LA TUNIQUE DE NESSA
(1965)
Cette nouvelle, publiée pour la première fois dans Fiction de mai 1965, a été reprise dans le recueil Histoires comme si… où elle se trouve classée parmi les histoires mythologiques.
C’est aussi la plus belle histoire d’amour de Gérard Klein. Comme celle de la Loi du talion (dans le recueil de même titre), elle finit tragiquement. « L’amour est une dangereuse affaire, au moins pour notre espèce » (la Loi du talion).
Nessa évoque Nessus et la tunique qui causa la mort d’Hercule. Mais le mythe reste énigmatique. Il existe une parenté de ton, de style et d’atmosphère entre cette nouvelle et la Planète aux sept masques, qui figure dans la dernière partie de cette anthologie. Peut-être les deux récits s’éclairent-ils mutuellement ?
Comme dans beaucoup de textes de Gérard Klein, on relève la fascination du nom : « Je n’ai pas de nom. Pourquoi aurais-je un nom ? Je suis unique. »
« Les vêtements des Atôls sont vivants. »
Kurt Steiner.
Il se passe bien des choses derrière les murs de Tula, l’oasis de cristal. Rien dans le ciel léger de Mars ne recèle tant d’étrangeté, rien non plus sur l’horizon plat, désert, derrière lequel descendent les silhouettes dérisoires des caravanes qui s’en vont vers le sud quérir les produits fabuleux des mines. Et même les rues de Tula sont décevantes pour le touriste qui, tombé du ciel, venu d’une lointaine étoile, ou tout simplement de la Terre, s’égare entre ces bâtiments nets ou anciens que le vent a polis et comme recouverts d’un vernis, car les rues de Tula, sauf à certaines heures, certains jours, sont presque abandonnées. Un indigène furtif passe, enveloppé dans les replis de son manteau de sable. Une porte bée, une étoffe s’agite dans l’embrasure triangulaire d’une fenêtre, une des tours de cristal chante dans le vent, et, dans les cavernes profondes, gronde parfois l’eau, le sang de Mars. Ainsi passent les heures.
Pourtant, à Tula, depuis une haute antiquité, se superposent plusieurs univers. Le monde de Mars, bien sûr, et ses patriciens cloîtrés que l’on ne voit guère hanter les places de la ville, habitués plutôt à regarder défiler les jours au travers des trames métalliques et multicolores de leurs jeux d’ombres ; le monde de la Terre aussi, ancien, rigoriste, quelque peu poussiéreux, et qui s’essaie à conserver ou à trouver la dignité même des patriciens de Mars, qui vient, parfois, à Tula, chercher un exemple en échange de sa puissance un peu ternie sans doute, mais qu’épaule la jeune force des mondes stellaires.
Sans les stellaires et leur exubérance, sans leur goût du vertige et leur sens du délire, leur naïve passion pour les antiquités, leur bonne humeur grossière, leurs trafics odieux et toujours florissants, leur brutalité franche et leur admiration, sans leur richesse surtout, Tula ne serait plus que ruines, Mars qu’un monde mort, et la Terre, chuchote-t-on, rien qu’une vieille bâtisse. Mais les stellaires viennent à Tula en bandes joyeuses, ou il arrive encore qu’ils fuient dans la libre cité martienne les rigueurs d’une loi ici inconnue, il arrive que soient rejetées sur les rivages du grand désert martien, sur ce cap de l’espace, de singulières épaves. Des races variées se côtoient, se querellent ou s’ignorent. Et le calme des rues de Tula n’est qu’un masque trompeur, disent d’aucuns, qui recouvre la réalité grouillante des demeures de Tula et des tours de cristal. L’absence d’appareils et de machines qui frappe le touriste cache mal la technologie débridée qui hante certains antres. Une douzaine de vieilles sciences sont encore pratiquées ici et oubliées partout ailleurs. Des êtres semblent parfois surgir de terre qui ne peuvent appartenir à la même dimension que les nefs aux courbes pures qui se dressent dans le port stellaire, ou que les vêtements bariolés des touristes.
Tula est comme une pièce de monnaie, elle a deux côtés.
Ou comme une tunique, elle a un envers.
Les deux garçons suivaient la fille depuis un certain temps. L’un était blond et les cheveux de l’autre tiraient sur le brun. Il était inscrit sur leurs vêtements et sur leurs traits durs qu’ils étaient des stellaires.
Au reste, ils portaient à la ceinture une arme minuscule, mais redoutable, que la Terre interdit et que Mars dédaigne. Ils avaient aperçu la fille en traversant une petite place, celle-là même où trois cent cinquante ans plus tôt, un homme de la Terre, du nom de Vochine, avait conclu avec les patriciens, au nom de sa planète, une alliance, et c’était en souvenir de ce traité qu’une fontaine coulait jour et nuit sur la place, ce dont les garçons ne s’étonnaient guère, puisqu’ils étaient originaires de mondes dotés d’océans. Au demeurant, ils se souciaient peu d’Histoire. Ils avaient vu la fille, et elle leur avait plu, assise sur le rebord de la fontaine, affectant de ne point les remarquer, lissant ses cheveux bleus, passant parfois ses doigts minces sur son front pur, haut et bombé. Elle s’était levée à leur approche et s’en était allée, droite, à pas lents vers l’une des ruelles adjacentes. Ils l’avaient suivie. Son départ leur avait semblé un défi. Ils ne comprenaient pas qu’une fille sur Mars pût désirer leur échapper, surtout une fille qui n’appartenait visiblement pas aux familles des patriciens et qui n’avait pour se vêtir qu’une tunique dérisoire, trop longue et dont les plis moulaient ridiculement le corps.
Ils n’avaient rien dit et l’avaient suivie. Ils n’avaient rien besoin de se dire. Il leur était arrivé souvent, déjà, sur d’autres mondes, de mener ainsi une chasse silencieuse et de forcer enfin la proie sans avoir eu besoin d’échanger un seul mot. Ils étaient sûrs d’eux, fiers d’eux et de leur origine, de leur monde, de leurs vêtements, de leurs armes, de leur fortune, de leur violence. Ils parlaient avec mépris des gens des vieilles planètes, comme ils l’avaient entendu faire.
Pourtant, ils n’eussent pas osé s’attaquer à une martienne, même s’ils l’avaient désiré. La lâcheté commence là où cesse la puissance. Mais la fille, de toute évidence, n’était pas martienne. À vrai dire, son origine leur importait peu, pourvu qu’elle fût étrangère et que le risque ne fût pas bien grand.
Ils l’avaient suivie, sans presser le pas, dans le dédale courbe des rues de Tula. Ils ne craignaient point de se perdre, tant ils avaient erré souvent, en quête d’une aventure, dans l’oasis. Ils s’étonnaient même, silencieusement, de n’avoir jamais rencontré la fille ni dans les rues, ni dans les maisons du port dont ils avaient épuisé avec méthode les délices provinciales.
Ils s’ennuyaient. Et c’était pourquoi ils suivaient la fille. Ils étaient venus sur Mars, à Tula, au cours d’un long voyage qui devait les conduire sur un grand nombre de mondes et leur apprendre les coutumes, les traîtrises, les vanités et les faiblesses des peuples qu’en dignes fils de Princes Colons, ils mettraient plus tard en coupe réglée. Ils s’étaient moins souciés d’apprendre que de vivre. Et le goût des souvenirs leur avait valu quelques vilaines histoires. Il manquait à leur collection un souvenir de Mars. Et c’était ce qu’ils voulaient obtenir de la fille, un souvenir de Tula.
La fille ne se décidait pas à fuir. Cela les contrariait. Ils auraient préféré une course éperdue, une résistance acharnée, voire un combat qui eût donné du piment à une affaire qu’ils étaient sûrs d’emporter. Les gens à Tula ne se soucient guère, en effet, du désordre. Les patriciens ne descendent jamais dans la rue ; les touristes s’inquiètent peu du sort de ceux qui n’appartiennent pas à leur monde, et la police du port s’occupe d’autres causes que de celle d’une fille qu’on viole.
Hjalmar, le blond, prit de l’avance sur Mario. Il avait plus que l’autre du goût pour la poursuite, et moins pour la curée. Lorsqu’il vit l’étrangère choisir les ruelles sinueuses de l’Epipole, il en conçut un regret. Elle atteindrait bientôt les murs de la ville, et faute de pouvoir fuir encore, devrait céder. Car les murs ne comportent qu’une seule issue, protégée par des chicanes des vents dominants : le seul ennemi qu’ait jamais connu Tula, hormis ceux qui descendirent du ciel et qu’aucun mur ne pouvait retenir, est le sable. On n’en trouve pas un grain dans les rues quoique les dunes montent à l’assaut des murailles sans cesse dégagées.
Mario reprit la tête, et croyant atteindre la fille au détour d’une rue, se mit à courir. Mais alors qu’il allait la toucher, elle détala soudain et le distança. Tournant la tête, Mario sourit à Hjalmar. La vraie chasse allait commencer.
Ils furent déçus pourtant, car au bout d’une centaine de pas, la fille tourna, et lorsqu’ils arrivèrent à la hauteur de la ruelle étroite, elle avait disparu. La ruelle était une faille entre deux murs blancs et lisses qu’on pouvait toucher des deux mains sans presque étendre les bras. Une allée de ciel limitée par les bords parallèles des hauts murs lui servait de toit. Il y régnait une ombre que la blancheur des parois rendait neigeuse.
Mario marchant devant, ils avancèrent à pas vifs. Leur excitation était doublée de cette exploration, au point qu’ils faillirent passer devant le porche sans le remarquer. Ils le manquèrent, puis revinrent en arrière. Le porche était une ouverture triangulaire, juste assez haute pour laisser passer un homme courbé, et dont la base se trouvait à hauteur de genou. L’ouverture donnait sur un jardin martien, un jardin de pierre.
Ils examinèrent le jardin par l’ouverture, et voyant son état d’abandon, n’hésitèrent plus à entrer. Nul patricien n’eût laissé ainsi s’effondrer les équilibres fragiles des cristaux récoltés dans le désert. Il fallait que la maison fût peuplée d’étrangers.
Leur surprise était telle qu’ils en avaient oublié leur proie potentielle. Leur passion pour la chasse s’était muée en une soif de découverte. Ils progressèrent, silencieux et prudents, dans les allées dont les pierres avaient été, chacune, l’objet d’un choix et d’un arrangement subtil. Et leurs pas lourds détruisirent un peu plus l’ordre du jardin.
Mario brisa de l’index la ramure d’un cristal qui s’arrondissait devant lui, et, sous le choc, dans le silence, la fleur aux airs de givre s’écailla, s’effrita. Une catastrophe minuscule se propagea d’arête en arête tandis que le réseau moléculaire s’abolissait.
Mario chercha le regard de Hjalmar qui montrait quelque gêne et éclata de rire. Tout était vieux ici et rien ne subsistait plus que par l’aspect, ou presque. Le jardin de pierre était à l’image de Tula.
Un mouvement doré retint l’attention de Hjalmar. Il vit qu’entre les pierres se mouvaient des insectes ou de curieux jouets. Les chemins qu’ils suivaient étaient si anciens, répétés sur des rythmes inaltérables, qu’ils les avaient polis. Dans le jardin, ces insectes ou ces automates introduisaient de la mobilité. Et peut-être étaient-ils les aiguilles détachées d’une horloge aux heures irrégulières ?
Mario fit un écart, abandonna l’allée et leva le pied pour frapper. Mais Hjalmar le retint, et du doigt lui montra dans une encoignure un passage triangulaire, symétrique de celui qu’ils avaient franchi.
— La fille, dit-il.
Mario revint dans le sentier.
Elle n’avait pu fuir par une autre issue, à moins que, selon les légendes, l’entrelacs des lignes et des cristaux n’ouvrît des portes sur des continents éloignés. Quoiqu’elle fût étrangère, elle avait osé plonger dans les profondeurs du palais, et c’était assez le signe que les patriciens ne l’habitaient plus. Pourtant, ils hésitèrent une seconde devant l’ombre, si crue qu’on l’eût dite peinte sur le mur crayeux, les oreilles bourdonnant de mille contes atroces. Puis d’un mouvement trop décidé, ils s’y jetèrent, et la nuit soudaine fit à leurs yeux l’effet d’une eau glacée.
Ils avancèrent, les mains tendues devant eux et se heurtant aux coudes brutaux du labyrinthe serpentant dans l’épaisseur du palais. La muraille refusait si bien de réfléchir le jour que, même en tournant la tête, ils ne pouvaient discerner un halo de lumière. Mario, qui marchait devant, sondait le sol.
Très au-dessus d’eux, le jour naquit comme un battement d’aile, tombant d’une hauteur formidable entre ces murailles grises, et dessina une brève zébrure qui répétait dans le ciel le tracé du couloir étroit.
Ils couraient maintenant sur un tapis de sable.
Les murs s’entrouvrirent et s’abaissèrent tandis que le labyrinthe s’achevait en une longue spirale. Mario s’élança et trébucha. Sans l’aide de Hjalmar, il serait tombé. Un bâton jailli d’un tas de loques lui avait bloqué la cheville.
Les loques bougèrent avec une lenteur cérémonieuse. Un bras prolongeait le bâton et lui ressemblait. Mario leva le pied, mais Hjalmar le bouscula. C’était assez de forcer l’entrée d’un palais sans tuer son gardien.
— La fille ? demanda-t-il.
Les yeux blancs le fixèrent, si fixes et si pâles qu’il les crut aveugles. Le visage était du même ivoire pâle que le bras et le bâton, mais les rides y avaient tissé un réseau bleuâtre qui emprisonnait les traits.
Les lèvres sèches s’ouvrirent comme un bec. Alors seulement, Mario vit que trois des doigts de la main qui serrait le bâton étaient tombés, et que le pouce et le majeur qui le tenaient semblaient avoir poussé comme deux racines autour d’une pierre.
— Dommage, dit le vieillard. Curieusement, sa voix était ferme. « Vous êtes jeunes. La vie peut vous être douce et longue. »
— La fille, cria Mario, irrité, et Hjalmar découvrit que l’endroit, malgré le nombre des murs, était tout à fait dépourvu d’écho.
— Vous ne devez pas, dit le vieillard. Vous devez vivre. Elle est d’un mauvais signe.
Mario éclata d’un rire faux et posa le pied sur le bâton qui craqua.
— La fille, répéta-t-il, comme si c’était le seul mot de la vieille langue qu’il connût. Je ne la crains pas. Écoute, je la paierai. Je l’achète. Elle n’est pas martienne.
— Cherchons-la seuls, dit Hjalmar, mal à l’aise, lui tirant le bras. Il ne sait sans doute rien. Les martiens se soucient peu des étrangers.
— C’est la vérité, dit le vieillard. Personne ici, je crois, ne sait d’où elle vient. Elle porte sur elle un démon.
— Laisse-le, dit Hjalmar. Tu vois bien qu’il est fou.
D’un mouvement brusque, Mario écrasa la canne qui se rompit. Hjalmar tressaillit. Il avait cru entendre le craquement d’un os.
— J’irai seul, dit-il, si tu perds ton temps à discuter.
Mario, d’un air dégoûté, hocha la tête et lui emboîta le pas.
Juste avant le tournant, Hjalmar regarda derrière lui. Le vieillard avait posé ses deux mains sur sa tête ; c’était un signe de grand deuil. Une seconde, Hjalmar se demanda sur quel destin pleurait de la sorte le garde dérisoire du palais violé.
La cour les avala. Ce n’était plus cette fois un jardin, quoique le sol fût recouvert d’un sable gris, plus fin que celui des dunes et qu’on avait apporté jadis des carrières lointaines après l’avoir douze fois tamisé. C’était le cœur du palais et les six murs blancs qui le limitaient étaient percés, selon une absence d’ordre, de niches triangulaires reliées maintenant par un lacis arachnéen de fissures. L’œil y cherchait instinctivement une symétrie, des lignes, comme lorsqu’il fouille un ciel étoilé, mais il était défait par le projet de l’architecte qui avait jeté sur les murailles le nom d’une famille puissante. Car les alvéoles, comme des orbites sombres, et les arêtes qui les reliaient au sol et qui ressemblaient à de grandes côtes d’os, formaient des lettres. Le temps, par-dessus, avait apposé sa propre signature et les échelles qui remplaçaient ici et là des arches effondrées achevaient de brouiller le dessin du constructeur.
Au centre de la cour, une vasque au tiers pleine d’un sable bleu avait reçu, jadis, les filets d’eau tombant des narines de six monstres dont les traits mêmes s’étaient écrasés.
— La lettre harine, cria Mario. Le mauvais signe !
Elle se lisait en face d’eux, à six ou sept mètres de hauteur.
Mario se précipita. Hjalmar, une fois de plus, le retint, et tendit la main vers sa ceinture où pendait l’arme. Dans les niches, tout un peuple bougeait, et tous n’étaient pas humains.
Chose singulière, tous regardaient. Derrière des chiffons brodés, des mufles pointaient. Un filament noir claqua comme un fouet, très haut sur un mur. À son extrémité, un œil brillait qui se retira avec des oscillations de balancier.
Mario sortit son arme, mais Hjalmar posa une main sur son bras et Mario abaissa le canon. Les yeux, à l’orée des niches, étaient trop nombreux.
— Allons-y, dit Hjalmar. Mais rentre ton arme.
Mario balançait et s’en fût bien retourné. Mais Hjalmar, maintenant, irait jusqu’au bout. Et tandis que le sable crissait sous leurs bottes, le vacarme se déchaîna autour d’eux. Il était fait de cris aigus, de glapissements, de sifflements, de hurlements brefs et rauques, de respirations heurtées et mécaniques, du grincement de crécelles d’argent, de chuintement, de mots sans suite crachés dans une douzaine de langues.
— Tu sais ce qu’ils disent, souffla Mario.
Hjalmar demeura silencieux.
— Ils parlent de danger. Ils nous mettent en garde.
— Eh bien, dit Hjalmar, considérant le signe harine.
Le vacarme se tut. Ils sentaient, posés sur leurs épaules, les regards du palais. Seule la lettre harine demeurait aveugle. Un échafaudage compliqué et fragile de lianes des sables, qui de loin avait semblé une échelle, escaladait le mur et reliait deux ou trois niches, dont l’alvéole harine. Du pied, Hjalmar en éprouva la solidité. L’assemblage tressaillit, mais tint bon.
— Elle est là-haut.
— J’irai le premier.
Ils faillirent se disputer, mais Hjalmar insista. Il avait pour Mario et pour son irresponsabilité une certaine tendresse. Après tout, fils de princes marchands, il était bon qu’ils montrassent qu’ils ne redoutaient rien. Pas même une fille. La vie s’achète souvent dans l’espace au prix de la peur surmontée. Mais il tenait à être le premier là-haut à pénétrer dans le boyau et à découvrir l’inconnue.
Souple comme un chat, il gravit les échelons branlants, et d’en haut, sans même regarder dans la niche, sourit à Mario qui le rejoignit. Il vit une tache claire dans le fond qui bougeait et, lorsque ses yeux se furent habitués, reconnut la fourrure rase de la tunique. Sur une banquette d’argile, recroquevillée, la fille les regardait venir, serrant son visage dans ses mains. Ses doigts écartés lui faisaient de monstrueuses paupières.
Mario s’avança vers elle et tendit la main, sans brutalité. Mais elle se lança sur lui, le mordit et voulut fuir. Alors il devint furieux, l’attrapa à bras le corps et la porta vers la banquette. Puis bloquant ses deux mains dans son poignet, il entreprit d’arracher la tunique.
Il poussa un cri.
Hjalmar vit son visage qui changeait de couleur. La fille cessa de se débattre. La main de Mario plongeait plus avant dans la fourrure, comme avalée par elle, et la tunique, spasmodiquement, absorbait la main que Mario haletant s’efforçait d’arracher. Déjà, la tunique glissait sur lui. La fille, presque nue, le regardait de ses yeux de pierre, sans respirer. Il avait lâché ses poignets et il luttait des deux mains, soufflant et sanglotant.
La tunique le broyait.
Hjalmar s’avança, incertain, comme dans un rêve et saisit la tunique et voulut l’arracher, mais elle se tordait sous ses doigts, chaude et vivante et dure comme une souple feuille de métal. La fille se précipita sur lui, le bourra de coups rageurs et le força à s’éloigner. Déjà son bras portait la marque noire d’une insupportable pression.
La fille était nue, mais il n’entendait que le bruit abominable, le chuintement de l’air qui s’enfuyait, forcé hors des poumons de Mario, et ne voyait que le sang perlant sous la tunique et les convulsions qui l’agitaient et il se mit à hurler pour réveiller le cri absent de Mario.
Il baissa les yeux. La fourrure s’en était allée. Elle était retournée rampant comme un ver plat, sur les épaules de la fille. Rien de ce qui gisait sur le sol ne ressemblait à Mario. C’était pourpre et blanc, informe, une méduse de sang tout hérissée d’esquilles.
Hjalmar vomit. Puis, il vit, les yeux embués de larmes, la fille et la fourrure cernée de sang. Il se retourna, prit son élan et, titubant, sauta dans le vide.
Il lui fallait attendre, attendre des heures et des jours entiers, flottant dans le liquide aseptique et tiède, car il avait plus de cent os brisés. Lorsqu’il était sorti de la longue nuit anesthésique, il avait poussé un hurlement, ou prolongé un cri ancien, en sentant la couverture qui pesait sur son corps. On l’avait rassuré et placé dans une cuve.
Il savait qu’il devait la vie à la fille. Elle avait alerté assez tôt un des postes de guet. Il s’était étonné, curieusement, de ne pas la voir à son chevet. Il ignorait quelle suite on avait donné à l’affaire. Mais il doutait qu’elle eût été inquiétée, car on avait dû, selon l’habitude quand il y a mort d’homme, tirer de son cerveau, pendant l’anesthésie, un témoignage irréfutable. La responsabilité tout entière leur incombait, à Mario et à lui. Sans doute lui avait-on infligé une amende de principe dont il n’entendrait jamais parler. La loi de Mars était sauve.
Il avait, par moment, envie de la fille et découvrait la relativité de la mémoire et sa fragilité, et l’empreinte qui demeure au lieu de souvenir. Plusieurs fois, il faillit demander si on l’avait revue et qui elle était, mais les mots ne lui vinrent pas. Il sentit qu’il décevrait, s’il les prononçait, les psychologues chargés de sa santé.
Les heures et les jours passaient en lentes marées de l’ombre. On projetait parfois, sur un mur, pour le distraire, des images de Mars ou d’autres mondes. Il y mettait toujours, par jeu, la chevelure bleue de la fille. Il fermait les yeux et elle lui apparaissait nue, la tunique à ses pieds, et de sa peau émanait une lumière douce et froide qui repoussait la nuit.
Il lui fallut, quand il sortit de la cuve, réapprendre à marcher. Puis, soutenu par des automates, il foula de nouveau le sol dur des rues de Tula. Il avait hâte de sortir du port et du quartier stellaire où on l’avait soigné, pour retrouver les murs aveugles de l’oasis. L’avidité qui l’avait porté et dévoré jusque-là l’avait abandonné. Il se demandait parfois, en s’étonnant lui-même, s’il regagnerait jamais les mondes tumultueux et bruyants de son fief. Des envies passées étaient mortes comme si Mario les avait portées et sa mort effacées. Il se surprit une fois à griffer sur un mur la lettre harine. C’était devant une des portes de verre. Les dunes, au-delà, avaient la teinte molle d’un vieil os.
Mars l’avait usé.
Lorsqu’il put marcher tout à fait, il chercha et retrouva le jardin. La cour était déserte. Des loques traînaient par terre. Les êtres qui avaient habité les orbites profondes des murs avaient fui, craignant peut-être la vengeance des stellaires.
Alors il se mit à errer dans la ville, cherchant il savait qui. Les jours passaient qui le rapprochaient de la date de son départ. Dans le port on armait déjà le croiseur ovoïde marqué de ses armes et de celles de Mario. Celles-là étaient barrées de noir.
Il retournait tous les jours à heures irrégulières sur la place de Vochine, et regardait l’eau couler dans le bassin, et les vagues hautes et lentes, presque stationnaires, s’ordonner en cercle autour du jet.
Une fois, il vit la fille. Elle lui tournait le dos et buvait. La tunique trop longue l’enserrait d’une manière incroyable.
Il avança lentement, attentif au crissement de ses bottes, mais ne la toucha pas. Lorsqu’il voulut la saluer, sa gorge n’émit qu’un son inachevé.
Elle se retourna brusquement et il recula d’un pas, paumes ouvertes et tendues devant lui. Elle ne s’enfuit pas et le regarda. Alors seulement, il vit qu’elle avait des yeux topaze et qu’elle tremblait.
Il essaya la vieille langue de Mars et les mots roulèrent mal sur ses dents.
— Je vous cherchais, dit-il, conscient de sa maladresse.
— Pourquoi, pour me tuer ?
— Pour… pour vous remercier, dit-il. Puis sur une impulsion : Vous n’êtes pas martienne ?
Elle secoua la tête et parut essayer de se souvenir.
— Non.
Ses mains abandonnèrent la margelle de la fontaine et elle lui dit :
— Je suis heureuse que vous ne soyez pas mort.
Elle lui tendit une main qu’il prit et ses doigts effleurèrent un pan de la tunique. Il lui sembla qu’une onde parcourait la fourrure. Il eut envie d’y plonger les doigts, mais le souvenir de Mario l’en retint, et il dut dominer une brève nausée. Alors, elle prit sa main et l’attira vers elle et la posa doucement sur la fourrure, sans qu’il résistât beaucoup. Et ce fut comme si une bouche s’était posée sur sa paume, comme si un animal familier et fragile était venu solliciter sa caresse.
— Elle me protège, dit la fille. Elle est vivante. Elle est à moi depuis que je suis née.
Il fouilla dans sa mémoire, mais en vain. Nulle part sur les bancs d’aucune école, dans les récits d’aucun voyageur, il n’avait rien appris de pareil. Un souvenir mythologique traversa des étendues chaotiques riches d’événements et de brutalité. La tunique de Nessus. Elle avait, dans le rêve d’un peuple, broyé ou brûlé un héros.
Hjalmar demanda brusquement :
— Comment t’appelles-tu ?
Elle hésita.
— Je n’ai pas de nom. Pourquoi aurais-je un nom ? Je suis unique.
— Unique ? répéta-t-il, incrédule.
Il fixa les cheveux bleus. Ils n’étaient pas teints. Leurs racines mêmes étaient plus foncées, d’une couleur minérale. Elle devait dire la vérité à sa manière. Elle avait été jetée, se dit Hjalmar, avec sa tunique, sur ces rivages de sable au terme d’un voyage malheureux au travers de l’espace ou du temps. Elle n’appartenait à nulle part.
Et c’est pourquoi il lui fit don, bientôt, d’un très ancien collier martien, entrevu dans l’ombre triangulaire d’une échoppe. Elle le mit à son cou et ne s’y intéressa plus. Il était clair qu’elle n’avait jamais eu d’autre vêtement que sa tunique et qu’elle demeurait insensible à la beauté minérale du collier.
Ils ne parlèrent jamais de Mario et rarement d’autres choses car leur entente était toute de silence. La fille acceptait la compagnie d’Hjalmar comme elle avait accepté sa solitude. Il la retrouvait à heures fixes auprès de la fontaine, et lui offrait le miel, le pain et le seghir allongé de lait des boutiques secrètes. À certains moments, il se désespérait de son indifférence et s’en flattait presque à d’autres, car il sentait bien que l’étonnement et peut-être l’adoration qu’il lui portait étaient nés de son inaccessibilité, de son invulnérabilité. Rien, ni l’épreuve, ni le sentiment, ne paraissait l’entamer, comme si la tunique lui eût été une cuirasse de l’âme aussi bien que du corps.
— Et de quoi vit-elle ? demanda-t-il un jour.
— De moi, dit-elle.
Ils étaient assis seuls dans un jardin abandonné. Elle lui avait appris à les découvrir à d’infimes indices et il savait maintenant combien ils étaient nombreux et combien Tula, derrière son masque d’argile, approchait de sa mort. Un arbre artificiel battait l’air au-dessus d’eux, de ses hélices de cristal filé. Elle releva le bas de la tunique et il vit très haut sur la cuisse, vers l’intérieur, presque à la charnière du corps, trois griffures oblongues. Le revers de la tunique qu’il n’avait jamais vu en pleine lumière lui apparut aussi. Il ressemblait à un cuir très fin, presque bleu et richement veiné. Trois bouches minuscules, dans le coin, le fixaient comme des yeux.
— Elle te mord, dit-il, effrayé.
La fille sourit à peine. Elle rabattit la tunique puis découvrit son épaule gauche. Juste au-dessus du sein, Hjalmar vit trois marques identiques, et de la même façon, il eut l’impression que la tunique l’épiait. Trois yeux, trois bouches, comme des agrafes aussi, qui s’ancraient dans la chair de la fille. Il se remémora tout ce qu’il avait appris en matière de symbiose. Une pensée lui vint, digne de ses ancêtres : il fallait savoir d’où venait la fourrure. Quoiqu’elle fût terne, les femmes riches des stellaires donneraient leurs bijoux pour posséder la même. Elles allieraient de la sorte leur passion pour la fourrure et leur goût pour les bêtes domestiques. Il se demanda si les tuniques répandues dans la galaxie y sèmeraient partout l’indifférence.
Puis il repoussa l’idée, presque avec colère. Sans doute n’existait-il nulle part d’autre tunique, ni d’autre fille aux cheveux bleus, si improbable que cela parût dans un univers où l’individu n’est que le visage éphémère de l’espèce.
— Je veux te donner un nom, dit-il impatiemment, comme s’il avait voulu par là la réduire à un signe. « Nessa. Tu es Nessa. »
— Nessa, répéta-t-elle, sans conviction.
Il vit bien que le nom, comme le collier, était posé sur elle, mais ne pénétrait pas sa chair.
L’armement de la nef s’achevait. À vrai dire, il eût pu l’être depuis longtemps, mais Hjalmar, peu soucieux de quitter Mars, bouleversait tous les jours les aménagements intérieurs. Il avait fait reproduire à la sixième décimale près, dans un salon intérieur, un jardin de Mars, et des insectes – ou des machines – multicolores y tissaient la trame de leurs immuables et lentes trajectoires.
Il s’aperçut bientôt que Nessa haïssait l’idée de le voir partir. Et comme elle n’était pas martienne, il forma le projet de l’emmener. Nul ne s’y opposerait. Il l’entraîna deux fois dans le port stellaire et lui fit voir la nef. Elle ne s’y intéressa pas, mais lui prit le bras quand il lui dit qu’il s’en irait bientôt. La seconde fois, il la fit entrer dans la nef et lui montra le jardin martien. Il pouvait donner, d’un geste, le signal du départ et l’enlever sans qu’elle en sût rien. Mais cela lui déplaisait.
— Je voudrais voir l’espace, dit Nessa.
Alors il fit un signe. Les parois d’argile s’évanouirent et le ciel presque noir de Mars s’ouvrit au-dessus d’eux. Ils dominaient l’oasis et son dôme de cristal brillait doucement sous les reflets des lunes. Elle se tourna vers lui et, pour la première fois, un sourire franc illumina ses yeux. Ce devait être avec ces yeux-là, se dit Hjalmar, songeant à la planète improbable dont elle était venue, que les naufragés considéraient la haute mer après un long séjour dans une île nommée solitude. Et en même temps, l’indifférence s’en alla d’elle, le vêtement de verre invisible qui l’avait protégée de l’atteinte de Mars s’étoila, se fissura et tomba à ses pieds, et il pouvait presque entendre le tintement de cristal que faisaient les fragments d’indifférence en heurtant la reproduction exacte des dalles du vieux jardin de Mars.
Elle s’approcha de lui, inclina la tête et entrouvrit les lèvres. Il prit dans ses mains les cheveux bleus puis l’attira contre lui. Mais elle s’écarta, par jeu, jusqu’au bassin de sable qui ornait le jardin, et là, debout, entreprit de défaire la tunique. Il sembla à Hjalmar qu’elle éprouvait de la peine à l’arracher de son corps et il vit sur l’épaule, juste au-dessus du sein, trois gouttes minuscules de sang.
— Je t’aime, dit-elle.
Il s’approcha, hésitant et pensant à Mario. La tunique était tombée derrière elle en un tas sombre et informe et elle ne portait plus que le collier martien, resplendissant, et comme six rubis minuscules sur sa jambe et sur sa gorge.
Il l’allongea doucement sur le sable et l’appela Nessa et lui dit que sa peau avait la douceur des roches polies par le vent tandis qu’elle le regardait de ses yeux ouverts, immobiles comme des pierres. Il lui dit, même s’il sentait, comme tout homme en ces circonstances-là, poindre en lui les horizons froids de l’oubli, qu’ils iraient ensemble à la rencontre des étoiles. Il prit un de ses seins dans sa paume et l’autre entre ses lèvres et sa main griffa le sable au-delà de l’épaule de Nessa.
Ses doigts effleurèrent la tunique. Un contact léger. Il fermait les yeux, et la fourrure avec une souplesse infinie remontait le long de son bras comme une caresse des cheveux bleus.
Un hurlement. La tunique serrait son bras comme un étau. Il roula sur lui-même, la faisant voler. Elle s’abattit sur lui. Il tira de sa botte un poignard sans cesser de hurler et perça la tunique. Mais elle glissait sur lui et le recouvrait tandis que la fille la frappait de ses poings, la griffait, essayait de l’arracher, la suppliait, gémissait.
Elle se mit à hurler.
Quand les serviteurs entrèrent, elle avait cessé de crier. Elle tourna à peine la tête vers eux. Elle recouvrait de sable avec un soin infini et des gestes minutieux quelque chose qu’ils ne reconnurent pas. Un fragment d’étoffe dépassait encore. Le reste était caché.
De la tunique trop longue dont les plis moulaient ridiculement le corps de la fille, les serviteurs hébétés voyaient couler de minces filets de sang. Ils ramassèrent, avant d’emmener la fille, les perles broyées d’un collier martien.