LE DERNIER MOUSTIQUE DE L’ÉTÉ
 
(1962)
 

Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans Fiction n° 106, en septembre 1962. De toutes les nouvelles courtes de Gérard Klein, c’est celle que je préfère. L’économie de moyens est, dans ce texte, tout à fait extraordinaire. La technique qui consiste à raconter un grand événement à partir d’un épisode minuscule est ici maîtrisée de façon exemplaire.

Depuis 1962, il s’est produit une série impressionnante d’aberrations climatiques qui ont mis à mal l’agriculture mondiale. Jean-Pierre Sergent écrivait dans Science et Vie de septembre 1976 : « Depuis 1971, le temps se dérègle sur l’ensemble de la planète ; l’apparition d’une nouvelle ère glaciaire n’est pas à exclure… »

Eh bien, comme dit Lao-Tseu, « la mort et la vie, la durée et la destruction, la misère et la gloire, la pauvreté et la richesse, la sagesse et l’ignorance, le blâme et la louange, la faim et la soif, le froid et le chaud, voilà les vicissitudes alternantes dont le cours constitue le Destin{28} ».

Le Dernier Moustique de l’été est la plus taoïste des nouvelles de Gérard Klein.

 

 

Il était étendu sur son lit et, par la fenêtre ouverte, il pouvait apercevoir le ciel nocturne, dépouillé des nuages de la journée, brillant d’étoiles, et les contours obscurs de toits proches, silhouettes des cheminées, pentes sobres et points d’exclamation des antennes. L’air était frais.

Il était étendu, les yeux ouverts, les mains posées à plat sur le lit, tranquille, muscles relâchés, et il pouvait entendre les pas du marcheur solitaire qui hante les allées tranquilles des tempes, chemins emplis de sang, bourdonnant de la pulsation régulière du cœur, régularité métronomique, et son propre souffle comme s’il s’était agi de la respiration délicatement rythmée d’une autre personne. Il songeait à l’été qui allait finir.

Il pensait à cette dernière journée lourde et chaude, comme un rappel de l’été, perdue en des semaines de pluie, comme un dernier message de l’été, comme un sourire tendre et las de l’été, et il entendit un vrombissement léger, le bruit d’un moteur aérien et minuscule, le grincement grave et agaçant d’un moustique, le dernier moustique de l’été.

Comme tous ses frères nés et morts dans l’année, écrasés, dont les taches constellaient les murs et le plafond, la technique est simple : prenez un livre, plaquez-le en un geste rapide sur le mur, un moustique ne crie pas, même s’il laisse une auréole de sang, d’un sang qui a été le vôtre et qu’il digérait lentement, voluptueusement, dans le coma serein qui suit l’agression, le moustique était entré par la fenêtre, attiré par l’odeur de cet homme, ou peut-être aussi par le son rythmé de l’océan sanguin.

Quelques semaines plus tôt, ils se précipitaient en essaims ronflants par la fenêtre, vers la lampe, ou, plus tard, dans la nuit, vers le corps nu et moite de l’homme dans la chaleur, et ils se gênaient les uns les autres, bourdonnant en une bande joyeuse et affamée, mais celui-là était seul, le dernier moustique de l’été, las et plein d’expérience, adroit à éviter le mouvement preste de la main, ayant déposé l’espoir de son espèce en quelque recoin aquatique, et venant chercher auprès de cet homme un ultime festin. Celui-là était seul, le dernier de l’été. Et l’homme, de ce fait, écoutant le chant du moustique, ne pouvait se retenir d’éprouver à son égard une sorte de tendresse, car cet été était le dernier du moustique ; peut-être, si on le laissait s’installer dans l’appartement chaud et sec, durerait-il longtemps – des mouches ainsi passaient l’hiver autrefois –, peut-être prélèverait-il sa nourriture de vampire à heures régulières, peut-être s’apprivoiserait-il ?

Mais il n’atteindrait jamais l’été suivant. Il n’y a pas d’exemple de moustiques qui aient franchi l’hiver. Même si celui-là avait survécu à ces mois léthifères, il n’aurait jamais atteint le printemps. « Personne, se dit l’homme, n’atteindra plus jamais le printemps. On ne franchit pas un hiver de trente mille ans. »

Le moustique invisible traçait de larges spirales sonores dans l’air. Il plongeait et se rapprochait, invinciblement attiré par cet énorme sac sanguin allongé sur le lit.

« Allumer la lampe », se demanda l’homme, « et chasser le moustique, le rejeter dans la nuit, ou purement et simplement le tuer. Ce n’est pas si simple. Un moustique est nettement visible quand il se détache sur un fond clair. Mais il disparaît brutalement quand il passe devant les rideaux sombres ou un meuble de chêne. Et il faut pourtant ne pas le lâcher des yeux, attendre le moment où il se posera… »

Un moustique sur une étendue claire. A-t-on jamais vu un moustique sur un fond de neige ! Peut-être là-haut dans le Nord, vers la Finlande, vers la Norvège, en Alaska, s’il y a des moustiques là-bas, peut-être peut-on voir des moustiques se détachant sur un fond de neige, là-haut où les glaciers millénaires, ataviques, se sont mis en marche, et d’où, lentement, bruyamment, des icebergs descendront, cet hiver, le long des côtes de l’Angleterre. Les glaciers écraseront les mares, les étangs, les trous d’eau des rivières calmes où les moustiques ont déposé l’espoir de leur espèce. Les journaux l’ont dit, n’est-ce pas. Les journaux ont interrogé les savants. Voici la nouvelle ère glaciaire, ont dit les savants, pas de panique. Combien de temps mettra-t-elle pour s’installer ? C’est assez rapide, ont dit les savants, cinq ou dix ans au plus, mais au début, ce sera progressif. Il n’y aura plus d’été, simplement, seulement la pluie et la neige et la glace, les cieux couverts, et plus tard la pureté diamantine, gelée, des cieux d’hiver, puis plus de printemps ni plus d’automne, vous avez vu, vous, des fleurs pousser dans le sol gelé par vingt degrés en dessous de zéro ? En Sibérie, il paraît qu’il suffit d’un sourire du soleil, la température remonte, la boue durcie fond, et des fleurs, des herbes, des bourgeons denses et blanchâtres jaillissent du sol sur toute la plaine, et les chariots s’enlisent dans la bouillie végétale, minérale, de la steppe déployée.

Le dernier moustique de l’été, ignorant de l’avenir, des journaux et de la météorologie.

« On ne peut pas y croire, songeait l’homme. On ne peut pas croire que les villes s’enterreront demain, que les gens en troupeaux compacts descendront vers le sud, comme ils l’ont fait deux, trois fois, dix fois peut-être déjà au cours des grandes migrations géologiques sans en garder le moindre souvenir, car la trace des cauchemars s’efface le temps de battre des paupières. On ne peut pas croire que l’été ne reviendra pas, que les arbres mourront ou pourriront ou demeureront éternellement bloqués dans la substance translucide du temps anesthésié, et plus personne courant dans les rues, plus de filles en robes à fleurs, ni de décolletés éclatants sous le soleil, sous les lampes brillantes et immobiles, de femmes splendides à la peau riche de soleil, plus de mains nues, plus de jambes nues, plus de corps étalés sur le sable des plages, plus rien que des fourrures, des carapaces épaisses, des coques résistantes, négation de la liberté, masques et camouflage, plus de souplesse enfin.

« Sauf dans le sud.

« Les gens riches partaient pour le sud. Tout le monde partait pour le sud. Il y aurait des troubles, il y aurait là-bas des millions d’hommes se pressant sur l’étroite bande du soleil, comme des naufragés sur un radeau, sur un banc de sable que la marée rétrécit. Des mesures sont prises, disaient les journaux. Qu’est-ce que nous allons devenir ? J’ai aimé l’hiver, dans le temps, quand j’étais enfant, j’aimais la morsure du froid, et la neige bien sûr, je n’avais pas appris à aimer le soleil. Je n’avais pas appris à aimer tout court, on ne peut aimer que dans le soleil. Je ne savais pas apprécier un moustique.

« Qu’est-ce que je vais faire ? » pensait l’homme. Le moustique était tout proche maintenant. Peut-être pouvait-il souffler dessus, ou lui dire de s’en aller, de foncer vers le sud de toutes les forces de ses muscles impondérables de moustique, dans l’espoir de devancer le front blanc, le souffle mortel de l’hiver, ou dans l’espoir encore de tomber, de sombrer dans la neige, et d’être dedans conservé dix mille ans, cent mille ans, comme ces mammouths qu’on a retrouvés en Sibérie, et dont la chair était propre à la consommation, ont dit les savants ayant interrogé les chasseurs Kalmouks, ou Samoyèdes : vu d’ici, c’est la même chose.

Le moustique se tut. Il était posé sur le mur, tout à côté. Sans le voir l’homme le devinait : quelle mécanique subtile, quelle précision parfaite, pattes fines comme des cheveux, ailes nervurées, un dard précis, petite pompe aspirante, enroulée, déroulée. Et si les moustiques survivaient à tous les hivers, s’ils hibernaient en réalité, s’ils ne naissaient pas des mares, s’ils se laissaient emprisonner dans une coque de glace, eux si fragiles, pris dans l’épaisseur dure et protectrice de la pierre d’eau ?

Tout le monde a des périodes comme ça, des moments où le froid vous envahit, tout le monde, les gens, les années et même les planètes. Il se demanda si la planète se sentait seule, tout d’un coup, pour devenir froide ainsi. C’est le contraire de la fièvre, le calme plat des profondeurs, l’abattement silencieux des soirées alcooliques : toute végétation se tait en vous, et des vents soufflent, de grandes barrières cèdent, et les glaciers anciens remontent jusqu’à la bouche, jusqu’aux yeux. C’est inutile alors de chercher une autre chaleur, fût-ce celle d’une peau, fût-elle celle du soleil, c’est inutile, n’est-ce pas, ma vieille amie la Terre ?

Le moustique préparait son coup. Il devait réfléchir. Il devait se demander s’il valait mieux y aller maintenant, ou attendre un peu que l’homme soit tout à fait endormi. D’un côté, c’était dangereux, et de l’autre, il avait faim, il ne pouvait presque plus y tenir. Il avait peur de sentir ses pattes se replier et de se voir dégringoler vers le sol.

L’homme sentit le froid, tout d’un coup, au-dedans de lui et au-dehors de lui. Sa main droite erra et finit par trouver l’interrupteur et ce fut la lumière ; il cligna des paupières, et ses yeux blessés accommodèrent, et il vit le moustique sur le mur, vingt centimètres au-dessus de sa tête, le dernier moustique de l’été, et l’été était fini. Il prit le livre qu’il lisait, qu’il avait laissé ouvert, le ferma et le serra dans ses doigts. Il se releva à demi et, d’un geste rapide, écrasa le moustique. Il y eut le bruit sourd du livre frappant le mur, et comme une goutte de sang sur le mur. Le moustique était resté collé au livre. Il posa le livre sur la petite table, s’allongea de nouveau, fixant le plafond, éteignit la lumière, sa main cherchant l’interrupteur et ne le trouvant pas – comme c’est étrange après ces années –, et le trouvant et un déclic, et il regardait de nouveau, au-dehors, la nuit.

Il aspira doucement l’air entre ses lèvres. Un parfum étrange et aigu, presque tranchant, était entré par la fenêtre, et c’était l’odeur de la pluie qui allait venir, c’était l’avant-garde des armées de l’hiver qui galopaient là-bas, sous la conduite du soleil minuscule et comique des régions boréales. « Bientôt, on entendra, pensa-t-il, le bruit des ours dans la ville désertée. »