerons se cachent sous le dessous des feuilles cuspides, suce pine cupide les tendres liserons d’Élisa. Un jour lamnésie vint remplacer lamort. Tous se réveillèrent sages, n’ayant plus que d’avenir, mais de machines plus.

Il est cinqheures, l’heure du thé. À la vintcintième heure, il sera exactement l’honneur et l’avantage d’écouter sans broncher le cincentième concerto brandbourgeois avènement suprême de l’art de l’homme ou ritournelle

sans con

séquence   Ô lisa mona qu’ont-ils fait de ton sourire ?

Taratata tatou raté.

 

Donc résumons-nous. Les faits sont les faits. L’effet sans les fées. Les fesses ont les faix. Il dicte. À mon retour d’une circumnavigation alphacentaurienne et ayant constaté, dûment mandaté par l’espèce humaine, dans ce système double l’absence de toute planète propre à la sommation et par voie de séquence de toute vie et civilisation au traire de ce qu’il avait été imprudemment espéré, je découvris que a) la terre ni aucune autre source distincte n’émettait de message dans la gamme réservée aux communications spatiales ni dans aucune autre femme, b) aucun objet manufacturé n’orbitait dans l’espace circumterrestre et a fortiori aucune navette susceptible de me ramener au sol, c) aucune construction ni autre trace de l’humaine industrie tels que réseau routier ou ferroviaire, canaux, lacs circulaires, montagnes normalisées conique ou pyramidale, cratères, etc., n’était décelable à la surface de l’humaine planète, d) la végétation avait recouvert la totalité des zones à laquelle elle pouvait prétendre quoique se montrant clairsemée à l’approche des pôles, e) aucune présence animale n’était observable sous ce couvert malgré la qualité des instruments d’observation dont est doté le Alpha Centauri Module Explorer,

En conclut et déduit la disparition de l’humaine espèce en tant que telle, engloutie, vaporisée, absorbée, mutée, éradiquée, émigrée, involuée, déplacée, surclassée, basculée, essaimée.

 

Se sont-ils pour échapper au regard du voyeur stellaire transformés en rameaux, sèches dryades ? Dur Amen. De quelle crainte furent-ils Antée, ô fils désarmés de celle qui les ravala ?

 

Et estime donc demeurer, sans le proclamer en droit, le dernier homme au-dessus de la Terre. Petite/frappe/à la porte.

Ils ont giclé dans le temps, en arrière toute, se sont spores répartis au fil des ères heures.

Bref, pour moi le pépin.

 

À bord, chers amis, on ne manque de rien. Lakmé fut construit pour le voyage éternité. Recyclage intégral. Et tant par délicate attention à l’endroit du titulaire que souci d’ambassade envers d’éventuels étrangers furent chargés dans les soutes à mémoires échantillonnage assez complet des créations humaines, livres, musiques, films, quelle arche culturelle les amis. Pas question de s’ennuyer. Pas le temps. J’habite un vrai tonneau. Mais sans lanterne.

Ya tout, je vous dis.

Sauf. Et seins.

 

Il n’y a rien à dire.

Il n’a rien à dire. Sauf à redire.

Il regarde des points lumineux, des points de couleur, entre eux, c’est le noir, ni le noir chuintant du velours, ni le noir éclatant du jais, ni le noir terne des grandes profondeurs, mais c’est le noir de l’absence, le noir d’entre les choses, le noir d’entre les secondes.

Le noir, c’est le vide. Et les points colorés sont les étoiles. Des étoiles en nombre limité derrière le cristal qui retient sa vie, comme si la couleur, les couleurs, avaient manqué pour éclabousser ce grand mur de nuit. Il pense, bon dieu les étoiles.

Puis il se remet à compter les choses qu’il y a dans sa tête. Il n’y en a plus beaucoup. Un pied qu’il saisit et il remonte le long d’une jambe, un peu grasse, une jambe de femme, les yeux, la bouche collés à la peau tendre de la cuisse, il progresse vers la fente bien ouverte, humide, et il rêve le vagin étroit et chaud, la joue collée contre le poil, l’épaule enfoncée entre les deux cuisses, l’œil presque au niveau du nombril et au-dessus, loin, l’ombre de collines douces des seins vers lesquels ses mains pourraient se tendre. C’est la chose qu’il a dans sa tête à laquelle il tient le plus. Déjà, il a oublié le nom de la femme et perdu la plus grande partie de son corps. Il sait que le tuyau creux de chair restera en dernier, au-delà du sens, au-delà du souvenir. Il ne peut pas toucher la femme et pas non plus la pénétrer parce qu’il est engoncé dans sa combinaison, et parce qu’il la porte dans sa tête et qu’il ne peut pas plus entrer dans sa tête qu’en elle. Il sait qu’il ne touchera plus jamais de femmes, même s’il ne sait pas très bien pourquoi.

Un effort.

Il n’y a plus de femme.

Sauf dans sa tête. Il regarde les points et se souvient que ce sont des étoiles. Des cheveux, la chevelure de Bérénice, cela se trouve dans les étoiles, qui sont des boules de feu qui se meuvent dans l’infini, groupées en essaims lentiformes qui se nomment galaxies, et autour desquelles tournent des mondes, des planètes, des billes de feu et de terre et d’eau et d’air et il en est une qui revêt une importance particulière et qui n’existe plus que dans sa tête.

Un rapport existe entre la femme et la planète qui n’existe plus que dans sa tête, comme un lien, au point que quelque chose se met à durcir, très bas, très loin, et le gêne, pris dans les plis de sa combinaison et il sait que cette chose veut entrer dans le vagin creux de la femme, mais n’y pénétrera jamais, car il n’y a plus de femme. Et il sait que l’espace entre les étoiles est creux. Mais qu’il n’y entrera pas, ni personne, car il n’y a plus personne.

Me dis-je.

Tout est NET.

 

Le jour tombe sans qu’il y ait de nuit.

Il se sent las, moulu.

Un autre jour NET commence

Le même naît.

 

ARIVIDERCI COMPAGNON DE LA MERDE ÉTERNELLE