LE MONSTRE
 
(1958)
 

Les monstres de Gérard Klein ne sont jamais « monstrueux ». J’ai une tendresse toute particulière pour l’hipprone des Seigneurs de la guerre et je suis toujours bouleversé par les trois premières lignes de ce roman : « Le Monstre pleurait comme un petit enfant. Non du remords d’avoir tué trois douzaines d’hommes, mais de se sentir si loin de sa planète natale. »

Le snark de Jonas est le plus impressionnant. Et aussi, peut-être le plus humain. « Et il devait dire la vérité à son frère, car le snark était son frère. »

Et celui-ci, qui n’a ni forme ni nom :

« Elle se prit à penser (…) que cet être avait franchi l’espace et cherché un nouveau monde parce qu’il se sentait désespérément creux et inutile sur le sien… »

C’est un des traits qui classent Gérard Klein parmi les humanistes de la science-fiction. Chez lui, l’étranger n’est jamais l’ennemi et le « monstre » a toujours quelque chose de fraternel. Mais le monde est dangereux et la souffrance est universelle.

Ici, le visiteur des étoiles donnera à Bernard et Marion l’occasion de s’évader de leur corps, cette prison. Mais la mort…

 

 

La nuit était prête à tomber, juste en équilibre sur le bord de l’horizon, prête à se refermer comme un couvercle sur la ville et à déclencher dans sa chute l’horlogerie précise des lumières. Des rideaux métalliques s’abaissaient sur les vitrines comme des paupières. Des clés s’engageaient dans des serrures et faisaient grincer des pênes. La journée était finie. Une pluie de pas battait l’asphalte poussiéreux des rues. C’est alors que la nouvelle courut à travers la ville, bondissant de bouche à oreille, se lisant dans la stupeur ou dans l’effroi des yeux, bourdonnant dans les câbles de cuivre du téléphone ou grésillant dans les lampes des postes.

« Nous répétons qu’il n’y a aucun danger », disait le haut-parleur à Marion, assise dans sa cuisine, les mains posées sur les genoux, regardant par la fenêtre le gazon frais tondu, la clôture blanche du jardin et la route. « Nous prions seulement les habitants des quartiers entourant le parc de bien vouloir rester chez eux afin de ne gêner en rien l’action des spécialistes. La chose venue d’un autre monde n’est en aucune façon hostile aux humains. C’est une journée historique que celle-ci où nous pouvons accueillir un être d’une autre planète, et sans doute né, de l’avis de l’éminent professeur qui se trouve à côté de moi en ce moment même, sous la lumière d’un autre soleil. »

 

Marion se leva et ouvrit la fenêtre. Elle aspira l’air chargé d’une odeur d’herbe, d’une poussière d’eau et de mille couteaux aigus de froid et fixa la rue à l’endroit obscur et lointain où elle se détachait des hautes falaises des immeubles de la ville et s’étalait, s’élargissait entre des maisons de brique et des pelouses. Sur la façade de chacune de ces maisons brillait une fenêtre solitaire, et derrière chacune de ces fenêtres, ou presque, Marion pouvait discerner une ombre qui attendait. Et les ombres accoudées aux barres d’appui disparaissaient une à une, tandis que des pas d’hommes résonnaient dans la rue, que des clés glissaient dans des serrures huilées et que des portes claquaient, se refermant sur une journée passée et sur la nuit tombée.

— Il ne lui arrivera rien, se dit Marion, en pensant à Bernard qui devait traverser le parc, s’il revenait comme à l’accoutumée par le chemin le plus court et le plus paisible. Elle jeta un coup d’œil dans le miroir en effleurant de la main ses cheveux noirs. Elle était petite et un peu ronde, et douce comme une glace à la vanille fondante.

— Il ne lui arrivera rien, se dit Marion regardant dans la direction du parc, entre les hauts damiers éclairés des façades, discernant la masse compacte et sombre des arbres que n’égayait nulle autre lumière que celle passante des phares des autos ; « sans doute a-t-il pris une autre route », mais malgré elle, elle imaginait Bernard marchant dans les allées sablées à pas nonchalants, entre les ombres taillées des ifs et les tremblements des peupliers, sous la clarté diffuse de la lune, évitant les arceaux qui bordent les pelouses comme des cils de fer, tenant un journal à la main et sifflant peut-être, ou fumant une pipe à moitié éteinte et soufflant de courtes bouffées d’une fumée légère, les yeux à demi clos, l’allure légèrement insolente comme s’il avait eu le monde entier à affronter. Et une grande pince noire s’agitait dans les buissons, où un long tentacule se lovait dans un fossé, prêt à claquer dans l’air comme la mèche d’un fouet et à happer, et elle les voyait, les yeux fermés, sur le point d’appeler et de crier de terreur et elle ne faisait rien, parce que ce n’était qu’une illusion emportée par les mots confiants du poste.

« Les précautions nécessaires ont été prises. Les entrées du parc sont surveillées. Les derniers promeneurs sont escortés individuellement jusqu’aux portes. Nous vous demandons seulement d’éviter tout bruit et de préférence toute lumière dans le voisinage du parc, de façon à ne pas effrayer notre hôte d’un autre monde. Le contact n’a pas encore été effectué avec l’être d’une autre planète. Personne ne peut dire quelle forme il a, ni quel est le nombre de ses yeux. Mais nous nous trouvons à l’entrée même du parc et nous vous tiendrons au courant. À côté de moi se trouve le professeur Hermant de l’Institut de recherches spatiales qui vous donnera le résultat de ses premières observations. Professeur, je vous laisse le micro… »

 

Marion pensa à la chose venue de l’espace, à cet être solitaire et tapi dans un coin du parc, tout contre la terre humide, frissonnant du froid de ce vent étranger, examinant le ciel par un trou des fourrés, et ces étoiles neuves et inconnues, percevant dans la trépidation du sol les pas des hommes qui l’encerclaient, les halètements des moteurs, et plus profondément, le grondement souterrain de la ville. « Que ferais-je à sa place ? » se demanda Marion, et elle sut que tout allait s’arranger car la voix du poste était grave et paisible, assurée comme celle d’un prédicateur entendu le dimanche et dont les mots rompent à peine le silence. Elle sut que les hommes s’avanceraient vers cet être tremblant dans la lumière des phares, et qu’il attendrait, calme et confiant, qu’ils tendent les mains et qu’ils parlent, et qu’il viendrait vers eux, une pointe d’angoisse dans l’âme, puis saisissant soudain à force d’écouter leurs voix incompréhensibles, comme une année plus tôt elle avait écouté la voix de Bernard.

« Nos instruments ont à peine effleuré les immenses espaces qui nous entourent, disait la voix du professeur. Songez qu’à l’instant même où je vous parle, nous plongeons à travers les étendues cosmiques, entre les étoiles, entre les nuées d’hydrogène…

Il se tut un instant et reprit son souffle.

« … Tout peut donc nous attendre de l’autre côté de cette porte du mystère qu’est le vide. Et voici qu’elle a été poussée et franchie par un être venu d’un autre monde. Il y a une heure quarante-sept minutes, un navire spatial s’est posé silencieusement dans le parc de cette ville. Nos détecteurs l’avaient enregistré une heure et demie plus tôt, alors qu’il franchissait les couches supérieures de l’atmosphère. Il semble être de petite taille. Il est encore trop tôt pour émettre des suppositions quant à la source d’énergie qui le propulse. Mon distingué collègue, le professeur Li, estime que l’appareil pourrait être mû par un effet d’asymétrie spatiale orientée, mais les recherches entreprises dans ce sens…

— Professeur, coupa la voix du commentateur, certaines personnes ont avancé l’hypothèse qu’il ne s’agit pas d’un navire, mais seulement d’un être capable de se déplacer entre les étoiles. Que pensez-vous de cette idée ?

— Eh bien, il est encore trop tôt pour émettre une opinion définitive. Personne n’a encore vu l’objet et nous savons seulement qu’il a semblé capable de diriger et de ralentir sa chute. Nous ignorons même s’il contient réellement un être vivant. Il est possible qu’il ne s’agisse que d’une machine, d’une sorte de robot, si vous voulez. Mais il contient en tout cas un message du plus haut intérêt scientifique. Ceci est le plus grand événement scientifique depuis la découverte du feu par nos lointains ancêtres. Nous savons désormais que nous ne sommes plus seuls dans l’immensité étoilée. Pour répondre à votre question, franchement, je ne crois pas qu’un être vivant, au sens où nous l’entendons, puisse résister seul aux conditions de l’espace, à l’absence d’atmosphère, de chaleur, de pesanteur, aux rayonnements destructeurs.

— Professeur, pensez-vous qu’il y ait le moindre danger ?

— Sincèrement non. Cette chose n’a manifesté aucune intention hostile. Elle s’est contentée de rester terrée dans un coin du parc. Je suis émerveillé de la promptitude avec laquelle les précautions nécessaires ont été prises, mais je ne pense pas qu’elles serviront à quelque chose. Ma principale inquiétude viendrait plutôt des réactions que peuvent avoir les hommes en face d’un être irrémédiablement étranger. C’est pourquoi je demande à chacun de conserver son calme, quoi qu’il arrive. Les autorités scientifiques ont désormais la situation en main. Il ne saurait rien arriver de fâcheux… »

 

Marion prit une cigarette dans un tiroir et l’alluma maladroitement. C’était un geste qu’elle n’avait pas fait depuis des années, depuis son quinzième anniversaire, peut-être. Elle aspira la fumée et toussa. Ses doigts tremblèrent. Elle épousseta un peu de cendre blanche tombée sur sa robe.

« Que mangeons-nous ce soir ? se demanda-t-elle en se grondant pour sa nervosité. Mais elle n’avait pas le courage de tirer une poêle d’un placard, ni même d’ouvrir le réfrigérateur. Elle éteignit la lumière puis revint à la fenêtre, et tirant sur sa cigarette comme une petite fille, essaya d’entendre un bruit de pas sur la route. Mais il n’y avait rien que des voix dans des maisons calmes, qu’un air de musique étouffé comme un chant d’abeille dans une ruche et que le ronronnement des mots dans le haut-parleur.

— Tiens-toi tranquille, dit-elle à voix haute, se mordant les lèvres. Des milliers de gens sont passés dans le parc ce soir et il ne leur est rien arrivé. Et il ne lui arrivera rien. Les choses n’arrivent jamais aux gens qu’on connaît, mais toujours à des images lointaines qui passent sur l’écran des journaux et qui portent des noms invraisemblables.

L’horloge sonna huit fois. « Peut-être pourrais-je téléphoner au bureau, pensa Marion. Peut-être sera-t-il retenu là-bas la moitié de la nuit. » Mais parce qu’ils n’avaient pas le téléphone, il lui fallait mettre un manteau, pénétrer dans la nuit et courir dans le froid, entrer dans un café plein de visages curieux, décrocher la petite bête noire, morte et bourdonnante de l’écouteur, et appeler d’une voix changée, métallique, en chiffonnant un mouchoir dans sa poche. C’était ce qu’elle devait faire. C’était ce que ferait une femme indépendante et courageuse. Mais elle n’était, pensait-elle maintenant pleine de honte, ni indépendante, ni courageuse. Elle ne savait qu’attendre et regarder la ville scintillante avec des yeux pleins de cauchemars.

« Je vous remercie, professeur, dit le poste de radio. Nous nous trouvons maintenant à quatre cents mètres au plus de l’endroit où la chose se tient cachée. Les hommes des brigades spéciales progressent lentement en étudiant chaque centimètre carré du terrain. Je ne distingue rien encore, ah si, une forme noire vaguement sphérique de l’autre côté du bassin, un peu plus haute qu’un homme peut-être. Il fait vraiment très sombre et… Le parc est absolument désert. L’ambassadeur des étoiles est donc maintenant seul, mais ne craignez rien, vous aurez bientôt l’occasion de faire sa connaissance… »

 

Marion laissa tomber sa cigarette et la regarda se consumer sur le carrelage net. Bernard n’était pas dans le parc. Peut-être approchait-il à grand pas, ou peut-être rôdait-il encore auprès des grilles du parc, tâchant d’apercevoir le visiteur des étoiles. Dans un quart d’heure, il serait là, souriant, les cheveux scintillants des gouttelettes microscopiques du brouillard.

Puis, la vieille angoisse surgit d’une caverne intérieure, pourpre et moite. « Mais pourquoi n’avancent-ils pas plus vite, pensa-t-elle, songeant aux hommes qui travaillaient dans l’obscurité, mesurant, pesant, analysant, progressant sans bruit dans la nuit comme des taupes de plein air, pourquoi n’avancent-ils pas plus vite s’il n’y a pas de danger ? » Et il lui vint à l’esprit qu’on lui cachait quelque chose derrière l’écran calme du haut-parleur et des mots brodés de confiance. Elle pensa soudain qu’ils tremblaient peut-être en parlant, que leurs mains se serraient peut-être convulsivement sur leur micro tandis qu’ils affectaient d’être sûrs d’eux, que leurs visages étaient peut-être horriblement pâles malgré la lueur rouge des lanternes sourdes. Elle se dit qu’ils ne savaient rien de plus qu’elle à propos de ce qui pouvait errer au-delà de l’atmosphère de la Terre. Et elle songea qu’ils ne feraient rien pour Bernard, qu’elle seule pouvait faire un geste, bien qu’elle ne sût pas lequel, peut-être courir au-devant de lui, se jeter à son cou et se serrer contre lui, peut-être l’entraîner loin de cet abominable être des étoiles, ou peut-être simplement pleurer sur une chaise de cuisine en métal blanc, et attendre, immobile, comme une silhouette découpée dans du papier noir.

Elle était incapable de penser à autre chose. Elle ne voulait plus entendre la voix qui sortait du poste, mais elle n’osa pas l’éteindre de peur d’être plus seule encore. Elle prit un magazine et l’ouvrit au hasard, mais jamais elle n’avait vraiment aimé lire et maintenant, il lui eût fallu épeler lettre après lettre, tant ses yeux étaient brouillés, et de toute façon, les mots usés n’avaient plus de sens pour elle en ce moment. Elle essaya de regarder les images, mais elle les voyait comme au travers d’une goutte d’eau, ou d’un prisme, en transparence, étrangement disloquées, et brisées selon des lignes impossibles.

Puis elle entendit un pas, elle se leva, et courut à la porte, l’ouvrit et se pencha vers la nuit, vers le gazon humide et crépusculaire, et écouta, mais le pas faiblit soudain, s’arrêta, s’éloigna et mourut tout à fait.

Elle rentra dans la cuisine et le son du poste lui parut insupportable. Elle diminua la puissance et colla son oreille tout contre le haut-parleur, écoutant au travers de ses cheveux cette voix minuscule, ce frôlement d’insecte sur une membrane vibrante.

« Attention, dit une voix à l’autre bout d’un long tube de verre frissonnant, il se produit quelque chose. Je crois que l’être est en train de bouger. Les spécialistes sont peut-être à deux cents mètres de lui, au plus. J’entends une sorte de cri. L’être d’un autre monde va peut-être parler… il appelle… sa voix semble presque humaine… comme un long souffle… je vais vous la faire entendre. »

Marion écrasa son oreille contre le poste, ses cheveux s’imprimèrent dans sa peau. Elle entendit une série de déclics, un long bourdonnement muet, un sifflement aigu, puis le silence, puis la voix naquit au fond du haut-parleur, à peine audible, profonde comme une lourde respiration de dormeur.

— MA-riON, disait la voix, nichée au creux du haut-parleur, tapie en un coin sombre du parc.

C’était la voix de Bernard.

 

Elle se leva brusquement, la chaise bascula derrière elle et s’effondra dans un grand fracas.

— MA-riON, murmurait la voix étrangère et connue, imperceptible. Mais elle ne l’écoutait plus, elle courait sur la route, ayant laissé derrière elle la porte béante et toute son angoisse morte. Elle longea deux jardins en courant puis elle s’arrêta une seconde, essoufflée, tremblante de froid. C’était la nuit partout. Les volets des maisons étaient clos et laissaient filtrer tout juste de minces rais de lumière. Les réverbères étaient éteints. Elle se mit à marcher au milieu de la route, là elle ne risquait pas de trébucher sur une pierre ou de tomber dans une flaque.

Il régnait dans les quartiers qu’elle traversa un silence inhabituel, de temps à autre ponctué par un aboiement étouffé, ou par le tumulte métallique d’un train. Elle croisa un homme qui marchait en chantonnant, aussi noir qu’une statue taillée dans un bloc d’anthracite. Elle voulut l’arrêter et lui demander de l’accompagner mais en s’approchant, elle vit qu’il était ivre et elle fit un détour.

Elle avait l’impression d’être perdue dans une ville hostile quoiqu’elle connût chacune de ces maisons et qu’elle eût cent fois critiqué le jour, en se promenant avec Bernard, les rideaux de chacune de ces fenêtres. Elle courait entre les grands bâtiments comme entre les murs d’arbres qui cernent un sentier de forêt. Et elle était sûre qu’elle entendrait derrière elle la respiration d’un animal féroce, si elle s’arrêtait. Elle traversa une place déserte, une clairière de ciment, que la nuit recouvrait d’une bâche percée de trous d’épingles aux endroits des étoiles. Elle atteignit les limites du parc et se mit à courir le long des grilles en comptant les barreaux.

Ses talons frappaient l’asphalte avec le tintement clair d’un marteau tombant sur les touches d’un xylophone. La peur courait le long de sa peau comme une armée de fourmis. Elle retint son souffle. La lune projetait devant elle une ombre ténue, impalpable.

Elle se retourna, faisant voler sa robe. Il n’y avait rien derrière elle que l’enfilade des murs nocturnes, sans relief ni nuances, tels de grandes glaces de lave dévorant toute lumière et toute couleur, transformant la nuit en un gouffre et le bord du trottoir en une corde raide sur laquelle elle avait couru, légère et transie d’angoisse et de froid. Elle était seule avec la nuit.

Une main se posa sur son bras et la fit pivoter. Elle cria. La main la lâcha et elle recula jusqu’au mur du parc et pressa ses épaules contre les barreaux et lança ses mains en avant.

— Excusez-moi, m’dame, dit l’agent d’une voix lourde et trébuchante, mais étrangement rassurante. On a demandé à tout le monde de rester chez soi. Avez-vous la radio ?

— Oui, souffla Marion, avec effort, sans bouger, sans respirer, sans même desserrer vraiment les lèvres.

— Voulez-vous que je vous raccompagne chez vous ? Il n’y a pas beaucoup de danger, par ici, mais… il hésita. Sa face était pâle dans l’obscurité. Un tic lui secouait périodiquement la joue… un homme a été attrapé, tout à l’heure, et il vaudrait mieux…

— Bernard, dit Marion, les doigts écarquillés et pressés contre les plis de sa robe.

— Ça n’a pas été joli, murmura l’agent. Il vaudrait mieux que vous veniez avec moi. Et maintenant la chose appelle. Dépêchez-vous, m’dame. J’ai ma ronde à terminer. Vous n’habitez pas trop loin, j’espère. C’est une ronde tout à fait extraordinaire. Je n’ai pas l’habitude de marcher seul, vous savez. Mais on manquait d’hommes, ce soir.

Du bout de sa chaussure, il écrasa une cigarette à demi brûlée et gonflée d’eau, le papier se déchira et le tabac s’éparpilla.

— Mon mari, dit Marion.

— Allons, venez. Il vous attend chez vous.

— Non, dit Marion, secouant la tête, et ses cheveux lui retombèrent sur le visage comme un filet aux fines mailles noires. Il est là dans le parc. Je l’ai entendu.

— Il n’y a personne dans le parc. Le tic réapparut et déforma sa joue. Marion vit que sa mâchoire tremblait légèrement. Sa main gauche caressait le ceinturon de cuir et sa main droite effleurait l’étui ciré de son revolver. Il avait plus peur qu’elle. Il craignait pour lui-même.

— N’entendez-vous pas ? cria-t-elle. Ne comprenez-vous pas ? Elle se précipita vers lui et lui prit le bras. Elle avait envie de griffer ce visage blême et tremblotant, cette façade humaine aussi blanche qu’étaient sombres les façades de la ville.

— Mon mari est là-dedans qui m’appelle. J’ai entendu sa voix dans la radio. Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille ?

Sans qu’elle y prît garde, des larmes coulèrent le long de ses joues.

— Oh ! laissez-moi aller, gémit-elle.

Il se balança un instant sur le bout carré de ses souliers noirs et luisants de cire.

— Peut-être, dit-il, hésitant, peut-être. Je ne sais pas. Puis, plus doucement :

— Excusez-moi, m’dame. Venez avec moi.

 

Ils marchèrent le long des grilles. Elle courait devant lui sur la pointe des pieds et tous les quatre ou cinq pas s’arrêtait pour l’attendre.

— Dépêchez-vous, disait-elle, pour l’amour de Dieu, dépêchez-vous.

— Ne faites pas trop de bruit, madame, il n’est pas si loin et il paraît qu’il a l’ouïe fine. On va bientôt l’entendre, maintenant.

— Je sais, dit-elle, c’est la voix de mon mari.

Il la regarda fixement, silencieux.

— Il l’a dévoré, dit-elle encore. Je le sais. Je l’ai vu. Il a de grandes dents pointues et toutes d’acier. Je les ai entendues claquer. C’était affreux.

Elle recommença brusquement à pleurer. Ses épaules étaient agitées par les sanglots.

— Calmez-vous. Il ne peut rien vous arriver.

— Non, admit-elle, non. Plus maintenant.

Mais les hoquets hachaient sa voix et les larmes brouillaient sa vue tandis qu’elle courait. Elle glissa et l’une de ses chaussures vola en l’air et elle se défit de l’autre en un mouvement hâtif du pied et elle continua de courir sur ses bas.

Elle entendit soudain la voix du monstre et elle vit se mouvoir les lèvres de Bernard. C’était un son prolongé et tranquille, nullement effrayant, mais si faible qu’elle eût voulu le serrer dans sa main pour le protéger du vent.

Elle vit les hommes vêtus de bleu sombre qui gardaient l’entrée du parc. Elle attendit, immobile, l’échange des questions et des réponses fusant sans force entre les lèvres serrées. Elle entra dans le parc. Elle vit la toile de fils de cuivre qu’ils avaient tissée, de fils dorés enserrant la terre, entourant la chose étrangère qui parlait avec la voix de Bernard. Elle éprouva l’humidité de l’herbe sous ses pieds.

— Qui êtes-vous ? souffla une voix.

— Je suis venue pour…, commença-t-elle, mais elle écoutait la voix lointaine.

— MA-riON. MA-riON.

— Ne l’entendez-vous pas ? dit-elle.

— Voilà une heure que je l’entends, dit l’homme. Il promenait le faisceau de sa lampe sur Marion. Les boutons de son uniforme et ses dents étincelaient. Sa moustache mince donnait l’impression qu’il souriait toujours, mais ses yeux, maintenant, semblaient désespérés.

— Il prononce des sons d’ici, des mots de la Terre qu’il a trouvés dans ce pauvre type qu’il a attrapé, des mots sans suite, des mots sans raison. D’abord, nous avons cru que c’était un homme qui appelait. Puis nous avons compris que pas une bouche sur la terre n’avait cette voix-là.

— C’est la voix de Bernard, dit-elle. Bernard est mon mari. Je l’ai épousé il y aura un an dans un mois.

— Qui êtes-vous ? Votre nom ?

Elle se laissa tomber sur le gazon et entoura sa tête de ses bras pour ne plus entendre la voix.

— Marion, répétait la voix, insistante. Ce ne pouvait être une voix d’homme, car elle était trop pénétrante. Elle semblait venir d’un fond de puits, ou du fond d’un four. Elle se faufilait au ras du sol et paraissait sortir de terre, comme la voix des herbes, ou la voix des insectes, ou la voix d’un serpent glissant dans l’herbe mouillée.

— On croirait presque qu’il attend quelqu’un, dit l’homme. Il s’était assis auprès d’elle. Dites-moi votre nom.

— C’est moi qu’il appelle, dit-elle, il faut que j’y aille.

— Ne bougez pas. Comment vous appelez-vous ? Que faites-vous ici, dans cette robe, par cette nuit froide ?

— Marion, chuchota-t-elle, Marion Laharpe. C’était mon nom.

Elle songea à son nom, cette bulle tellement fragile, envolée le temps de passer un anneau au doigt, soufflée je temps de courir vers un parc envahi par la nuit.

— Mon mari a été… – elle hésita, puis se décida – … dévoré par cette chose et il m’appelle et je dois y aller.

— Restez tranquille, dit l’homme. Sa moustache mince frémit. Personne n’a été dévoré. Et même si cela était, comment pourriez-vous être sûre qu’il s’agit de votre mari ?

Mais la voix tremblait, se fissurait comme un mur prêt à s’effondrer, elle recélait une certaine qualité d’incertitude, de peur et de pitié mêlées et alourdies de colère.

— Ne mentez pas, dit Marion. Je reconnais sa voix et cet agent qui m’a accompagnée m’a dit qu’un homme avait été tué et il devait passer par le parc, et il n’est pas rentré, et j’ai entendu la voix dans le poste, tout à l’heure, et elle m’appelait. Un million de personnes ont entendu la voix. Vous ne pouvez pas dire le contraire.

— Non, dit-il, je vous crois. Sa voix s’éteignit tandis qu’il parlait et elle semblait morte, les syllabes dansant telles des cendres dans le souffle d’air venu de ses poumons.

— Nous n’avons rien pu faire. Nous avions fermé trop tard les portes. Nous l’avons vu sortir d’une allée et, en un clin d’œil, la chose était sur lui, l’enrobait. Cela s’est passé très vite. Je vous demande pardon. Si je puis vous aider…

Puis sa voix se durcit.

— Nous allons tuer cette chose. Je sais que votre mari ne reviendra pas pour autant, mais je tiens à vous le dire. Nous ne prendrons pas de risques supplémentaires. Regardez.

Les longs tubes des lance-flammes luisaient comme des langues sur l’herbe, comme des dents intactes dans une bouche cariée. Ils étaient posés sur la pelouse, de l’autre côté du réseau scintillant des fils électriques. Et à côté de chacune des lances, un homme paraissait dormir, mais un tressaillement parcourait parfois son dos et sa tête remuait tandis que son regard s’efforçait de s’infiltrer entre les hautes herbes et les feuilles des buissons et de tâter cette région hostile et pleine d’embûches qui s’étendait devant lui.

— Non, dit Marion, à voix haute. Ne le touchez pas. Je suis sûre que c’est Bernard.

L’homme secoua la tête.

— Il est mort, madame. Nous avons vu la chose se passer. Peut-être le monstre répète-t-il sans fin sa dernière parole, mécaniquement. Il est mort en pensant à vous, c’est sûr. Le professeur vous expliquerait cela mieux que moi.

— Le professeur, dit Marion. Je l’ai entendu. Il disait qu’il n’y avait aucun danger, qu’il fallait rester calme et qu’il savait ce qu’il faisait et que c’était un grand événement et…

— Il est comme nous. Rien de plus. Il a hurlé lorsque la chose s’est attaquée à votre mari. Il a dit qu’il ne comprenait pas. Il a dit qu’il avait attendu toute sa vie l’ami descendu des étoiles. Il a dit qu’il aurait préféré être dévoré lui-même plutôt que de voir cela.

— Il s’est tu, dit-elle amèrement. Il a dit que tout allait bien. Il a dit qu’il ne fallait pas s’affoler et il savait que Bernard…

— Il a agi pour le mieux. Maintenant, il dit qu’il faut balayer cette vermine de la surface de la Terre et la rendre à l’enfer. Il est en train de fabriquer un gaz.

— Marion, appela doucement la voix sans lèvres, la voix sans dents d’ivoire, ni langue de chair, de l’autre côté des tubes rutilants de cuivre.

— Je veux lui parler, dit-elle, le silence revenu. Je suis sûre que c’est Bernard et qu’il me comprendra.

— Soit. Nous avons essayé cela aussi. Mais il ne répond rien.

Elle serrait le micro entre ses doigts comme une pierre curieusement polie par la mer.

— Bernard, souffla-t-elle. Bernard, je suis là.

Sa voix jaillissait du haut-parleur comme de l’eau d’une source, étrangement altérée, distillée. Elle se répercutait contre les arbres et s’émiettait entre les feuilles, coulait le long des tiges comme une sève de bruit, se faufilait entre les brindilles et les herbes dans les interstices de la terre. Elle inondait la pelouse, imprégnait les massifs, emplissait les allées, ébranlait la surface du bassin d’une onde indécelable.

— Bernard. M’entends-tu ? Je veux t’aider.

Et la voix répondit :

— Marion. Je t’attends. Je t’ai attendue si longtemps. Marion.

— Me voici, Bernard, dit-elle, et sa voix était légère et fraîche, elle survolait les tas de sable abandonnés dans la journée aux pelles des enfants, elle se glissait entre les balançoires, le manège, les bascules, entre les anneaux et le trapèze pendus au portique.

— Il m’appelle. Je dois y aller, dit-elle.

— C’est un piège, dirent plusieurs voix derrière elle. Restez ici. Il n’y a rien d’humain là-bas.

— Qu’est-ce que cela peut faire. C’est la voix de Bernard.

— Regardez, dit-on.

Un phare s’alluma comme s’ouvre un œil et transperça comme une barre tangible de lumière l’air noir. Et elle vit une masse d’obscurité, étincelante, bouillonnante, écumante, faite de grosses bulles accolées, venant crever à la surface d’une sphère de charbon visqueux et flasque. C’était une vivante éponge de jais, aspirant et déglutissant.

— Un crachat de l’espace, dit la voix solennelle du professeur, derrière elle.

— Je viens, Bernard, dit Marion, et elle laissa tomber le micro et se lança en avant. Elle évita les mains qui essayaient de la retenir et elle se mit à courir dans l’allée sablée. Elle sauta par-dessus la toile d’araignée aux mailles de cuivre et passa entre les langues rutilantes des lance-flammes.

— C’est un piège, cria une voix grave derrière elle. Revenez. L’être s’est assimilé certaines des connaissances de votre mari et il s’en sert comme d’un appât. Revenez. Cela n’est pas humain. Cela n’a pas de visage.

Mais personne ne la poursuivit. Lorsqu’elle tourna la tête, elle vit les hommes se lever et saisir leurs lances et la regarder, horrifiés, leurs yeux et leurs dents brillant du même éclat métallique que les boutons de leurs uniformes.

Elle contourna le bassin. Ses pieds frappaient avec un bruit souple et mat le sol de ciment, puis ils retrouvèrent le contact caressant et frais de l’herbe.

Elle se demanda tout en courant ce qui allait se passer, ce qu’elle allait devenir, mais elle se dit que Bernard le savait pour elle, qu’il l’avait toujours su et que c’était bien ainsi. Il l’attendait de l’autre côté de cette porte noire que sa voix franchissait avec tant de peine, et elle était sur le point de le rejoindre.

Un souvenir lui revint brusquement à l’esprit. Une phrase lue, une phrase entendue, une idée moissonnée et engrangée pour être maintenant broyée et savourée. C’était quelque chose comme ceci. Les hommes ne sont que des enveloppes creuses, parfois froides et désertes comme des demeures abandonnées, et parfois habitées, hantées par des êtres qui ont nom la vie, la jalousie, la joie, la crainte, l’espoir, et tant d’autres. Alors finit la solitude. Et elle se prit à penser, tout en courant, et soufflant par la bouche une haleine tiède qui se condensait en un lambeau fragile de vapeur, et tout en regardant les visages pâles et contractés, et diminuant à chaque pas, des soldats, que cet être avait franchi l’espace et cherché un nouveau monde parce qu’il se sentait désespérément creux et inutile sur le sien, parce qu’aucun de ces êtres insaisissables ne voulait le hanter, et qu’elle et Bernard vivraient peut-être au centre de son esprit comme vivent la confiance et l’angoisse, le silence et l’ennui, dans les cœur et les esprits des hommes. Et elle espéra qu’ils lui apporteraient la paix, qu’ils seraient deux petites lumières paisibles, éclairant les profondeurs alvéolaires de son cerveau immense et inconnu.

Elle frissonna et rit.

— Quel effet cela fait-il d’être mangée ? se demanda-t-elle.

Elle essaya de se représenter une glace fondant entre ses lèvres, coulant fraîche dans sa gorge, reposant dans la petite chaleur obscure de son estomac.

— Bernard, cria-t-elle. Je suis venue.

Elle entendit les hommes hurler derrière elle.

— Marion, dit le monstre avec la voix de Bernard, tu as mis si longtemps.

Elle ferma les yeux et se jeta en avant. Elle sentit le froid glisser sur sa peau et la quitter comme un vêtement qu’on enlève. Elle sentait qu’elle se transformait. Son corps se dissolvait, ses doigts s’effilaient, elle se dispersait dans cette grande sphère moite et tiède, confortable, et, elle le savait maintenant, belle et bonne.

— Bernard, dit-elle, ils nous cherchent pour nous tuer.

— Je sais, dit la voix toute proche maintenant et rassurante.

— Ne pouvons-nous rien faire, fuir ?

— C’est à lui de décider, dit-il. J’apprends à peine à le connaître. Je lui ai dit de t’attendre. Je ne sais pas au juste ce qu’il va faire. Peut-être regagner l’espace ? Écoute.

 

Et, blottis l’un contre l’autre, à l’intérieur d’une caverne de peau, avec autour d’eux tous ces arbres, cette herbe étrangère et cette lumière hostile, fouillant comme un scalpel cette pâte palpitante de jais, ils entendirent approcher les pas précis, feutrés, des tueurs humains qui, les doigts crispés sur leurs lances de cuivre, le visage couvert d’un masque, prêts à exhaler un brouillard léthal et gris, les cernaient, une branche brisée, un frôlement humide, un juron étouffé, un déclic.