LES PRISONNIERS
 
(1958)
 

Mieux qu’aucune autre, je crois, cette nouvelle justifie le titre que j’ai donné à la troisième partie de l’anthologie : « Mais les murs faits d’un sable invisible l’écrasaient et l’étouffaient, et il se débattait, immobile, fouillant et repoussant les parois de la prison de temps qui encageait les villes et les déserts. »

Ce thème est très personnel à Gérard Klein. C’est presque plus un thème de littérature générale que de science-fiction. Et pourtantc’est un paradoxe que l’on rencontre parfoisla science-fiction est, pour le traiter, un bien meilleur outil que la littérature générale. Quel auteur de littérature générale a pu creuser dans cette direction aussi profondément que Gérard Klein ? On pense à Koestler, Abellio, Faulkner, Salinger… Peut-être, peut-être. Et ce n’est pas évident.

Dans la science-fiction, il y a Dick (mais qu’était Dick lorsque Gérard Klein écrivait les Prisonniers, vers 1955 ou 1956 ?)

Ce que nous disent Gérard Klein dans cette nouvelle et Dick dans quelques-uns de ses romans postérieurs à 1960, c’est que la condition humaine est fondamentalement inacceptable.

Les Prisonniers est le texte le plus gnostique de Gérard Klein.

 

 

La ville était morte. Et intacte. Si parfaitement intacte qu’ils passèrent les portes rondes de l’enceinte, l’oreille aux aguets, les yeux immobiles et attentifs, et leurs doigts nerveux étreignaient la crosse de leurs armes. Ils traversèrent la ville et se détendirent lentement. Les rues semblaient désertes et pour autant qu’ils purent en juger au travers des murs de porcelaine et des parois de cristal, les édifices étaient abandonnés.

Ils traversèrent toute la ville, puis ils déambulèrent dans les canaux plus étroits qui sillonnaient les quartiers. (Non, vraiment, ce n’étaient pas des rues, le sol était couvert d’une nappe blanche et doucement étincelante, sur laquelle ils glissaient plus qu’ils ne marchaient, c’était plutôt la surface d’une eau si lourde et si paisible, gelée par le temps, qu’elle résistait et sonnait sous les pas comme une feuille d’argent.) Ils se perdirent enfin dans d’étroits capillaires qui apportaient le souffle usé du vent aux régions les plus profondes de la ville.

— Merveilleux, n’est-ce pas, dit le capitaine, ne s’adressant à personne, les yeux à demi clos fixés sur une fine tour translucide qui jaillissait d’un dôme de nacre. Il le pensait, très sincèrement. Il se sentait meilleur, apaisé, depuis qu’il était entré dans la ville. Il avait ressenti cette même impression, la veille, lorsqu’ils avaient visité cette autre ville, de l’autre côté des montagnes. Il leva la tête, son regard caressa et quitta la courbe des toits, les aiguilles des clochetons, les orbites des fenêtres désertées, les porches que des pas n’avaient usés depuis quand ? nul ne le savait, et chercha les pics de l’autre chaîne qu’ils n’avaient pas encore franchie. Au-delà, c’était sûr, s’étendait une autre cité et ce calme, ce bonheur tranquille de la découverte, cette harmonie parfaite. Son plaisir grandissait avec chacune de ces villes, lorsqu’il retrouvait, intacte, une beauté déjà connue. Puis, s’il s’attardait, si le bruit des hommes forçait le bourdonnement du silence à disparaître, s’il demeurait un seul instant immobile au lieu de glisser entre ces falaises de marbre, l’enchantement se consumait, s’évanouissait. Il fallait partir et atteindre une nouvelle ville.

 

— Connaissent-ils aussi cela ? songea-t-il en fixant ses hommes qui s’étaient arrêtés en même temps que lui sur une petite place et qui contemplaient, silencieux, les dessins élégants et abstraits des murs.

« Sans doute. Sans doute. Et pourtant je ne peux ni le savoir ni le leur demander. Nous n’avons pas franchi l’espace pour admirer, mais pour étudier. Et chacun de nous le sait et admire, tandis qu’il pense que les autres étudient. Et aucun de nous n’ose demander aux autres s’ils admirent aussi. Ce sont là des choses qu’on ne nous a pas apprises, et quoique aujourd’hui soit le troisième jour et cette ville la seconde que nous ayons explorée, les vieilles barrières, nos vieilles habitudes n’ont pas encore sauté, et à moins que nous ne restions ici des années, découvrant ville après ville, elles ne disparaîtront jamais et aucun de nous ne posera jamais la question. »

 

— Avez-vous remarqué, Capitaine ? dit Jones. Il n’y a pas une seule ligne droite dans cette ville, pas plus que dans celle que nous visitions hier. J’ai dessiné un plan approximatif et les lignes générales se ressemblent étrangement sans pourtant être les mêmes.

— Pourquoi a-t-il dit cela ? pensa le capitaine. Pourquoi a-t-il fait à haute voix cette réflexion purement technique que nous avons tous faite, et il le sait ? Pourquoi a-t-il pris ce ton calme et détaché et réaliste, si réaliste qu’il ne signifie qu’abstraction et simplification et détachement du réel ? Veut-il nous faire croire et se faire croire à lui-même qu’il est froid, objectif et observateur ? On nous a enseigné et seriné que nous ne devions être que des yeux, des oreilles, un odorat et des mains pour étudier les faits et édifier d’autres faits. Précision. Pragmatisme. Efficience. Et nous imputons l’admiration et la subjectivité à péché. Et lorsque soudain nous rencontrons, ailleurs, une chose envers laquelle le Pragmatisme et la Précision et l’Efficience se révèlent inopérants, nous n’osons pas nous mettre à penser, nous avons le sentiment de commettre une infidélité, une trahison, même si nous ne pouvons nous empêcher de le faire, et nous nous efforçons de ne pas le montrer, de ne rien montrer. Je marche calmement ici, et je n’ai aucune envie de mesurer, de peser, de calculer, et je crois bien que je n’aurai plus jamais envie de m’agiter, de rouler à trois cents à l’heure sur une route absolument droite sans autre but que d’atteindre une autre ville d’où part une route semblable, et ainsi de suite, ni de me battre, ni d’être pressé, secoué, asphyxié, brûlé et content, pour la plus grande gloire de la race qui a réussi à fabriquer le plus grand astronef, mais de réfléchir, d’agiter des idées. Maintenant, j’aime cela, pour la première fois de ma vie. Et cependant, je marche avec la légère raideur réglementaire. Je n’ai jamais connu une telle paix, et pourtant ma main droite est posée sur la crosse de mon pistolet. Je devine en avant de moi tout un pays d’idées à explorer, à pénétrer maladroitement, et j’hésite, je sens, posés sur ma nuque, des millions de regards, et alourdies sur mon épaule, des millions de mains, et tendus vers moi, accusateurs, des millions de doigts, et vibrantes d’indignation des millions de lèvres : « Il pense. Il paraît même qu’il lit. Il aime à s’isoler. Il est fou, fou, malade, criminel. Il a oublié sa mission, son équipage, son nom, et il réfléchit. Il a oublié la Terre, la gloire de la Terre, les actions d’éclat, la conquête des mondes neufs, et il essaye de rassembler des idées. »

« Et je tremble, j’essaie de fuir tandis que je marche avec la légère raideur réglementaire et le claquement sec et régulier de mes talons, et je n’ose même plus crier que ces mondes sont vieux, fabuleusement vieux et harmonieux et qu’il n’est rien qu’on puisse conquérir, ni aucun endroit qu’on puisse bâtir, car ils sont beaux et parfaits et les transformer serait un crime, et je n’ose même pas dire que penser a un goût neuf, quelque chose comme une odeur métallique et excitante, ou le contact d’une eau froide, ou le reflet d’un cristal brut et la splendeur crépitante d’un feu éclairant une longue suite de cavernes, que penser vaut bien agir, et vaut mieux que faire des remarques idiotes à force de naïveté.

« Pourquoi a-t-il dit cela ? ou plutôt, pourquoi n’a-t-il dit que cela ? Pourquoi n’a-t-il pas exprimé ces milliers d’autres choses que nous ne savons pas encore transformer en mots ? Stupidité ? Non. Je sais qu’il pense la même chose que moi. Nos cerveaux sont de merveilleuses machines. Naïveté ? Peut-être. Voilà deux ou trois siècles que nous cultivons la naïveté au travers de l’instantané. Il nous faut des connaissances simples et immédiates. Pratiques. Nous avons rayé tout ce qui était avant, et nous ne voulons rien savoir de ce qui était au-delà. L’instantané. Nous nous sommes transformés en appareils photographiques. Plus vifs étaient nos réflexes, plus court notre aperçu du monde, meilleurs nous étions. Et parce qu’ici nous rencontrons quelque chose d’ancien, de stable, qui a une histoire et une continuité, nous avons peur, nous pensons avoir rencontré le diable et nous n’osons pas laisser supposer que nous l’avons vu. Même entre nous. Même à l’intérieur de chacun de nous. Dangereux, dangereux de penser. Stop. Lumière rouge. N’intéresse plus personne, mon garçon. Ennuie tout le monde, de nos jours. Vous ne vous sentez pas très bien. Vous essayez de classer, de prévoir les événements, de les imaginer. Attention, mon garçon, ce que vous me dites est grave. Laissez-vous aller. Dormez. Pourquoi se faire des soucis ? Tout est pour le mieux. Vous insistez. Ne bougez pas. Nous vous soignerons, mon garçon. Nous vous guérirons. »

 

Pas une ligne droite. Le même plan ou presque. C’était vrai, après tout. C’était cliniquement vrai. Pourquoi ? Sur la Terre, la seule raison eût été le hasard. Mais ici ? Pourquoi n’avaient-ils pas construit toutes leurs villes sur le même plan, si le plan était bon ? Incompréhensible. C’était simple et compliqué. Ici, la raison en était évidente, mais sur la Terre, ils auraient ri, ou seraient demeurés graves et attentifs : « Voyons, Thomas, soyez sérieux. Comment pourriez-vous en être sûr, de toute façon ? »

Il n’y a pas dans l’univers deux endroits semblables. La couleur des déserts change, et la force du vent, la courbe des collines, la hauteur des montagnes et le goût de l’eau varient, et l’allure des droites et la forme des points. Ceux qui avaient bâti ces villes le savaient. Ils savaient lire le monde et ils avaient laissé leurs villes comme une écriture, des mots magiques et jamais identiques, différant parfois dans un seul détail et signifiant en deçà et au-delà des montagnes la même vérité ici et là appropriée à des sites différents.

 

Ils avaient fait le tour de la ville. Ils découvrirent un petit escalier et montèrent, le capitaine en tête, sur les murs. Devant eux attendait la ville tout entière, encerclée par le collier des tours. Elle était absolument morte, mais elle ne contenait aucune ruine. Elle était d’autant plus morte qu’elle était intacte. Quoiqu’elle fût prête à accueillir ses habitants revenus d’une longue migration, elle ne recélait d’eux aucune trace. Il était impossible de savoir ce qu’avaient été ses habitants et depuis combien de temps ils étaient morts ou l’avaient quittée. Poser des questions était absurde. Ils se turent.

Tout autour de la ville, en dehors des murailles, le vent sculptait sans fin sa signature dans le sable. Sans violence. Jamais, semblait-il, le sable ne s’était lancé à l’assaut de la ville et n’avait enseveli les rues, rongé et perforé les coupoles. La ville elle-même n’avait pas été construite contre le désert. Elle portait le même nom que le sable. Peut-être, au temps où un peuple animait la ville, l’étendue avait-elle regorgé de vie. Et au même instant, le même destin de paix avait envahi sans bruit la planète tout entière.

 

— Allons-nous explorer les bâtiments ? demanda Jones. Nous avons le temps. L’occasion est bonne.

Voix terne et sèche.

 

Le capitaine leva la tête et inspecta le ciel. Puis il posa ses mains sur le parapet froid et poli par des milliers de contacts anciens, et frissonna. Il y avait trop longtemps qu’il attendait ici, immobile, les yeux fixés sur un sable qu’ils ne voyaient plus, et une chose qui hantait cette ville s’était emparée de lui et d’eux tous, tremblants sous l’impassibilité tannée de leur peau. Il sentit le plaisir qu’il avait pris à contempler cette ville, s’affaisser, se refroidir, et changer, devenir détestable, vaguement écœurant. Il promena son regard sur ses hommes. Ils ne manifestaient rien. Lui non plus. Mais un froid aussi dur et définitif que les profondeurs d’un long sommeil l’envahissait, et le sable, sans hostilité, montait et l’entourait et le recouvrait, l’enserrant d’une fine prison dans laquelle il n’était pas d’issue et pas de mouvement, ni même le rêve d’un changement. Ils se sentaient tous devenir comme la ville.

— Non, dit-il. Allons-nous-en. Nous visiterons plus tard. Allons-nous-en. Vite.

 

Ses lèvres se mouvaient spasmodiquement. Vite. Il n’y a ici ni glace, ni péril, ni prison, rien que l’air doux et calme et une immense étendue d’espace. Il n’y a pas de prison. Ni d’ennemis. La seule prison est celle que je me forge et le seul ennemi celui que je peux découvrir au fond d’un miroir. Mais les murs faits d’un sable invisible l’écrasaient et l’étouffaient, et il se débattait, immobile, fouillant et repoussant les parois de la prison de temps qui encageait les villes et les déserts.

Il ne luttait presque plus, pris à l’intérieur d’une seconde, englué d’une goutte de durée. Puis il tourna brusquement la tête et vit la fusée étinceler dans un cratère de verre brûlé et noirci. C’était bon de cligner des yeux sous le reflet dur de la fusée fichée dans le désert comme une grande épée brillante. C’était bon d’imaginer le sautillement anarchique des lumières sur le tableau de bord, et la danse des doigts sur le clavier des moteurs, et l’odeur d’air aseptisé et le goût de cendres de la nourriture synthétique. C’était la vie.

 

Ils sortirent de la ville par l’ouverture ronde et sans porte qui béait dans la muraille telle une orbite. Des années plus tôt, peut-être le panneau de bois qui la fermait s’était-il dissout dans le temps, évaporé dans le vent. Mais qu’elle eût jamais été close était improbable. Le mur n’avait pas été élevé pour défendre la ville. Peut-être même, pensa le capitaine, la ville n’avait-elle pas été construite pour être habitée, mais pour demeurer déserte.

 

Ils mangèrent en silence. Depuis trois jours, ils s’étaient accoutumés au silence. Sur la Terre, le silence était une chose inquiétante, presque une obscénité. C’eût été un crime que de rester à l’écart et de ne pas proférer avec des gestes importants : « Excellent, hein, Léonard, ce bœuf synthétique. Nous sommes de rudes gaillards, tout de même, ça fait plaisir à voir, nous aurons la plus belle maison et la plus rapide voiture, on parlera de nous. Hé, Jones, comment allez-vous ? » et de ne pas manifester la Fraternité-saine-et-humaine-et-amicale-du-bon-garçon-le-regard-chaud-et-la-main-posée-sur-l’épaule-de-son-copain.

Mais ici, c’était différent. Il n’y avait pas trois milliards et demi d’hommes moyens prêts à se congratuler et à se démontrer les uns aux autres qu’ils étaient merveilleusement vulgaires. Ici, sept milliards de lèvres ne transformaient pas la force de l’habitude en sagesse éternelle. Il n’y avait ici que vingt-cinq hommes, soudain isolés, séparés les uns des autres, abruptement solitaires, et les villes abandonnées ; et ils se taisaient. Au fond de leurs vingt-cinq cerveaux, une petite voix triste et malade murmurait : « Non, nous n’avons pas été cela, non, non, non, nous n’avons jamais été cela. Nous avons toujours été ce que nous sommes. » Mais ils savaient que les petites lèvres de brouillard qui psalmodiaient fébrilement à l’intérieur de leurs crânes mentaient.

 

— Non merci, Jones, je n’ai pas faim, dit Thomas.

— Vous ne vous sentez pas bien, Capitaine ? demanda Jones.

— Juste un léger mal de tête. Ce n’est rien. C’est…

Ils cessèrent de manger.

— Une légère migraine, moi aussi, dit Andrew.

— Et moi aussi, dirent en même temps Smithson et Ford et Forrester, et les autres murmurèrent.

— Que vouliez-vous dire, Capitaine ? demanda Jones en les regardant. Il y a dans leurs yeux, pensa-t-il, une sorte de bonheur. C’étaient des yeux d’enfants sur le point de s’endormir. Quelque chose les a attrapés et les tient et je me sens si fatigué, si vieux. Toutes ces images, toutes ces idées qui virevoltent dans ma tête.

— Je n’ai rien voulu dire du tout, dit Thomas. Il souriait, il guettait, tendu et concentré, et heureux, la marée régulière de la souffrance qui battait ses tempes.

— Je sais ce que vous avez voulu dire, dit Jones. C’est la première fois que votre cerveau peine, fatigue. Et c’est agréable. Vous aimez cela.

Surpris, ils tournèrent la tête et le dévisagèrent d’un même mouvement.

— Comment pouvez-vous le savoir, Jones ?

— C’est vrai. J’aime cela. Où est le mal ?

— Je ne sais pas encore, dit Jones.

 

Il épiait en lui-même la progression de la souffrance, le choc cadencé du pendule qui oscillait à l’intérieur de son crâne. Et il se sentait heureux. Terriblement heureux. C’était bon de sentir les idées s’enchaîner, se trier, s’accrocher les unes aux autres, sans heurt, à la vitesse de l’éclair. Et c’était terrible de perdre pied soudain, de sombrer et de cesser d’être conscient. Et cependant, il le fallait. Personne ne peut demeurer perpétuellement conscient sans devenir fou. Ces alternances étaient comme une lente et régulière respiration de l’esprit qu’il avait ignorée pendant des années.

Merveilleux de sentir le monde pénétrer dans les poumons de la pensée et être détaillé, analysé, reconstruit. Essayons d’accélérer le mouvement. Pense, pense, mon garçon, à des choses abstraites, et difficiles. Essaie d’arrêter le tournoiement des étoiles ou le chuchotement de l’espace. Lumières et souvenirs. Noir et noyade.

 

Ils étaient assis en demi-cercle, au pied de la fusée, les yeux tournés vers la ville, ravis et hypnotisés. Et quelqu’un, au fond de l’esprit de Jones, était demeuré lucide, et les contemplait, froidement.

 

— Ils dorment, songea le quelqu’un au fond de l’esprit de Jones. Ils pensent. Ils suivent, silencieux et isolés, des sentiers d’idées qui bifurquent et ne mènent nulle part. Ils divisent, pèsent, admettent et finalement repoussent. Il faut que je les éveille. Ah ! vais-je le faire parce qu’il y a là un danger, quelque chose comme le chant des sirènes, ou parce que je hais toute pensée, parce qu’on m’a appris à ne jamais me poser de questions, parce qu’une part de moi-même a été minutieusement et définitivement modelée. Je ne sais pas. Je ne sais pas, mais il faut que je les éveille.

— QUE SONT-ILS DEVENUS, dit-il lentement, POURQUOI ONT-ILS DISPARU ?

Ils le dévisagèrent tout d’abord sans comprendre. Puis l’horreur apparut et grandit sur leurs traits. Jones venait de briser délibérément une barrière secrète et de s’aventurer à tâtons dans un jardin interdit où il n’était ni chemin, ni guide, ni question, ni réponse, et il les forçait à examiner ce qu’ils avaient soigneusement banni de leur esprit.

— Il n’a pas changé, songea le Capitaine. Et rien ne pourra jamais le transformer. Il est arrivé aux portes d’un monde neuf et il pense : « Danger. Attaque. Destruction. Méfiance. » Ou est-il plus lucide ? Avons-nous nous-mêmes changé ? J’ai rejeté d’un seul bloc et en une seule fois (et je sais qu’Andrew et Forrester et Smithson, et peut-être une partie de l’esprit de Jones, ont fait de même) ce monde absurde d’où nous sommes venus. J’ai sauté sur la première occasion parce que je ne l’aimais pas. Mais ai-je trouvé mieux ? Cela vaut-il mieux ? Ou cela n’est-il qu’un piège de temps, d’immobilité et de silence ?

— Tais-toi, Jones, hurla Andrew.

 

Andrew ferma les yeux. Il était maintenant sur la ferre, dans une pièce sombre, et des toiles d’araignées tapissaient les murs et masquaient les angles et il avançait vers une fenêtre aux carreaux jaunis, tandis que ses pieds écrasaient les craquantes armures des cloportes. Il ouvrait la fenêtre et ses mains soulevaient sans même un effleurement de lourds rideaux gris, des milliers d’ailes de mouches battant et brassant absurdement l’air où dansaient des milliards de germes. Il regarda au-dehors, et lança ses mains en avant, effrayé, pour se protéger le visage de ce grouillement, de cette profusion insensée de racines fouillant la terre et les tiges rampantes, de feuilles déployées dans un claquement sec, de fleurs explosées, du bruit mou des fruits tombant et pourrissant, et de ces larves, de ces vers, de ce bruit fantastique et croissant de vie. Naître, manger, mourir. Il recula précipitamment, mais les araignées le ligotèrent et le ramenèrent à la fenêtre et au-dehors, il n’y avait rien. L’espace. L’espace était dur, froid et parfait, mais il ne contenait rien sur quoi on pût poser les yeux, rien que de vibrantes lucioles, des taches, d’affreuses taches dans le noir sur lesquelles il avait envie de vomir. Et le regard transperçait l’espace, plongeait et s’enfuyait.

Andrew ouvrit les yeux. La cité étincelait, reposante, inanimée. « C’est si bon, si bon », pensa Andrew. Sur la Terre il y avait ce grouillement, cette marée, ce bouillonnement incessant, dégoûtant, ce perpétuel grincement de dents, ce contact visqueux, ce trépidement de vie. Jamais rien sur quoi poser tranquillement le regard. Les villes. Même les villes, infestées de rats. Jamais rien qui fût ordonné et précis. Sauf ici.

Et Jones avait peur parce que la vie était absente d’ici. La vie était partie parce qu’elle était une chose répugnante et malsaine et que ce monde avait atteint la perfection et l’avait chassée. Et Jones avait peur et voulait détruire cela.

Andrew tremblait de fièvre. Ses muscles semblaient fermes et durs et sa mâchoire solidement serrée, mais il tremblait. Intérieurement. Je salis ce monde. J’impose à ce monde toute la puanteur et tous les miasmes de la vie. Si seulement je pouvais foutre le camp.

 

— Il faut que nous décampions, songea Jones, avant qu’il soit trop tard. Penser ne sert à rien. Mais ici, c’est dangereux. Tout à l’heure nous allons atteindre quelque chose qui nous détruira, je le sais. Il faut qu’ils comprennent ; et le quelqu’un, détaché dans l’esprit de Jones, se tordait de désespoir tandis que Jones était heureux, heureux de penser, dans le calme, au sein de cette tranquille splendeur, et d’accrocher les idées les unes aux autres, de disséquer, d’analyser, de comprendre, comprendre, comprendre…

 

— Comprendre saoule, se dit le capitaine. Comme un vin très chaud pour qui n’a jamais bu. Peut-être Jones a-t-il raison ?

« Peut-être va-t-il nous arriver ce qui est arrivé aux habitants de ces villes ? Allons-nous rencontrer à force de réfléchir, en nous-mêmes, une force qui nous dévorera ? »

Il secoua la tête. « Je ne peux pas. Je ne peux pas. C’est si bon de raisonner et de sentir courir le long de ses nerfs le frisson fébrile et définitif qui m’a déjà saisi tout à l’heure sur les murs de la ville. »

Il fit un effort. Ses mains cherchèrent la paroi polie de la fusée derrière lui, et la caressèrent. Le tremblement disparut.

— Garçons, cria le Capitaine, Jones vient d’attirer notre attention sur un danger possible. Il a raison. Ceci est un monde neuf et nous devons être méfiants. Il me faut trois sentinelles pour cette nuit.

Trois hommes se levèrent, grognant, les yeux clignotants, comme s’ils s’éveillaient.

— Alerte générale si quelque chose vous paraît suspect. Compris. Rompez.

 

— C’est tout ce qu’il a trouvé, pensa Jones. Son cœur se tordit de dégoût et il se laissa aller, s’allongea dans le sable tiède que ses doigts griffèrent ; mais il n’était aucun dessin, aucune trace qu’on pût laisser au fond de cet immense sablier.

Il essaie d’agir comme si rien ne s’était passé (non, rien ne s’est passé ?) comme si nous n’avions pas changé, comme si nous étions toujours cet équipage qui abandonna la Terre dans une coque fraîchement baptisée et encore vibrante du léger fracas de la bouteille et des accords faux des cuivres. Il essaie de redevenir ce qu’il a toujours cru être, le capitaine, un robot galonné, muni de sa petite magie, la discipline, et de sa petite équipe de robots inférieurs. Ou n’a-t-il rien senti, est-il demeuré ce qu’il était ? Le capitaine, ici, La Discipline, maintenant. De quoi mourir de rire. Lutter contre ces villes, cette démence, cette mort qui nous entoure avec le mythe le plus éculé de notre civilisation, le capitaine et sa-brave-équipe-de-bons-garçons-courageux-et-sociaux-qui-font-sans-éclat-un-travail-effectif. Le chef et une petite foule. On a moins peur quand on est nombreux.

Il se prit la tête à deux mains. « Je me mets, moi aussi, à penser. Je ne peux pas m’empêcher de penser. Pense, pense à des choses mourantes et régulières, les vagues ou le battement d’ailes d’un oiseau, le grésillement éternel des fils téléphoniques. Apaise la petite mécanique emballée, arrête la sonnerie déclenchée au fond de ton crâne. »

— Malade, Jones ?

— Non, dit-il.

Il frissonna.

— Vous ne semblez pas dans votre assiette, Jones.

Le tremblement s’accentua.

— Non, dit-il. Simplement, j’ai peur.

— Ainsi, chuchota le capitaine, voici cette troisième ville.

Aussi morte et inhumaine que les deux autres. Aussi pure et définie qu’un cristal. Et tandis qu’elle grandissait et s’épanouissait telle une fleur de sable, au fur et à mesure de leur sinueuse approche dans le désert, il songea que sa beauté était la négation même de tout mouvement, de tout bruit. Toutes les autres villes mortes rencontrées sur d’autres mondes suggéraient des présences. On y pénétrait avec le sentiment d’entrer dans sa propre maison et les pas ne faisaient que réveiller les échos d’autres marcheurs, et les sons des voix évoquaient les mots de langues oubliées. On se plaisait à imaginer les orchestres jouant sur les places, les chariots traînés sur les pavés, les marchands et les mendiants, les passants, les cortèges triomphaux, même étranges, même si différents qu’il était impossible de réellement les concevoir.

Mais pas ici. Il éprouva abruptement la solitude de cette ville. Les yeux ne quêtaient pas de mouvement furtif et trompeur. Les oreilles n’attendaient aucun brouhaha, aucune musique. La ville était parfaite, en elle-même, et ses habitants, si jamais elle en avait, ne pourraient être que des étrangers et des parasites, des envahisseurs, hautainement supportés.

Peut-être le dernier acte de ses constructeurs avait-il été de la bâtir, de l’inscrire sur le sable comme une ultime signature, ou comme la formule finale et sans échos donnant la clé de toutes les portes. Peut-être avaient-ils été capables de l’édifier en une nuit avant de disparaître.

 

— Elle rehausse le désert et le désert l’encadre, pensa Thomas. Ce sont là des choses que nous ne pourrons jamais complètement saisir. D’autres hommes, venus d’autres civilisations, peut-être, mais pas nous. Nous sommes là parce que nous sommes américains et parce qu’en tant qu’Américains nous avons appris à dominer l’univers de la façon la plus parfaite qui soit. Et la plus terrible. Nous avons cru que la technique et la nature étaient d’irréconciliables ennemies. Et nous avons vaincu puisque nous piétinons maintenant les étoiles. Chacun de nos actes était un viol, mais nous ne le savions pas, et maintenant que nous le découvrons, il est trop tard. Les moyens que nous avons utilisés pour réussir ont détruit les raisons que nous avions de vouloir réussir. Tragique méprise. Nous aurions pu aboutir. Peut-être quelqu’un dans le monde réussira-t-il après nous ? L’univers est à notre disposition. Pourquoi notre art ne le remodèlerait-il pas au lieu de le décrire ? pourquoi pas ? Nous avons essayé. Notre peinture, notre musique, notre littérature sont devenues abstraites. Pourquoi pas ? Mais nous avions oublié en chemin sur quel plan nous reconstruirions l’univers, et nous nous sommes mis à tourner en rond, oh, des cercles de plus en plus affinés, géométriquement parfaits, mais en rond tout de même.

— Tandis que ceux-ci ont réussi. Peut-être ne l’ont-ils pas su, je ne peux pas moi-même en être sûr, mais je le sens. Ils ont disparu parce qu’ils étaient devenus eux-mêmes ; parce qu’ils avaient atteint le bout d’eux-mêmes, dans ce monde. L’harmonie. Inutile d’interroger et de répondre. Inutile de craindre ou d’espérer. Oh, nous pouvons encore être nous-mêmes, nous pouvons toujours. Mais c’est difficile d’essayer, terriblement difficile, parce que pendant deux ou trois siècles, les gens, avant nous et autour de nous, ont considéré cela comme un péché. Et tout ce que je puis faire, c’est de lutter contre cela, réfléchir, réfléchir, nier cela, mais impossible de concevoir autre chose.

Stérilité.

 

— Ce n’est pas cette beauté, pensa Jones, qui est dangereuse. C’est notre esprit. Il faudrait pouvoir faire taire notre cerveau, le capturer, l’immobiliser et admirer. Mais je ne peux pas. Il a été soudain libéré, et il s’agite, se tord, sécrète soudain des idées en vrac, absurdes, contradictoires. Pourquoi, pourquoi n’avons-nous pas appris à le manier ? Il ne gronderait pas si fort hors de sa cage.

 

Ils étaient entrés dans la première ville, comme des enfants dans un bazar plein de jouets. La curiosité avait guidé leurs pas dans la seconde.

Mais cette fois, ils connaissaient la ville avant de l’avoir parcourue. Il leur était impossible de se perdre. Ils suivaient sans erreur les couloirs emmêlés du labyrinthe, car quoiqu’ils ignorassent vers quel but ils marchaient, il n’était qu’un chemin possible.

 

Ils débouchèrent sur une place. C’était là que les constructeurs avaient mis le point final à cette phrase écrite sur le désert. Et ils ne la liraient pas, non, ils ne sauraient jamais la déchiffrer. Ils traversèrent la place. En face d’eux, entre deux colonnes d’albâtre, béait une porte – la première porte rencontrée sur ce monde, une haute porte d’argent, à deux battants, finement ciselée.

Ils s’arrêtèrent. Une joie enfantine s’empara de l’esprit de Thomas, et il fit un pas en avant.

— Nous allons entrer, pour la première fois entrer, et peut-être savoir.

Il étudia les signes gravés sur la porte et ils ressemblaient étrangement au dessin des villes.

 

La terre trembla sous ses pieds, une lumière éclatante brouillait sa vue et brûlait ses nerfs, et il comprit et il recula précipitamment et chancela.

Il hurla :

— Ne regardez pas. Ne regardez pas. C’est pire que tout.

Mais il sut qu’ils avaient vu et compris. Ils savaient. Le sens de ces symboles était manifeste, même pour un étranger, même pour un enfant.

Le monde naissait et tourbillonnait, multiple, sur un écran noir. Des particules infimes suivaient les lignes tracées par d’autres particules plus infimes. Les montagnes bourgeonnaient, les villes s’édifiaient, et les conquérants tout armés, cliquetant, les rasaient, des chars de feu tissaient dans le ciel une construction subtile et effondrée et se précipitaient dans la mer, les civilisations succédaient aux civilisations et les êtres aux êtres au rythme automatique des jours et des nuits. C’était une belle mécanique, un splendide ressort se déroulant sans heurt.

 

Ainsi, c’était cela qu’ils avaient découvert au fond d’eux-mêmes, au bout de tout, gémit Thomas, au milieu des ténèbres.

Ils avaient sondé et pesé le monde et mis à jour tous ses rouages. Ils connaissaient tout ce qui était advenu, partout et toujours, et tout ce qui adviendrait. Ils connaissaient leur propre fin. Ils étaient devenus comme des dieux, mais parce que le monde est un enchaînement logique et nécessaire, ils étaient des prisonniers. Ils ne pouvaient commettre aucun acte qu’ils ne connussent déjà. Et au-delà de leur ignorance, ils n’avaient découvert que les murailles bordées d’engrenages d’une prison dont il n’était d’issue que la disparition.

 

Et tout était sur les portes, dans les dessins des villes. Tout attendait là, derrière le mur du temps. La clé, la formule. Il n’y avait rien derrière les portes – le noir.

 

— Un kaléidoscope, songea le capitaine. Un kaléidoscope aux images sans cesse changeantes, et sans but ni fin, chacune étincelant par elle-même, pour elle-même, chacune dépendant de la précédente, chacune annonçant la suivante, la première et la dernière définitivement liées par une trame indéformable de causes. Un million de paillettes agitées.

 

— Un kaléidoscope, songeait Thomas alors qu’il était entraîné dans les corridors du temps. Mais pourquoi ? Est-ce pour moi ? Est-ce pour tous ceux qui atteignent cela, et collent leur œil à la lunette et découvrent cette splendeur morte ?

— Un kaléidoscope, songeait Jones et il voyait la place et la raison de la pensée.

— Un kaléidoscope, songeait Andrew et il voyait la raison et la place de la vie. « Nous sommes devenus nous-mêmes, hurlèrent vingt-cinq voix et nous avons vu l’ensemble, et nous ne sommes rien, rien que des paillettes, des éclats de feu perdus entre des miroirs sombres. »

 

Et ils glissaient, criant, pantins suspendus à des fils, et leurs yeux perçants suivaient les fils et les découvraient accrochés à d’autres fils, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la boucle fût bouclée.

— C’était inutile d’essayer de ne pas penser, songea Jones, et il savait qu’il pensait cela, parce que, de tout temps, il devait le penser, à cette heure et à cet endroit, dans ce désarroi précis de son esprit.

— Là-bas l’agitation et ici l’immobilité et le silence, songea Thomas. Et nous, sur la Terre, avons tout fait pour n’être rien, et ceux-ci, tout pour savoir, et nos vies ont glissé comme du sable entre nos doigts ou se sont changées en statues, alors qu’il nous fallait être, être à chaque instant, au sein de notre petite perle d’espace et de temps. Jones et moi avions tous les deux raison.

Et cela était maintenant d’une ironie si mordante qu’il se mit à rire, nerveusement.

— Non, non, cela ne pouvait pas nous arriver, pas à nous, pas à nous.

 

Mais avec une nécessité foudroyante, une pensée naissait au fond de son cerveau – ils se regardèrent – au fond de leurs cerveaux, et une horreur qu’ils avaient prévue était peinte sur leurs visages.

— Non, non, nous ne pouvons pas ramener cela sur la Terre. Peut-être ont-ils encore une chance. Peut-être découvriront-ils une autre vérité. Ils ont le temps. Ils ont le temps, ils peuvent encore ignorer longtemps. L’ignorance est préférable à cela.

— Puis-je, songea Thomas, puis-je ne pas ramener cela sur la Terre ? Puis-je ne pas revenir ?

 

Et il ferma les yeux et serra ses poings sur ses paupières tandis qu’il s’efforçait de ne pas deviner, de ne pas discerner – de ne pas savoir – la réponse.