L’ÉCUME DU SOLEIL
 
(1958)
 

Cette nouvelle, publiée dans les Perles du temps, est étonnante à plus d’un titre. Je l’ai déjà citée dans la préface. À partir d’un événement qui peut paraître banal dans la thématique de la science-fiction, l’arrivée sur la Terre d’un vaisseau étranger et le contact avec des êtres d’un autre monde, Gérard Klein trace avec une force admirable le portrait d’un homme, étranger lui-même, dans lequel tous les étrangers de la Terre et du ciel pourront à jamais se reconnaître. En même temps, il esquisse une réflexion qu’il ne cessera de creuser dans la suite de son œuvre, il arrête une attitude qui sera toujours la sienne, avec quelques nuances, et que la rude expérience de la guerre d’Algérie ne modifiera pas en profondeur. Car ce qu’il ressent alors et exprime est « en une indéfinissable façon, immuable et ancien… »

Jamais le balancement dialectique gnosticisme-agnosticisme ne sera plus clairement et plus consciemment manifesté.

« Durant si longtemps, j’ai su que j’étais un étranger et je m’étendais la nuit, sur un toit, pour fixer les étoiles et me dire que mon pays se trouvait là-bas, inaccessible, que c’était mon pays puisqu’il était inaccessible. Et maintenant qu’il a commencé de s’effondrer sur la Terre, qu’il a franchi l’espace, voilà que la distance reste la même et que cet espoir est sans remède. »

Il n’y a pas de remède. Il faut accepter le mondestoïquement.

Dans l’Écume du soleil apparaît aussi l’interrogation sur le destin et le hasard qui annonce les grands romans : le Sceptre du hasard et les Seigneurs de la guerre.

« Les étoiles n’avaient pas de destin », se disait Vincent.

Et : « Notre véritable problème est probablement d’être dépourvu de tout destin, et notre condition est de nous en forger perpétuellement un pour oublier cette absence. »

 

 

Cela traversa la chaleur de la nuit comme une voile de feu déployée dans un ciel morne et tranquille à force de moiteur. Cela éclaira toute la ville pendant deux secondes, éveilla les enfants, fit s’ouvrir les fenêtres ; des têtes apparurent dans le tumulte frissonnant des volets et des voix encore rouillées. Cela ressemblait à une fusée égarée d’une joyeuse fête, filant un peu plus vite qu’une flèche enflammée, un peu plus lentement qu’un éclair. Cela tombait sans bruit. Puis le sommet entier des collines proches s’embrasa et les grands arbres brûlèrent tout droits. Le vent du matin emporta une odeur de résine brûlée et apporta le son de la sirène des pompiers.

Toutes les nuits de l’été, la ville avait dormi du sommeil opaque d’une bête, et voilà qu’elle s’éveillait, bourdonnante comme une ruche. C’était un spectacle rare. Des moteurs ronflaient, des phares clignotaient, sonneries, sirènes, appels, bruits de roues sur un gravier lointain, pas précipités.

Du cinéma.

— C’est amusant, pensa Vincent. Durant toutes les nuits, il s’allongeait sur le toit de tuiles chauffé par le soleil d’été et contemplait les étoiles. Elles ne changeaient jamais. Et ses pensées commençaient tout doucement à fluer, à grandir, à vivre d’elles-mêmes. Les étoiles étaient l’écume de la nuit. Des heures durant, il avait attendu qu’elles frémissent, sans jamais rien apercevoir, pas même l’éclatement silencieux d’un feu mourant à une distance impossible à imaginer. Les étoiles n’avaient pas de destin, se disait Vincent. Elles étaient fixées à leur place sur l’ombrelle déployée de la nuit et elles attendaient.

Et voilà que le bois brûlait, qu’une étoile mal accrochée était tombée du ciel et que la ville s’agitait. Et cela s’éteindrait comme font toutes choses en ce monde, sauf les étoiles, et la ville retournerait dormir de son sommeil agité, collectif, tressaillant d’animal inquiet.

Mais ce n’avait pas été une étoile. Les étoiles ne se détachent pas du ciel. Et certains affirment qu’elles sont énormes, plus grosses encore que notre terre.

La voiture rouge des pompiers se traînait sur la petite route qui mène vers les bois. Son moteur cognait et haletait. Ses phares tressautaient, inutiles, dans la lumière de l’incendie.

Vincent s’étira, la lueur de l’incendie faisait pâlir les étoiles. Mais ce n’était rien qui fût comparable à la lumière du jour. C’était une lumière jaune et hésitante, en une certaine façon hostile. C’était une lumière vivante et agressive. La lumière du jour était seulement trompeuse.

La voiture des pompiers s’était rangée sur le bord de la route, le plus près possible du feu. Des hommes couraient sur la lisière du bois. D’autres déroulaient un long serpent noir. Ils criaient des mots qu’ils n’entendaient pas eux-mêmes dans le ronflement régulier de l’incendie. De temps à autre un arbre s’effondrait, se repliait sur lui-même comme s’il en avait assez d’éclairer et désirait dormir dans l’obscurité des cendres. « Tous ces arbres que nous aurions abattus demain ou dans les jours à venir », pensa Vincent. Il aurait dû être désolé, mais il ne l’était pas. Il se sentait curieusement heureux, sans doute parce que c’était la nuit. Dans la journée, il se serait mis à courir avec les autres, sa cognée en main, et à hurler et à battre les fougères grésillantes avec une brassée de feuillage. Mais cette nuit, rien ne le concernait.

— Vincent, appela une voix.

Il ne répondit pas. Il songeait à ce qui était tombé du ciel. Le feu ne l’intéressait pas. Les forêts de la terre entière pouvaient bien brûler et faire fondre les glaces des pôles. Mais quelque chose avait traversé le ciel, franchi l’atmosphère, vu les étoiles nues, sans leur enveloppe de gaze, et était venu s’écraser si près, si près.

— Si je pouvais parler à cette chose, songea Vincent.

— Vincent… Peut-être faudrait-il y aller ?

— Peut-être.

« Je n’en ai pas envie, pensa-t-il ; que pourrais-je faire là-bas ? Courir et m’agiter. Creuser un fossé, élever un mur de terre. Ou foncer dans le feu et voir, emporter cette chose qui vient de l’espace, de la vraie nuit. »

— Je viens, dit-il. Je viens. Attendez-moi.

Il se laissa glisser le long du toit. Les tuiles rugueuses écorchèrent son dos. Puis ses jambes pendirent dans le vide et il s’arrêta un instant, puis sauta. C’était une étrange impression que de s’élancer dans ce noir et que de tomber, durant un dixième de seconde, sans rien sentir autour de soi et juste à l’intérieur de sa tête l’appréhension du choc. Il ne sautait pas de très haut, mais il fermait les yeux et pendant ce dixième de seconde, il dérivait lui aussi, aveugle, inerte, dans le vide, météore entre les étoiles.

Il décrocha sa chemise qui pendait au loquet d’un volet et la passa. Puis il se retourna et vit la grande ombre grotesque de la maison que le feu dessinait sur le flanc abrupt de la colline.

— Une minute, cria-t-il.

Il fit le tour de la maison en courant. Le petit bois brûlait bien tranquillement, convenablement isolé. Des hommes aux casques étincelants le cernaient. Les étincelles montaient toutes droites dans l’air sans vent et s’abîmaient dans le feu pour rejaillir en un mouvement perpétuel. Les autres dévalèrent la colline vers la route. Et tout en courant derrière eux, Vincent réfléchissait. « Quelque chose qui a été plus près des étoiles que n’importe quel homme, pensa-t-il. J’aimerais en avoir un morceau, juste un éclat, pour sentir l’odeur du vide, et celle du feu de ces régions immobiles. »

D’anciens rêves lui revinrent à l’esprit. Enfant, il s’était juré de se construire plus tard un énorme télescope, et d’examiner toutes les planètes et de compter toutes les étoiles. Ce n’était pas de la curiosité scientifique. C’était seulement le besoin de quelque chose de lointain et de différent, et, en une indéfinissable façon, d’immuable et d’ancien. Et plus tard, il avait rêvé de construire et de guider des fusées, mais des fusées silencieuses, légères, noires et rapides. Rien que des rêves.

 

La route était encombrée de voitures mal garées, de bicyclettes, de gens qui attendaient ils ne savaient quoi, et ne se mouvaient que difficilement dans la moiteur de la nuit. Ils n’avaient pu trouver le sommeil derrière leurs fenêtres closes à cause de la chaleur et des mouches, et ils avaient accueilli l’incendie comme une sorte de délivrance et cette lumière sur la colline comme une porte débouchant sur l’activité rassurante du jour.

Un poste portatif fredonnait une rengaine usée. Des gourdes de cuir pleines d’un vin tiède circulaient.

Vincent se fraya un chemin dans cet amalgame de gens et d’appareils. Le bruit des voix ne l’atteignait pas. Il fixait le feu. Les grands arbres qui bordaient le bois s’étaient presque entièrement consumés. Les braises énormes de leurs troncs rougeoyaient encore, mais le véritable incendie s’était enfoncé dans les taillis. Le bois était une sorte de fruit dont le noyau étincelait au travers d’une chair grise, rouge et transparente. Vincent parvint à la lisière même du feu. La chaleur était presque intolérable, mais, dans sa pressante immobilité, elle avait quelque chose de fascinant. Elle enserrait la peau de toute part, comme l’eût fait une vague d’un sable invisible, bloquant les muscles, interdisant tout mouvement, fixant et hypnotisant le regard.

La chaleur faisait mal aux yeux. Il n’y avait rien que Vincent pût voir sauf un foyer étincelant et les traits de feu des branches en un instant dévorées.

Vincent se retourna. Les pompiers, les spectateurs et leurs chiens, leurs voitures, leurs gestes et leurs conversations semblaient englués dans la lumière. Puis il entendit la sirène. Elle hurlait étrangement dans le fracas paisible du feu. Les phares de la voiture creusaient de curieux tunnels de lumière dans la partie obscure, poussiéreuse et lointaine de la route. C’était une voiture étrangère. Jusque-là, le feu avait été une sorte de réunion de famille, de partie de plaisir impromptue entre voisins. Soudain, cela devint une chose sérieuse et importante.

La voiture se rua dans le chemin de terre. Elle ne toucha personne par miracle, et personne ne protesta par lassitude. Elle s’arrêta dans un long crissement de pneus, gémissement de freins, gong fêlé des portières claquées, voix dans un haut-parleur : « Veuillez dégager les abords du bois. Veuillez dégager les abords du bois », mécaniquement, sans trêve, comme si ç’avait été là le son même des poumons aspirant et exhalant de la voiture.

 

C’était une voiture noire, avec une longue antenne et tout au bout, un fanion sale qui pendait. Elle avait une façon inquiétante d’étinceler. Deux hommes en étaient descendus. Le plus âgé portait un costume sombre et trop étroit. L’autre un complet clair. Quelque chose de dur, de décidé émanait de lui. Professionnellement.

— Qui dirige les opérations, ici ? demanda l’homme en complet clair. Sa voix était sèche.

— Le maire, je pense, dit lentement Vincent. Il étudiait la chemise nette, la cravate neuve, les joues bien rasées et les yeux froids. Il fourra ses mains dans ses poches et commença à se balancer sur ses talons.

— Êtes-vous l’un des pompiers ?

— Non, dit Vincent. Je suis bûcheron. Juste pendant l’été. Je vis là-haut. Il fit un geste vague. Je suis venu voir si l’on avait besoin de moi. Je… je voudrais savoir ce qui est tombé du ciel.

— Plus tard, dit l’homme au complet clair. Plus tard. Pouvez-vous nous conduire ?

Il n’y avait nul endroit où il pût les conduire. Ils se trouvaient presque à la lisière du bois. Sous leurs pieds craquaient des herbes et des feuilles noircies, fragiles. Ils avancèrent de quelques pas. Le vieil homme restait un peu en arrière, fixant le feu, l’air extasié.

— Pas de blessés ? demanda l’homme au complet clair.

— Pas que je sache, dit Vincent.

« Que peut-il faire, pensa-t-il, que nous n’ayons pas fait ? Pourquoi est-il venu de sa chambre lointaine, en une ville lointaine ? Pourquoi a-t-il été éveillé par une sonnerie inopportune, alors qu’il tâchait de dormir ou de rêver, sachant que ce sommeil d’orage ne lui apporterait que des cauchemars ? Est-ce si important ? Y a-t-il quelque chose que j’ignore, que tout le monde ignore, sauf lui, et qui explique son ton, sa démarche, son veston, sa voiture ? Peu importe », se dit-il enfin.

— Quelque chose est tombé du ciel, dit le vieil homme. Sa voix semblait presque éteinte. Ses yeux ne quittaient pas le feu et ses doigts s’agrippaient nerveusement aux boutons de sa veste. « N’est-ce pas ? Racontez-moi comment cela s’est passé. » Il y avait une sorte de prière dans le ton usé de sa voix. Il parlait faiblement et distinctement et il semblait improbable après chacun de ses mots qu’il pût encore proférer un seul son. C’était la sorte de voix avec laquelle on parle en dormant.

— Je l’ai vu, mais je n’en sais rien, dit Vincent. Il se sentit las. On ne peut ni raconter ni même retenir des choses pareilles.

— Ce n’était pas une fusée, dit tout doucement le vieil homme. Du moins, pas l’une des nôtres. Je le saurais si ç’avait été l’une des nôtres. Ou peut-être est-elle venue de l’autre côté. Ils ont fait de grands progrès, ces derniers temps.

— Faites attention à ce que vous dites, Baldini, dit l’homme au complet clair. Nous ne sommes sûrs de personne, ici.

Des savants, se dit Vincent, des savants qui travaillent dans des laboratoires cadenassés, sous la protection d’une armée, derrière une double rangée de barbelés. Et lorsqu’ils se mettent à la fenêtre, ils ne voient que de longues esplanades de ciment, et des hommes portant des armes lourdes et brillantes.

— Dans combien de temps fera-t-il jour ? demanda l’homme au complet clair.

Vincent examina le ciel.

— Dans une heure, à peu près, un peu moins.

— Je suppose que nous ne pourrons rien faire d’ici là. En fait, il faut que nous attendions le matériel spécial. Avez-vous quelques questions à poser, Baldini ?

— Non, dit le vieil homme. Non.

Il ne quittait pas le feu des yeux. Il regardait au-delà du feu quelque chose qui brûlait silencieusement et mystérieusement.

— Le mieux que nous ayons à faire est de retourner à la ville. Nous verrons le maire plus tard. Qu’en pensez-vous, Baldini ?

— Rien, dit Baldini. Vincent regardait le feu se refléter dans ses yeux.

Ils tournèrent les talons et descendirent vers la voiture.

— Attendez, cria Vincent.

Ils s’arrêtèrent.

— Je puis vous être utile, dit Vincent. Je connais la ville et les gens. Je voudrais aller avec vous.

L’homme au complet clair le toisa comme s’il le voyait pour la première fois.

— On l’emmène, Baldini ?

— Faites comme il vous plaira.

— Venez, dit le complet clair. Il y avait une nuance de regret dans sa voix.

Vincent était serré au fond de la voiture entre le vieil homme et un homme en uniforme. Deux ou trois fois, il jeta un coup d’œil sur le rétroviseur, cherchant la lueur persistante de l’incendie. La voiture bondissait du fond des ornières et frôlait les buissons. Ses phares révélaient au dernier moment des gens qui marchaient tranquillement au milieu du chemin et elle les évitait en un sursaut ultime. Ils atteignirent la ville tandis que le ciel prenait la teinte sale du petit matin. Ils roulèrent sans s’arrêter jusqu’à la place centrale. Puis ils descendirent et s’installèrent dans un petit café. Ils regardèrent le patron préparer le café frais, sans parler. Ils burent le liquide bouillant en regardant par la fenêtre le jour qui bleuissait. Puis le complet clair se leva et demanda le téléphone.

Il parlait dans le téléphone en regardant Vincent. Son regard se fixait soudain très loin, puis revenait sur Vincent.

— Ils veulent vous parler, Baldini, dit-il.

Le vieil homme prit le téléphone. Il ne dit rien. La lumière du feu se voyait encore dans ses yeux. Il écoutait. Il semblait sourire.

— Ils ont vu quelque chose dans le ciel, hier soir, dit-il en raccrochant.

Quelque chose dans le ciel. Les mots lui plaisaient. Quelque chose dans le ciel.

— Alors ? dit le complet clair.

— Cela venait de très loin. Ils l’avaient suivi la nuit d’avant déjà et ils sont en train de chercher des rapports plus anciens.

— Les autres ?

— Ni nous, ni les autres. Ce n’était pas une fusée, d’ailleurs. Du moins, pas que je sache. Cela ne venait pas de la Terre.

« Je le savais, pensa Vincent avec une sorte de ferveur qui le surprit. Tout ce temps passé à contempler les étoiles, et peut-être m’ont-elles envoyé un signe, quelque message. »

— Cela venait de l’espace, dit le vieil homme. Les mots glissaient à peine entre ses lèvres fines et molles comme s’il les savourait. De l’espace.

Et il rejeta la tête en arrière et contempla le plafond, blanc à l’enduit craquelé, et au-delà des fissures, du plâtre, du toit et de l’atmosphère, au-delà des nuages et des étoiles, quelque plafond immuable et définitif, et il se mit silencieusement à rire.

 

— Voilà donc ce que j’ai désiré faire, pendant si longtemps, dit enfin Vincent, regarder dans un télescope et construire des fusées. Et je n’ai rien fait de semblable. J’ai pratiqué toutes sortes de métiers ; j’ai vu toutes sortes de pays et de cieux, mais jamais, jamais, je n’ai vu grandir et palpiter les étoiles dans le miroir d’un télescope.

— Je comprends, dit le vieil homme, je comprends.

Il avait un léger accent. « Sans doute vient-il du Sud, songea Vincent. Peut-être lui aussi durant de longues nuits chaudes contemplait-il les étoiles sous des cieux plus purs. »

— Voilà des années que j’étudie le ciel, dit Baldini.

Ses longs doigts griffaient la table sans qu’il y prît garde et ses yeux fouillaient ceux de Vincent ; ils ressemblaient à de petits feux brûlant au fond de deux pâles cavernes s’ouvrant sur une falaise de craie.

— Et je ne sais pas pourquoi je le fais. Je regarde les étoiles et elles ne s’inquiètent pas de moi. Je dissèque le soleil, et il n’en est ni plus chaud, ni plus froid. Je me demande si je n’ai pas perdu mon temps. Peut-on aimer si longtemps quelque chose ou quelqu’un sans même en recevoir un sourire ?

Il leva son verre et but un peu de la bière tiède.

— Je suis content de vous avoir rencontré, dit-il à Vincent.

— Moi de même, dit Vincent.

Ils se regardèrent et sourirent et vidèrent leurs verres.

— Je suppose, dit Baldini, qu’il y a là-haut un pays pour les étrangers. Pour tous les étrangers. Je me suis toujours senti un étranger. Partout. Ici. Là même où je suis né. J’ai beaucoup voyagé. J’ai vu plus de villes et entendu parler plus de langues que personne sans doute dans mon pays natal. Mais nulle part je n’étais chez moi. J’ai travaillé pour les uns et pour les autres, mais je ne travaillais jamais pour moi. Ni au fond pour personne. Je crois bien que depuis quarante ans je n’ai pas regardé une seule fois les étoiles, non, pas une seule fois vraiment. Vous, si. Je vous envie, vous savez.

« Vous êtes un étranger, vous aussi, à votre façon. Je suppose que nous nous comprenons. Quelque chose comme des gouttes d’eau toujours en train de glisser, de pleuvoir, de rouler sur les feuilles ou de sombrer dans la mer, mais ne s’arrêtant jamais nulle part, absorbant et réfractant constamment la lumière du monde sans jamais l’assimiler. Je suppose que nous attendions tous les deux quelque chose, et peut-être est-ce là, en train de mijoter tout doucement dans ce feu, de cuire somptueusement et d’attendre que nous le goûtions. J’ai un peu peur de ce que nous allons trouver.

— Moi aussi, dit Vincent. »

Ils parlaient depuis si longtemps et ils avaient bu tant de bière fade que la tête lui tournait un peu. Ils avaient parcouru ensemble des milliers d’années de lumière et remué ensemble des galaxies. Ils avaient exploré ensemble-des mondes inconnus et dangereux.

Ils étaient, se dit Vincent, deux cinglés en train de radoter des vérités premières, d’agiter les plus vieux rêves de chaque homme. Des gens s’étaient assis auprès d’eux, avaient bu et étaient partis sans même leur prêter attention. Leurs mots n’avaient été que du vent. Vincent se sentit indiciblement écœuré, creux. Il n’y avait rien là-haut, dans l’espace, qu’un désert sombre et hostile, clouté de lumières brillantes et hostiles, et pas la moindre chaleur, ni la moindre vie, ni même le moindre ennemi. Le vide n’était que la tragique réplique de la Terre. Inconscience et impuissance. Plus un léger grincement de vieille mécanique qui commence tout doucement à se détraquer et à s’effondrer. Mais cela même n’était que des mots.

Et, au fond, ce qu’ils désiraient, c’était ce vide, cette absence, ce désert parsemé de puits de couleur, froid, inerte, inhumain et étranger, définitif et mort. C’étaient les sables de Mars et les poussières de la Lune, et les mers vierges de l’espace, les vapeurs du soleil et la fine architecture de l’orbe des comètes. « C’était à ce monde-là qu’ils appartenaient », songea Vincent, noyé au fond d’un verre de bière, étouffant sous la chaleur poisseuse, refoulant un vague sanglot au fond de sa gorge, dérivant en un océan de malheur à bon marché, écoutant et parlant, buvant, les lumières du feu dansant autour de lui.

 

La place était inondée de gens et d’appareils. Les gens regardaient les appareils dormir. Parfois, une sirène mugissait et ils sursautaient, semblaient prêts à s’enfuir, tournaient la tête et cherchaient une issue possible en cas de danger. Puis ils se calmaient et recommençaient à dévorer des yeux les lueurs des chromes, les grandes pinces pendant au bout des bras d’acier, les scaphandres d’amiante ressemblant à des hommes vidés, sucés par quelque pieuvre méticuleuse, scaphandres à l’œil unique de mica diapré, les détecteurs bourdonnant comme des ruches. Caméras. Phares éteints. Moteurs.

Et des hommes avec des armes.

— Je suppose que l’incendie s’éteindra de lui-même avant la fin de l’après-midi, dit Baldini, tandis qu’ils roulaient vers le bois.

Vincent acquiesça de la tête, sans desserrer les lèvres. Il se sentait curieusement las, nullement excité. Quelque chose était en train d’arriver de terriblement important pour la science et l’histoire, et peut-être même pour les hommes. Mais cela était passé sur lui comme une pluie d’orage dans un tumulte extérieur d’éclairs et de tonnerre, et s’en était allé, le laissant intérieurement indifférent.

C’était une chose qu’il avait cent fois prévue, imaginée dans les moindres détails, une voix étrangère franchissant le vide et atteignant la Terre, un navire étranger se posant sur de l’herbe grasse, et des êtres étrangers en descendant, mais c’était maintenant un événement abstrait et lointain, mort avant d’être né, tué peut-être par la ville trop petite et trop morne, ou peut-être étouffé par tous ces engins, ces techniciens, ces mesures et ces plans.

Comme une voix dans le téléphone, attendue toute une journée, présente dans chaque sonnerie stérile et subitement absente lorsqu’elle ébranle enfin, amortie, sans lèvres et sans poumons, la membrane de l’écouteur.

Ils quittèrent la voiture. Le bois rougeoyait toujours. Mais sa lisière était grise et sale, car les torrents d’eau des lances délayaient les cendres en une pâte molle, sans consistance, sans couleur définie et qui ressemblait à un monstrueux cataplasme appliqué sur la terre tout autour d’un abcès de feu. Des nuées de vapeur montaient verticalement dans l’air sans vent. On ne pouvait rien distinguer dans ce fouillis rouge et blanc. Il faisait très chaud, même auprès des frais tentacules d’eau. Les spectateurs venus de la ville se tenaient sur les hauteurs environnantes, endigués par des clôtures de fil de fer étincelant. Des haut-parleurs hurlaient des ordres. Attendre. Baldini et Vincent s’assirent sur un talus.

Puis, Baldini commença à parler dans le micro d’un magnétophone. Une voix fragile et le tournoiement régulier des bobines.

Vincent s’allongea dans l’herbe. « Je déteste rêver, au fond », pensa-t-il, juste avant de s’endormir.

 

La fin de l’après-midi vint. Mais l’incendie ne s’éteignit pas. Il ne restait plus une once de bois qui pût brûler, mais la colline demeurait aussi étincelante qu’une énorme braise voilée de vapeur. La chose, en tombant, avait creusé un cratère qui semblait empli de lave bouillonnante. À la limite de la terre et du feu, gisaient les débris noircis de grands arbres, comme des bornes fichées dans la terre qui s’affaissaient peu à peu sous le choc permanent de tonnes d’eau.

— La température ne diminue pas, dit Baldini.

Ses traits s’étaient crispés. Il se tenait à l’extrême bord du cratère et reculait toutes les deux ou trois minutes pour respirer un air plus frais. Mais il transpirait à peine. La peau de son visage demeurait fraîche et pâle.

— Je ne comprends pas, dit Baldini.

Puis ils entendirent un grondement. La chaleur devint intolérable. Des gens se mirent à crier, derrière Vincent et Baldini, en une contrée fraîche et humide, en un pôle éloigné de ces tropiques. La terre sèche trembla sous leurs pieds. Vincent et deux pompiers bondirent en arrière.

— Attendez, hurla Baldini, je ne comprends pas.

Un protoplasme de feu jaillit du noyau étincelant. L’eau cessa de couler des lances.

Puis le sol s’affaissa. Le feu se rua sur eux, reconquit les formes noires des arbres brûlés, clapota sur la terre en une marée de soleil. Le sable commença à fondre, tout près, explosant et crépitant.

— Baldini, courez.

— Je ne comprends pas, dit Baldini, calmement.

Il reculait tout doucement, pas à pas. Puis il se retourna et cria quelques mots que personne ne comprit. Le sable se vaporisa dans l’air. Baldini gravit à toute allure le talus. Il se mit à courir. Il tournait le dos au feu et courait de toute la vitesse de ses pieds maladroits.

— Sauvez-vous, vite.

Les pompiers abandonnèrent leurs lances et se dispersèrent. Vincent rattrapa Baldini par le bras et l’arrêta. Il perçut au travers de la mince étoffe un tremblement inquiétant. Ce n’était ni la fatigue ni la peur, mais Vincent le comprit tandis que ses doigts commençaient à trembler à leur tour, une sorte d’excitation angoissée, de vibration insoluble des os et des nerfs. Cette sorte de tremblement que l’on éprouve à contempler sans fin les étoiles, à regarder le visage sans masque de l’espace, et à deviner les contours encrés des nuages stellaires.

— Sauvez-vous, dit Baldini.

Et Vincent sut que Baldini avait désiré savoir, au point de s’avancer dans le feu pour connaître en un dernier millième de seconde cette chose qui était tombée de l’espace. « Mais cela, se dit Vincent, en courant et en traînant le savant, n’aurait servi à rien. Il n’est rien qu’on puisse connaître en un millième de seconde, ni même en un millier d’années, pas même ses propres rêves. Il n’est rien qu’il faille connaître en soi, il n’est nulle connaissance qu’il faille garder pour soi. Il n’y a qu’au fond des cerveaux le rêve éteint d’une telle connaissance qui légitimerait la solitude. »

Le sol s’effondra. Vincent tomba en avant et entraîna Baldini dans sa chute. La terre était brûlante sous ses mains. Quelqu’un appelait. Il haleta. Une touffe d’herbe s’enflamma à sa gauche.

Puis un jet d’eau glacée s’écrasa sur son dos et sur sa nuque. Il se releva, ruisselant, secoua Baldini et le poussa en avant. Il gravit une paroi presque verticale aussi vite que s’il avait couru. Il continua à marcher entre les gens pendant longtemps. Puis il sentit qu’on lui ôtait sa carapace de cendre coagulée, il la sentit qui glissait sur lui et s’en allait de lui, et il eut froid.

 

« Je suis un étranger, pensa Vincent, sous la tente à oxygène, fixant la transparence ouatée du toit de plastique. Je suis un étranger, et donc, le seul sur cette planète semblable à moi-même. Je respire un feu léger. Nous sommes au fond une étrange collection d’étrangers. Et voilà que quelque superétranger vient frapper à notre porte. Il ne respire qu’un feu lourd. Il ne m’est ni plus ni moins étranger que le premier humain venu. Peut-être n’est-il pas plus vivant que lui ou tout aussi mort. Mais je ne peux pas le comprendre. Je ne peux même pas l’imaginer. Je ne puis même pas savoir s’il est vivant, s’il pense, s’il m’imagine. Je ne puis pas le savoir non plus en ce qui concerne le premier humain venu. Il se peut que les humains n’aient pas la moindre existence réelle. Il se peut aussi qu’ils ne soient que des pierres ouvragées. Je leur suis trop étranger pour pouvoir décider. Mais je puis leur prêter une vie, des idées, des actes, un sommeil et des rêves. Je puis imaginer qu’ils ont vu Paris, Londres ou Rome et, en fait, j’imagine qu’ils les ont vues comme je les ai vues moi-même ; je sais que c’est une erreur, mais je puis me permettre de la commettre. Nous habitons des mondes différents, mais proches. Pour l’intérieur, nous sommes de parfaits étrangers, mais l’extérieur nous est un peu commun.

« Mais pour cette chose qui brûle, je ne puis rien. Je n’ai pas vu l’espace ainsi qu’elle, ni les mêmes étoiles ; la nuit n’a pas pour nous la même teinte. Le nombre des nombres n’est pas le même. Nous sommes des étrangers, non pas parce que nous sommes différents, mais parce que nous habitons des espaces différents. Je ne peux pas être né au sein d’une étoile, avoir vécu sur un monde de glace, avoir dérivé un million d’années entre rien, m’être accroché au flanc d’un cratère de la Lune, ou avoir été porté sous la forme délicate d’une spore par le vent sifflant de Mars.

« Durant si longtemps, j’ai su que j’étais un étranger et je m’étendais la nuit, sur un toit, pour fixer les étoiles et me dire que mon pays se trouvait là-bas, inaccessible, que c’était mon pays puisqu’il était inaccessible. Et maintenant qu’il a commencé de s’effondrer sur la Terre, qu’il a franchi de l’espace, voilà que la distance reste la même et que cet espoir est sans remède. »

« Je ne comprends pas, pensait Baldini sous la blancheur laiteuse de la tente à oxygène. Je ne comprends pas. »

Le temps était une mosaïque d’instants, et il avait cru en lire le sens général, il avait cru déchiffrer cette écriture secrète des astres, mais une nouvelle clé tombée du ciel avait fait s’écrouler la maison fraîchement bâtie au moment même où il y pénétrait. Et le temps n’était à nouveau rien de plus qu’une série de secondes épinglées, de lettres heurtées qui se lisaient ainsi ici et autrement là-bas.

Vincent cligna des paupières. Il respira à fond et fit jouer ses doigts. Il portait des vêtements secs, mais trop larges. Il avait l’impression d’être un enfant qu’on vient de tirer de la rivière et qu’on a fourré au lit en oubliant de le gronder.

Il sauta du lit et sortit de la tente. La nuit était presque tombée, mais le feu incrusté dans les collines éclairait le ciel. Le cratère s’était immensément agrandi. Au centre d’une vaste marmite de sable bouillant et de verre figé, le feu palpitait dans un tourbillon. Un hélicoptère bourdonnait comme un insecte halluciné par une lampe. Des files de camions grondaient sur les routes proches.

— Je suis heureux de voir que vous allez mieux, dit l’homme au complet clair. Ses traits s’étaient creusés. Une ombre noire cernait son menton et ses joues.

— Où en sommes-nous ? demanda Vincent. Monsieur… ?

— Ferrier. Mon nom est Ferrier. Nous ne savons rien. Baldini non plus. Je viens de le faire éveiller. Il n’a rien pu nous dire. Presque rien.

— Le cratère grandit, n’est-ce pas ?

— Vous l’avez dit. Nous l’avons inondé d’eau, arrosé de neige carbonique, nous avons déchaîné sur lui le souffle d’une explosion. Mais il grandit. Trop vite. Il engloutira la ville après-demain s’il continue de se développer à cette cadence.

— Vous ne parvenez pas à l’éteindre ?

Les mains de Ferrier se fermèrent et s’ouvrirent.

— Nous avons tout essayé. Pouvons-nous éteindre les étoiles ?

 

— Une cendre mal éteinte qui a traversé le vide, se dit Vincent. Ou une spore de feu qui a porté par-delà l’espace la vie propre et étrange des flammes. Une scorie étrangère échappée par mégarde à quelque chaudière du vide et qui risque de nous détruire. Est-ce bien par mégarde ?

Peut-être la Terre entière allait-elle s’embraser et se mettre à flamboyer dans le vide. Peut-être éclaterait-elle comme un fruit mûr pour s’écraser enfin au bout d’un périple d’années dans le soleil ? Peut-être les hommes ne seraient-ils plus la semaine prochaine que des vapeurs aux ailes de poussière étendues dans l’espace ?

Le cratère semblait appartenir à un autre monde. Il était un autre monde en train de se développer à la surface de la Terre, un désert gris aux affleurements de braise, aux crevasses fumantes ; à sa surface, des rocs aux contours fondus étincelaient ici et là, comme si l’érosion du vent et de l’eau n’avait été qu’une caresse déjà oubliée. Et la lumière du soleil pâlissait sous l’éclat du feu.

« Peut-être pour cette chose étrangère, pensa Vincent, la Terre n’était-elle qu’obscurité et silence, froid et hostilité. Peut-être tentait-elle désespérément de réchauffer cette croûte glacée comme on souffle sur les lèvres d’un mort dans l’espoir de lui communiquer la chaleur de la vie. Peut-être la Terre était-elle en train de renaître, à sa manière. »

 

Le cratère relevait d’une beauté plus grande peut-être que celle de tout paysage terrestre familier. Il réunissait la chaleur des déserts, la profondeur lumineuse des hauts-fonds marins et l’inhumanité colorée et géométrique des minéraux. Pas la moindre vie. Une splendeur nette, pure de toute mort. Il était étrange et significatif de voir les hommes cligner des paupières ou s’abriter les yeux devant cet éclat Combien d’entre eux avaient réellement envie de savoir ce qui gisait au centre de cette minuscule étoile.

Deux peut-être.

Les autres ont peur.

« Baldini et moi, pensa Vincent.

« Pourquoi n’ai-je pas peur ?

« Parce que je n’attends rien d’autre. Parce que mon avenir, la seule chose que je possédais, était dans le ciel et qu’il est maintenant tombé sur la Terre.

« Je n’ai jamais aimé la vie, au fond, songea Vincent en épongeant la sueur de son front. J’aimais vivre pour penser, pour voir, rien de plus. Peut-être eût-il mieux valu que je fusse une pierre, un bloc igné et dérivant, rebondissant d’orbite en orbite, abandonnant un peu de ma substance au long du temps et au fil de l’espace, croisant et recroisant ma trace sans jamais le savoir, aveugle sous la lumière des étoiles, sourd dans le choc des mondes, au sein du sifflement des ondes, fluent et immobile. C’est ce que j’essayais d’être, durant tous ces étés, regardant de mon toit glisser les étoiles.

« Et Baldini. Quel était son rêve ?

« Je ne le saurai jamais, se dit Vincent. Aurions-nous contemplé ensemble les étoiles pendant cent ans que je ne l’aurais pas su. Il n’est pas possible qu’il admire cette… chose autant que moi. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, il reste un savant. Il voudrait la posséder pour la déchiqueter, la peser, l’analyser. Je voudrais seulement demander à cette chose la permission de la regarder. »

 

— Pourquoi n’avez-vous envoyé personne là-dedans ? demanda brusquement Vincent.

— Êtes-vous fou ? Personne ne peut espérer survivre dans cet enfer.

— Je n’en suis pas si sûr, dit lentement Vincent. Je ne crois pas être fou. Je… je voudrais y aller.

— Savez-vous ce qu’a dit Baldini en se réveillant ? Donnez-moi un scaphandre, donnez-moi un scaphandre. Il faut que j’y aille.

— Il est trop vieux, dit vivement Vincent. Il ne reviendrait pas. Ne le laissez pas partir. Mais je le ferai. Donnez-moi un scaphandre. Je vous en prie. Je suis majeur, sain d’esprit. Je suis assez résistant pour survivre.

Ferrier secoua la tête.

— Ne vous énervez pas. Vous ne savez pas ce que c’est. Je ne laisserai personne partir là-dedans. Pas avant longtemps.

— Ce ne sera jamais froid. Ne voyez-vous pas que cela gagne du terrain ? Ne voyez-vous pas que vos tonnes d’eau sont inutiles ? Demain ou après-demain cela dévorera la ville. Aujourd’hui, les journaux ne consacrent à cette chose qu’un bout de colonne en troisième page. Mais demain, lorsque la ville brûlera, lorsque les murs fondront tout doucement, tandis que s’évaporeront les toits, que croyez-vous qu’ils diront ? Et la semaine prochaine lorsqu’une mer de feu couvrira la surface de la terre ? Il sera trop tard. Il faut savoir le plus de choses possible dès maintenant.

— Nous pensons que cela ne s’étendra pas, dit Ferrier, avec lassitude. Nous avons pris les mesures nécessaires. La ville sera évacuée demain s’il est besoin. Il n’est pas question d’envoyer quelqu’un au suicide là-dedans. Cela suffit. Maintenant, calmez-vous.

— Et si cela ne s’éteint pas ? demanda Vincent.

Les doigts de Ferrier se crispèrent sur sa ceinture.

— Je ne sais pas ce que nous ferons, alors, dit Ferrier. Et vous ?

Le feu ne s’éteignit pas. Ses grondements étouffèrent les rumeurs de la ville, et, lorsque la nuit vint, sa lumière effaça la clarté des étoiles. La nuit fut si lourde et si torride que Vincent dormit à peine. Il écoutait le cheminement opiniâtre du feu dans les crevasses du sol, la vibration des pompes et le sifflement de la vapeur. Et il essayait d’imaginer ce bruit mille fois amplifié et couvert un instant par une immense et dérisoire clameur humaine.

Puis le matin adoucit les ombres, éteignit les reflets des chromes. Mais le feu brûlait toujours. Les journaux mentionnaient l’événement en gros titres munis de splendides points d’interrogation. Une mauvaise photo montrait Baldini et Vincent courant sous une pluie de cendres. La légende précisait que Baldini était le meilleur savant de sa branche sans préciser laquelle et que Vincent avait écrit jadis un roman abstrait. À la suite de quoi Ferrier lui parla de sa passion pour Mallarmé, lui cita quelques-uns des vers qu’il avait écrits avant de se tourner vers la physique ; ils se découvrirent des amis communs.

Ils descendirent ensemble vers la ville, à pied. Ils la traversèrent entièrement, écoutant à peine le son de leurs voix, attentifs au moindre signe. La ville était silencieuse, morte, comme à l’accoutumée. Mais il régnait en elle, mêlée à la chaleur, une atmosphère d’attente. Les volets s’entrouvraient furtivement. Pas une question n’était posée, mais des yeux inquiets épiaient les silhouettes lasses des étrangers. Venant des cours, de l’arrière des maisons, on entendait des voix craintives, étouffées, coléreuses. Les ressorts d’une antique voiture grinçaient sous la masse cyclopéenne de paniers d’osier pleins à craquer de reliques entassées sous un drap. Un chat gémissait à l’intérieur d’une boîte de carton percée de trous irréguliers. C’était une ville pleine de vieilles gens et de vieilles choses.

 

Ils débouchèrent sur la place et cherchèrent un café qui ne fût pas empli d’uniformes. Ils s’assirent à une terrasse presque déserte, ombragée d’orangers nains plantés dans des caisses de bois peint, demandèrent de la bière et humèrent l’odeur de départs en vacances qui planait dans l’air.

— Il n’y a de poésie que métaphysique, poursuivit Vincent. Ses yeux fouillaient les embrasures des fenêtres aux volets mi-clos, les murs de briques saupoudrés de mica étincelant et les portes hautes et étroites de bois plein et sombre.

— Trop de poètes ne valent que par leur style. Mais le style lui-même n’a de sens que s’il exprime une conception du monde. Il ne peut pas être beau en lui-même. Il peut seulement transcrire le plus exactement possible la terreur ou la joie ou l’absurdité que l’on trouve dans le monde. Il peut indiquer si l’on considère l’univers comme une construction esthétique ou comme un piège, ou comme les deux à la fois. C’est la conception qui fait tout. Le reste n’est que moyen. Le problème est de savoir s’il est possible d’avoir une conception du monde.

La place était divisée en deux régions étrangères presque hostiles. Dans l’une, les techniciens, les journalistes et les touristes, aux terrasses des cafés, buvaient, parlaient, réfléchissaient, enclos dans leurs inquiétudes, leurs soucis, et leurs terreurs. Ils griffonnaient des chiffres et des mots, contemplaient brusquement l’église, unique bâtiment de pierre, grise et vieille quoique n’ayant pas un siècle, ou fixaient par-dessus les toits le panache proche de vapeur. Puis ils retournaient à leurs réflexions, à leurs paroles et à leurs angoisses d’ailleurs et de nulle part.

— Nous pouvons très largement en douter, continua Vincent. Ses yeux avaient erré un court instant tandis que sa bouche demeurait ouverte. La métaphysique n’est probablement qu’un jeu verbal. Elle nous prête un destin, un endroit d’où venir, un endroit où aller. Nous nous octroyons grâce à elle des problèmes, une inutilité, une essence ou une existence. Elle donne à notre vie une valeur religieuse ou encore une valeur dramatique, ce qui revient peut-être au même. Il est aussi grandiosement réconfortant de se sentir en butte au destin avec un grand D que protégé par les dieux. Question de tempérament. Jouer avec les mots c’est exprimer l’idée que quelqu’un joue avec l’espèce humaine, ou avec les étoiles. S’en tenir à la syntaxe, c’est assurer qu’il existe un ordre absolu et préétabli.

 

L’autre partie de la ville était peuplée des habitants de la ville, presque indiscernables des seuils, des bornes ou des vieilles chaises branlantes sur lesquels ils étaient assis, confondus avec la brique des murs contre lesquels ils s’adossaient. Ils bougeaient peu, chassaient une mouche de temps à autre avec un geste lent ; ils parlaient à voix basse comme si leurs lèvres étaient usées. Ils attendaient, sous leur peau couleur de terre brûlée. Leur attitude, leur façon de parler, d’être assis, disait non. Les étrangers pouvaient amener quoi que ce fût, faire ce qu’ils voulaient, peu importait. Cela glisserait sur la surface de la ville comme la pluie sur les tuiles des toits. Les hommes, assis devant leurs maisons, humaient quelque odeur d’irrémédiable qui imprégnait l’air lourd. Mais d’avance, quoi qu’il pût arriver, ils refusaient ou niaient tout en bloc.

 

— La métaphysique n’a probablement pas de réalité en dehors des idées dont elle est faite, dit Vincent. Par voie de conséquence, la poésie ou de façon plus générale, la littérature non plus. Notre véritable problème est probablement d’être dépourvu de tout destin, et notre condition est de nous en forger perpétuellement un pour oublier cette absence. Nous acceptons d’être malheureux pourvu que cela nous mène quelque part. Or cela ne nous mène jamais nulle part, quoi qu’en disent les poètes. Une étoile tombe du ciel et nous imaginons qu’elle désire nous écraser. Les poètes se dépêchent de lui prêter toutes sortes de bonnes raisons. Et ils convient un très large public à notre destruction. Ils prouvent par là même qu’ils sont vaguement conscients de ce fait affligeant que notre destruction n’a de valeur que si quelqu’un admet cette valeur. Nous pataugeons, et ils voient quelque grandeur dans cette boue. De nécessité, ils font vertu. Nous mourons et ils transfigurent cette logique conclusion en héroïque abandon. Ou bien ils hurlent à l’absurdité de l’univers. Il est beau de lutter seul contre un univers absurde et désorganisé pourvu que la galerie compte les points. Si l’univers était réellement absurde, les poètes le seraient eux-mêmes au point de ne pas s’en rendre compte. Il n’est même pas absurde. Il n’est rien. Il est la négation à la puissance ultime. Il se contredit sans vergogne. La métaphysique est sa contradiction la plus magistrale, la plus esthétique. Dès lors, considérée comme une élaboration de destins possibles bien que gratuits, elle n’est pas sans charme. Elle devient une espèce de drogue salutaire et dérisoire qui peut empêcher l’espèce humaine de nuire.

Vincent but un peu de bière. Il se redressa légèrement, posa les coudes sur la table et se pencha vers Ferrier. Mais son regard était ailleurs. Il cherchait par-dessus les toits la traînée blanche de vapeur. Il y avait des années qu’il n’avait pas parlé ainsi, et durant ces années, il avait essayé de ne jamais se souvenir du temps où il écrivait toute la nuit, et où il essayait de décrire un parfum flottant dans l’air, une note de musique épinglée à une intention, une teinte du ciel, une tache sur un mur ou l’inégal écoulement du temps, et où il se heurtait à la barrière des mots, s’apercevant qu’il ne détenait jamais qu’un aspect de la réalité et qu’un aspect futile, et que la vie, ou quoi que ce fût qui importât, passait entre les mailles du filet de ses phrases ; il avait essayé d’oublier le moment où il s’était aperçu que la réalité n’était qu’un enchaînement de ficelles, de trucs, une caricature d’elle-même cycliquement répétée selon des modes de plus en plus ridicules, mais si compliquée qu’il n’était mathématiquement pas possible de l’épuiser. Car il s’était dit alors qu’il était inutile de la peindre ou que c’était s’abuser volontairement. Il s’était terriblement attendri sur lui-même, refusant de voir personne, relisant sans fin ses pages griffonnées dans l’espoir d’y découvrir un démenti. Puis il s’était tourné vers des choses simples, pures et précises, ne laissant pas la moindre prise aux idées, et impossibles à rendre en mots, comme l’espace ou les étoiles, comme le froid d’une nuit hivernale, ou la dureté diamantine et presque idéale d’une route gelée. Et peu à peu, quoique sa méfiance à l’égard du monde réel demeurât, il ne s’était plus soucié de le traduire, de le rendre en impressions. Il s’était contenté de l’éprouver, mais au travers, toujours, d’une distance énorme de vide, et c’était pourquoi, pensait-il, les étoiles étaient plus proches de lui que l’herbe multiple, indéfinissable des chemins.

— Pensez-vous, dit-il lentement, que les étoiles attachent le moindre prix à la poésie ou à la métaphysique ? Elles sont pour nous l’objet d’interminables rêveries, la source d’insolubles problèmes et le sujet de vers imbuvables. Et cependant, elles demeurent belles, belles en elles-mêmes et l’ignorent. Avez-vous jamais imaginé une étoile décrivant ses propres scintillements ? J’ai regardé si longtemps les étoiles que j’ai espéré un temps devenir comme elles, imperméable à toute métaphysique et à toute littérature. Mais ce n’était pas possible. Je n’étais pas une étoile. Je n’avais pas de but, moi. Je n’avais pas à tracer sans fin dans le noir des ronds de lumière. Et je me suis demandé si nous, les hommes, n’étions pas l’objet de quelque sinistre malédiction qui nous prive de tout destin, de toute obligation d’accomplir ce pour quoi nous pourrions être faits. Mais c’était déjà de la métaphysique. J’ai compris que nous ne pouvions pas en sortir, que l’on ne pouvait pas se nier soi-même, que l’on pouvait tout juste espérer ne pas exister, mais qu’il était inutile de ne plus exister une fois que l’on avait été dans le déroulement des années. J’ai goûté la saveur âcre de l’échec, comme disent les poètes. Je ne sais pas s’il est définitif. On ne peut pas en être sûr tant qu’on est. Mais je suppose qu’il durera autant que les étoiles. Pour tous les hommes et pour moi, c’est un échec définitif et les étoiles en sont le témoignage.

Ses doigts se crispèrent légèrement. Il caressa le pied de son verre.

— Alors, comprenez-vous, lorsqu’il tombe quelque chose du ciel, un fragment d’étoile, vous voulez vous précipiter, et peu importe la chaleur ou la glace, le vide ou l’asphyxie, et demander, implorer : « Avez-vous un destin ? », ou encore : « Êtes-vous semblable à moi ? », un peu comme à quinze ans on frappe à la porte de tous les livres, ou comme à vingt, on voudrait aimer toutes les femmes, pour percevoir une réponse, pour savoir si, au-delà du papier, derrière les sourires et les grimaces, il y a quelqu’un, ou quelque gigantesque, et… grotesque… plaisanterie. On a peur de comprendre et plus encore de ne pas comprendre, on redoute un ricanement ou une rebuffade définitive. Peu à peu on se lasse. Je ne sais pas au juste quand j’en ai eu assez. Je suis finalement parti, mais c’était longtemps après. Je suis parti lorsque ces choses se furent décantées en moi. Des êtres cohabitaient alors en mon cerveau. L’un allait recommencer toutes ces choses sottement, et l’autre savait que c’était inutile. Alors, j’ai fui et j’ai commencé à interroger les étoiles. Je l’avais toujours fait, mais en rêve, et je l’ignorais. Les étoiles, au moins, forment un livre toujours ouvert et elles sont autant d’yeux toujours accueillants.

— Je comprends.

— Alors, promettez-moi que vous me laisserez aller.

— Non, dit Ferrier.

— Promettez-moi que si la situation s’aggrave, vous m’enverrez, avant tout autre.

— Vous allez souhaiter que toute la planète brûle.

— Peut-être. Pourquoi ne le souhaiterais-je pas ? Écoutez. Vous avez besoin d’un héros. Vous l’avez sous la main et vous n’en faites rien.

— Vous n’êtes pas un héros. Vous êtes fou.

— Sans doute, dit Vincent. Sans doute.

Il essayait de déchirer avec ses yeux cette ouate de vapeur qui l’enveloppait.

 

Il se tenait sur le bord d’une mer de feu, et il n’avait nul espoir d’y pénétrer jamais. Il était humain. Il ne pouvait pas l’ignorer. Il se pouvait que le brasier aveuglant recélât une réponse qui satisfît sa solitude ou son inquiétude, mais jamais il ne l’obtiendrait.

Il hésitait au bord d’un désert rougeoyant couvert d’une toile de cendres, et au travers des mailles de cet immense filet filtraient d’innombrables palpes de feu. Les blocs noircis avaient été des maisons, des cheminées, des pas de portes, les fenêtres liquéfiées miroitaient comme des flaques gelées par une froide nuit de décembre. Les frais rideaux, les loques de gaze jaunie, les dentelles s’en étaient allés, les souvenirs, les photos et leurs cadres, les jouets, les livres dépenaillés, les coussins brodés, les bahuts sculptés par quelque artisan mort et reposant sous cette nappe de lave en un cimetière à son tour défunt, les horloges sonnant leur propre glas, les piles de draps à jamais blanchis, s’envolaient en flocons de fumée. Vincent sentait la chaleur monter le long de ses paumes, le long de ses joues, il entendait grésiller le caoutchouc de ses semelles en un chant d’insecte, et la surface de ses yeux se desséchait tandis qu’il contemplait le feu.

— Que puis-je faire, pensait Vincent, sinon réfléchir jusqu’à en avoir mal à la tête ? Y a-t-il quelqu’un là-bas ? Comment pourrais-je le savoir, moi, parmi tous les habitants de la Terre ?

C’était, comme en un jeu d’enfant, pénétrer dans une vaste salle obscure, le cœur battant, et tâcher de deviner si quelqu’un était tapi dans l’ombre, quelque ennemi prêt à surgir, quelque ami prêt à rire, et renverser des obstacles invisibles sur son passage, des chaises sournoises, ou se heurter aux tables et penser, penser sans cesse à cette délicieuse et angoissante découverte d’une pièce connue et soudain retrouvée. La Terre à son ordinaire était une demeure sombre et morne. Et voilà qu’une lampe tombée du ciel l’éclairait. Et il fallait penser et chercher, dans cette lumière aveuglante, les paupières collées, les mains en avant, une présence ou une absence.

— Un navire de l’espace, pensait Vincent. Cela existe-t-il donc ? Ou y a-t-il autre chose qui puisse brûler sans trêve des nuits et des jours ?

 

Il vit Ferrier approcher, par-delà la surface aride des prés desséchés. Il vit les tiges d’herbe se briser sous ses pieds comme des allumettes brûlées. Il entendit les grains de sable crisser comme des grillons dans la chaleur de l’été. Il vit la lumière se refléter, rouge, sur la peau pâle de Ferrier, sur le front blanc de Ferrier, et au fond des yeux calmes et clairs de Ferrier.

— Êtes-vous toujours prêt ? demanda Ferrier dans un souffle lorsqu’il fut assez proche pour que Vincent pût distinguer les rides qui couraient maintenant sous ses yeux, et les poches de peau grise et flasque gonflées de soucis, des nuits sans sommeil et des fantômes de ces maisons brûlées.

— Oui, dit Vincent en tremblant légèrement, mais ce n’était ni de peur, ni de froid, c’était un tremblement inexplicable comme celui qui avait saisi Baldini.

— Je ne veux pas vous y forcer, dit Ferrier.

— Je vous l’ai demandé.

Vincent se tourna vers le brasier, évitant de fixer Ferrier. Ses mains se glissèrent d’elles-mêmes dans ses poches.

— Nous avons pris toutes les précautions nécessaires. Vous êtes bien portant. Vous avez les connaissances voulues. Vous pouvez en sortir. Vous savez ce que vous devez faire.

— Peut-être, dit Vincent. Je ne suis pas sûr.

La lassitude de Ferrier s’accentua sur ses traits.

— Personne ne le sait. Ils discutent depuis des jours et des jours là-dessus.

— Comment pourraient-ils savoir ? dit Vincent. Mais j’irai et je verrai, et si je puis, j’en ramènerai un morceau, un fragment de soleil, un éclat gelé de feu, ou, si vous voulez, la pierre philosophale.

— Il y a une prime, dit Ferrier, une très importante prime.

Il semblait malade. Il vacilla. Un instant, il crut que le sol tremblait et allait les engloutir dans ses fours souterrains. Il crut que la Terre allait se répandre dans l’espace en éclats tôt éteints, que le monde entier s’en irait en traînées de fumée.

— Je n’ai pas d’héritiers, dit Vincent.

Il sourit. Le vent souleva une gerbe d’étincelles au ras de la falaise qui séparait les terres froides de la fournaise.

— Eh bien, allons-y, dit Vincent.

 

Il était enfermé dans le scaphandre comme dans une boîte. Ou plutôt comme dans une enfilade de boîtes. Ses doigts, ses mains, ses bras, ses jambes, son corps, sa tête, étaient emprisonnés dans une série d’écrins ouatés, écrins d’amiante et de mica. Sur sa poitrine, peinte en rouge, dormait la salamandre des pompiers. Il ne distinguait au travers du mica teinté qu’un monde obscur et incertain, plein d’embûches. « J’appartiens déjà au monde du feu, pensa-t-il. Je ne suis déjà plus ici qu’un étranger. » Puis il songea : « Je suis un insecte. Je vais me jeter dans la flamme de la bougie, contre le verre brûlant de la lampe. J’ai trop longtemps tourné autour de la lumière comme une phalène affolée, la contemplant toutes ces nuits au travers d’un salutaire écran d’espace. Il est trop tard pour que je m’enfuie. »

Il avait peur. Il sentait contre ses muscles, sur sa peau, les petites flammes qui allaient le lécher et sucer la moelle de ses os, transformer son sang en une poussière brune, vitrifier ses yeux dans son crâne.

— M’entendez-vous ? gémit un insecte tout contre son oreille.

— Je vous entends, dit-il, la gorge sèche, sans percevoir le son de sa voix.

La grue le saisit et l’emporta dans les airs. Elle le présenta au feu, comme une offrande. Puis son long bras grinçant s’abaissa, doucement, lentement, comme un bec d’oiseau tout au bout d’un long cou souple et gracieux. Elle le déposa en bas de la falaise, dans le domaine du soleil.

— Allô, dit Vincent en commençant à marcher, soulevant un pied avec effort, le posant avec délicatesse dans une mare de verre fondu, au fond de cet océan de feu.

— Oui, grésilla une voix.

— Tout va bien.

Il voyait clair maintenant. Il n’était pas le moins du monde ébloui. Il progressait comme sur la grande esplanade éclairée d’un bal, entre des milliers d’ombres, épiant, écoutant des milliers de chuintements, de grincements, de clapotis, d’éclatements secs et sourds, comme s’il avançait entre des milliers de gens, entendant des mots chuchotés, des bribes de conversation, des notes éparses de musique.

L’air était frais dans sa gorge, les gants d’amiante étaient souples autour de ses doigts.

— Suis-je dans la bonne direction ? demanda-t-il.

— Marchez tout droit, murmura la voix. Plus lentement. Faites attention aux crevasses possibles. D’ici, nous ne distinguons presque rien. Mais vous devez pouvoir les voir.

Il porta sa main à sa ceinture et décrocha la canne ignifugée. Il tâta le sol d’un geste incertain en avant de lui, aveugle en cette lumière.

— Allô, dit la voix d’insecte.

— J’écoute, dit-il. La croûte de sable fondu craquait sous le poids de ses bottes.

— Je voulais vous souhaiter bonne chance, dit la voix.

— Qui êtes-vous ?

Un silence.

— Peu importe. Vous ne me connaissez pas.

Il glissa et tomba. Ses doigts fouillèrent le sol pour retrouver la canne. Il s’appuya sur elle pour se relever.

— Allô, demanda la voix inquiète.

— Tout va bien, dit-il. Je suis tombé. Pas de mal.

Ses poumons s’essoufflèrent. Il laissa couler quelques gouttes d’eau dans sa gorge, ouvrit l’oxygène en grand.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Est-ce vous, Baldini ?

— Non, dit la voix.

— Êtes-vous une femme ? Avez-vous des cheveux noirs comme l’espace et des yeux brillants tels des étoiles ?

— Cela peut-il vous aider ? demanda la voix. Ma voix est-elle déformée à ce point ? Mes yeux et mes cheveux importent-ils ?

— Vous êtes si lointaine, dit-il en se hissant sur une roche noircie, sûr de ne pas se tromper. J’appartiens à un autre monde.

— Tâchez de ne pas y rester, dit la voix.

Ils parlèrent ainsi, tandis qu’il avançait. Et il imaginait des hommes, les écouteurs aux oreilles, percevant le son infime de sa voix, surveillant sur leurs écrans le minuscule point sombre qu’il était en cette jungle de feu. Et il était, lui, l’être d’une autre planète, parlant avec un être de la Terre, et les hommes s’étonnaient de pouvoir le comprendre et que son esprit fût si proche des leurs, ce qu’ils n’avaient jamais su, ni osé rêver, ce qu’il n’avait jamais imaginé tandis qu’il contemplait les mondes du ciel entourés de la nuit. Il avançait en un brouillard pourpre et palpitant semblable à une mer d’un sang trop fluide et trop léger pour emplir les veines d’un être vivant, tandis que les hommes se traînaient tels des vers à la surface glacée d’un monde obscur.

— Je viens, cria-t-il à ce qui l’attendait au cœur de ce fruit de feu tombé sur la terre, au sein du dur et bouillonnant noyau d’atomes déchaînés.

— Allô, grésilla la voix. À qui parlez-vous ?

Vincent s’arrêta. Il s’appuya sur sa canne et ferma les yeux. Mais la lumière forçait ses paupières, dessinait sur ses rétines l’entrelacs des veines minuscules.

— Allô, dit-il. Je parlais à quelqu’un.

— Vraiment, dit la voix, ironique.

— Je me parlais à moi-même, dit Vincent après un instant.

Puis :

— Croyez-vous qu’il y ait quelqu’un là-dedans ?

— Qu’entendez-vous par là ?

Sans doute des hommes se penchaient-ils sur leurs cadrans, songeait Vincent, et surveillaient-ils les aiguilles tremblotantes de leurs enregistreurs, dessinant sur des rouleaux de papier quadrillé, toiles d’araignées prenant le temps au piège, les courbes hésitantes de sa vie. Tant d’oxygène. Telle température. Le sable fond, le plomb s’évapore, l’air est chargé d’acier pulvérisé.

— Je ne sais pas, dit Vincent. Je ne sais pas. Quelqu’un venu de là-bas, du ciel, de l’espace, de tout ce que vous voudrez.

Il voulait dire : quelqu’un de meilleur que nous, de plus sage, quelqu’un que j’ai attendu toutes ces années, toutes ces nuits, les yeux tournés vers les étoiles éveillées alors que tout sur la Terre dormait, quelqu’un chargé de distance et de durée, quelqu’un de glace et brûlant, mais la voix d’insecte qui chantait dans l’écouteur ne pouvait pas savoir et il se tut. La peur commença à l’envahir. Peut-être n’y avait-il personne là-bas, en avant de lui, dans cette tourmente si chaude que le désert qu’il franchissait n’était auprès d’elle qu’une étendue glacée ? Peut-être son geste ne servirait-il à rien ? Peut-être serait-il rejeté en arrière, parmi les hommes ; exilé d’un royaume de feu, sans la moindre certitude, et les yeux trop brûlés pour percevoir encore la lumière des étoiles trompeuses.

— Parlez-moi, dit-il à la voix. Dites quelque chose.

La voix n’était qu’un murmure, un mince filet de mots coulant entre des falaises de fracas et des plages de silence, une pluie diaphane, une ombre fraîche. Elle parlait de gens qu’il ne connaissait pas et détaillait leurs fautes et leurs qualités, ceux qui étaient nés et ceux qui étaient morts et comment ils avaient vécu, elle imitait des accents enfantins et des chevrotements de bouches édentées, elle décrivait des villes engourdies dans la paresse de l’été passé.

Vincent pressa le pas. Il se dirigeait vers le centre éclatant du cratère, un nid d’étoiles, quelque chose comme le soleil recueilli au fond de la mer.

— Merci, dit-il à la voix. Merci.

La voix était une vibration sereine, un grincement tranquille, comme le chant d’un monde lointain, ce qu’il avait attendu toutes ces années et toutes ces nuits, des étoiles impassibles. C’était un tremblement fragile au fond d’un écouteur qu’un attouchement du feu pouvait détruire. Vincent comprit soudain pourquoi et pour qui il devait atteindre le cœur du feu et réussir. Ce n’était pas, chose curieuse, pour les hommes qui l’avaient envoyé, et qui ignoraient eux-mêmes ce qu’ils devaient sauver.

C’était pour ce chant d’insecte.

Une voix humaine.

Logée avec lui dans son scaphandre, examinant avec ses yeux le sol de braise, sondant avec sa canne la profondeur des ruisseaux de lave.

Dansant autour de lui, le précédant, le guidant dans les rues de ces villes que le feu lécherait demain, habitant sa peau d’amiante et pourtant distincte de lui.

— Je suis moi, dit Vincent, et vous êtes là, me tenant par la main.

— Je suis là, dit la voix. Vous n’avez rien à craindre.

Et brusquement, elle s’affaiblit, décrut et mourut.

— Allô, cria Vincent.

Sans écho.

Peut-être la chaleur avait-elle détruit son antenne, ou peut-être venait-il de pénétrer dans un autre domaine, inaccessible aux ondes des hommes, peuplé de sifflements, de craquements, de longs murmures et de cris lugubres. « Je suis né dans une étoile, pensa Vincent. Je suis l’habitant d’une étoile, immobile, muet, aveugle et j’imagine, au-delà d’une étendue presque inconcevable d’espace, très loin derrière moi ou au-dessus de moi, sur une petite planète froide, des êtres qui pensent, et cherchent et lèvent les yeux vers ce ciel dans lequel je vis et vers mon étoile, et qui attendent un signe, un message chuchoté, un clignement de paupière, un scintillement secret, tout au long des années et tout au long des nuits.

« Et je ne puis rien faire. Je suis seul. J’ai fermé le cercle, bouclé la boucle. »

Au même instant, il se trouvait peut-être aux deux extrémités à la fois d’un pont fragile et étiré, lancé par-dessus le vide, attendant et écoutant et regardant aux deux bouts de ce pont invisible, hésitant à s’engager sur ce passage aussi étroit que le tranchant d’une hache.

— Il ne peut plus rien m’arriver, pensa-t-il.

Puis, il les aperçut, tandis qu’il glissait et trébuchait sur la surface, polie comme un miroir, des roches fondues et des nébuleuses durcies. Il avait franchi le pont. Des torrents de lumière s’engouffrèrent en lui par les portes béantes de ses yeux. Il voulut porter son gant à son visage, mais il était trop tard pour fuir ou se cacher. Ils étaient là ; trois flammes de bougies au sein d’une grande obscurité, trois reflets de lumière sur la paroi d’une cave, l’écume des étoiles, les enfants du vide. Il crut qu’il était devenu aveugle. Il ne distinguait plus que leurs formes dansantes. Puis ses nerfs réagirent. Il sut qu’ils lui parlaient. Des langues de lumière étaient leurs lèvres, leurs mots étaient des vibrations rapides comme les battements d’ailes d’une abeille, leur respiration était faite de tourbillons. Ses nerfs frémirent et se croisèrent. Il les entendit avec ses yeux.

Ils parlèrent.

Leurs voix vibraient comme de l’acier chauffé à blanc, grondaient comme un volcan, pétillaient comme des sarments secs brûlant dans une cheminée de brique rouge.

Ils ne venaient ni de Mercure, ni de Vénus, ni des déserts de Mars, ni des étendues troubles d’Uranus, qui ressemble à une grosse boule de coton roulant dans le ciel, ni de Saturne que son anneau tient enserré de peur que ses brumes ne s’effacent, ni de Neptune sur laquelle le froid gèle jusqu’au Temps, ni même de Pluton qui est une perpétuelle nuit d’hiver. Ils ne venaient pas d’une autre étoile, ni d’une autre galaxie.

Ils venaient du Soleil, dirent-ils.

Ils étaient descendus vers les terres froides pour savoir si des êtres pouvaient habiter ces mondes déshérités. Ils avaient longtemps scruté la nuit de l’espace, puis ils s’étaient élancés.

Ils étaient heureux de ne pas être venus en vain.

Ils lui dirent comment était le soleil et comment ils étaient venus sur leurs ailes tissées de rayons, bourdonnantes de photons. Ils lui montrèrent les merveilles du feu, les tourbillonnements opaques des nuages d’hydrogène embrasé, la sombre splendeur des étangs noirs du soleil, les explosions, les danses folles des électrons, les fêtes et les navires aux voiles incandescentes glissant sur les lacs de lave, la transformation des météores venus du fond du ciel, s’amenuisant, s’arrondissant en une forme de plus en plus parfaite et en un instant dissoute, au fur et à mesure qu’ils approchaient du soleil. Il vit les chemins de la lumière qui couraient d’une étoile à l’autre, s’égaraient sur les mondes morts, reliaient les galaxies. Ils lui dirent qu’ils différaient tous, qu’ils possédaient chacun une couleur personnelle et resplendissante, mais que tous ensemble ils étaient blancs, et que c’était la lumière qu’ils préféraient.

Il entendit leur chant avec ses yeux, les hurlements du vent déchirant les voiles de gaz enflammé, les palpitations du cœur chaud du soleil. Il huma avec ses yeux le parfum des vapeurs de cuivre. Il palpa avec ses yeux le contour délicat des torsades de lumière.

— Nous sommes vivants, dirent-ils, et éternels.

Ils voyaient la terre, dirent-ils encore, comme un désert immobile, une sphère pesante et infernale. Ils plaignaient sincèrement ses habitants. Mais leur malheur était fini.

Ils dirent qu’ils allaient éveiller la Terre de son long sommeil, la tirer de sa longue pénitence, qu’ils allaient la rendre à la lumière. Ils décrivirent les chants joyeux du feu qui libérerait la Terre. Vincent s’affaissa.

— Non, cria-t-il. Non.

Ils le regardèrent, étonnés.

Peut-être pouvaient-ils le comprendre, espéra Vincent. Peut-être pouvaient-ils pêcher derrière ses yeux les images formées en son esprit.

Et la voix était avec lui. La voix était entrée en son oreille et s’était logée dans son crâne. Et maintenant elle lui soufflait ce qu’il devait dire, elle lui suggérait des milliers d’images, elle fouillait dans sa mémoire et extrayait des souvenirs négligés.

— J’aimerais ce que vous voulez faire, dit-il. J’aimerais cette voix des étoiles chuchotant dans le temps, et ce calme bondissant, cette paix explosante, je l’ai rêvé si longtemps, j’aimerais parcourir le ciel d’un monde à l’autre, même en une poussière impalpable, même dans le sillage des comètes, je suis d’accord avec vous. Je l’ai été tant que vous n’étiez pas venus, mais…

Et il leur parla de l’herbe et de la fraîcheur de l’eau, et du son d’une voix dans l’air froid d’un matin d’hiver, des feuilles des arbres et des mains humaines, de l’éclat de l’acier, il leur dit le toucher dur et poli du marbre, la transparence de la pluie. Il leur décrivit les villes, le plaisir de heurter dans la nuit, du talon, une route sonore, la lumière lointaine et désirable des étoiles, vue d’en bas comme du fond d’un puits. Il leur dit la tiédeur d’une peau, la chaleur d’un regard qui étaient autre chose qu’un mouvement de molécules.

Il leur expliqua les merveilles de la neige, les cristaux de glace pendant aux rebords des fenêtres, le froid coupant comme une lame et réveillant les poumons assoupis par l’automne. Il leur parla de ce qu’il n’avait jamais vu, des étendues glacées, des aurores boréales, du soleil brillant à minuit au ras de l’horizon, de la profondeur glauque des mers, chaude en son obscurité, peuplée. Il leur expliqua ce qu’il était et pourquoi tant d’années et tant de nuits il les avait attendus, il leur expliqua la voix et pourquoi il avait peur, maintenant qu’ils étaient venus.

— Nous comprenons, dirent-ils ensemble sur trois couleurs.

Il leur dit qu’il ne fallait pas en vouloir aux hommes.

Puis il attendit, anxieux.

— Nous comprenons, répétèrent-ils.

Il leur dit qu’il ne voulait pas qu’ils partent, qu’il ne savait pas au juste ce qu’il voulait, qu’il les avait attendus trop longtemps et que son attente était brusquement morte en lui, qu’il y avait une si grande différence entre eux et lui qu’il aimerait partir avec eux, mais qu’il ne pouvait pas, qu’il mourrait dans ce vide et cette chaleur, dans cet étincellement, et dans ce silence. Et qu’il avait cru que l’espace n’était pas un mur infranchissable et qu’il savait maintenant qu’il y avait des obstacles pires que le vide, des abîmes plus grands que la distance.

— Adieu, dirent-ils.

Ils s’allongèrent.

— Ne partez pas, cria-t-il, pas déjà, pas maintenant, mais ils étaient bel et bien partis, un éclair dans le ciel, une lampe qu’on éteint sur la Terre.

Il se mit à claquer des dents. La vapeur de sa respiration se condensa, et gela sur le carreau de mica de sa combinaison réfrigérante, en fleurs de givre. Il se laissa tomber sur le sol. Il grelottait au centre d’un foyer éteint, d’un grand feu de joie mort, au fond d’un vaste océan de cendres que le vent revenu faisait danser dans l’air.

« Ils sont partis, pensa-t-il, c’est fini, ils sont partis, c’est fini. »

Il ne pouvait pas empêcher les mots de trotter devant ses yeux en une sarabande d’étincelles. Il enfouit ses mains dans la cendre, c’était une poudre grise et légère, il se sentit plein de cendre.

« Les étoiles », pensa-t-il, et toute cette cendre en lui se coagula, se précipita en un mélange écœurant et fade.

Il perçut un grattement insolite, un grincement contre sa peau, une légère douleur. Il porta ses mains gantées à ses oreilles, oubliant le scaphandre.

— Allô, grésilla un insecte, de l’autre côté d’un mur de carton. Il se releva, s’appuyant sur la canne ignifugée. Ses bottes s’enfoncèrent mollement dans les cendres.

— Allô, dit-il du fond de la nuit soudaine. Souhaitez-moi bonne chance.

Il se tut un instant et écouta, mais personne ne répondit.

— Je vais maintenant explorer votre monde.