Haguenau, 31 juillet 1924.

Mademoiselle Donnay,

J'ai jamais su écrire comme vous, alors vous allez pas comprendre peut-être ce que je vous dis, surtout que je le fais en attendant qu'on vienne un matin me réveiller dans ma cellule, pour m'annoncer que c'est le moment. J'ai pas peur, j'ai jamais eu peur pour moi, ils me couperont les cheveux et après ils me couperont la tête, mais j'essaye de ne pas y penser, comme j'ai toujours fait quand j'étais pas tranquille. Seulement, ça m'aide guerre, cette idée, pour trouver les mots qu'il faut, comprenez-vous ?

J'ai pas à vous parler de ce qu'ils appellent mes crimes ; quand ils m'ont interrogée, avec toutes leurs manigances pour me perdre, j'ai rien dit, rien, mon avocat vous le confirmera en vous donnant cette lettre. Ils m'ont attrapée parce que j'ai été bête de m'attarder à Carpentras, quand j'ai réglé son compte à ce Lavrouyre, j'aurais dû monter dans un train pour le diable tout de suite, je ne serais pas ici, ils m'auraient jamais prise. Mais là, j'avais encore le pistolet dans mon sac de voyage, c'est comme ça que j'ai été faite. Et encore, ça m'aurait pas dérangée de tout déballer, moi, s'il y avait eu du monde à mon procès, j'aurais crié la vérité sur ce Lavrouye et la grâce de Poincaré qu'il a gardée secrète plus de vingt heures, mais pensez-vous, ça ils voulaient pas que j'en parle. Ils ont assassiné mon Nino, tous. Oui, ces gueules de rats qu'on voulait me faire dire que je les ai tuées, elles méritaient pire que la mort. Le Thouvenel, devenu un lieutenant, qui a tiré le sale coup de fusil dans la tranchée, le commissaire-cafard du procès de Dandrechain, capitaine Romain, et les deux officiers-juges qui avaient survécu à la guerre, celui de la rue de La Faisanderie et celui de la rue de Grenelle, tous, ils n'ont eu que la monnaie de leur pièce et j'en suis bien contente. Pour le reste, on prétend que c'est moi qui les ai punis, avec la préméditation, parce qu'on les a trouvés raides dans des endroits louches et des hôtels de passe, mais qui l'a dit ? Pas moi, en tout cas.

À vous, je veux plus parler de ces larves, j'ai mieux à vous raconter. Si je ne l'ai pas fait avant, c'est que vous cherchiez comme moi la vérité sur cette tranchée de l'Homme de Byng, qu'on disait Bingo, et que je sentais que vous pouviez vous mettre sans le savoir en travers de mon projet, ou me gêner en découvrant trop de choses et me faire prendre. Maintenant que j'attends mon heure, ça n'a plus d'importance, quand vous lirez cette lettre je serai morte et bien heureuse de dormir et d'être délivrée de tout ça. Et puis, je sais que vous me ressemblez, quelque part, pour chercher encore cette vérité après tant d'années, fidèle comme moi à votre amour de toute la vie, parce que j'avais beau vendre mon cul, je n'ai jamais aimé un autre que mon Nino. Et aussi, je me rappelle ma pauvre marraine, je lui dois bien ça, elle qui a tant souffert que je veuille pas vous répondre, j'ai bien fait, elle le sait maintenant, là où je vais la rejoindre, mais elle sera contente que je vous aie écrit, comprenez-vous ?

Elle vous a sûrement raconté que j'ai connu Ange Bassignano depuis toujours, dans notre quartier de la Belle de Mai, à Marseille. C'est là que tous les deux on est venu au monde, lui vite sans personne, moi avec un père saoul tous les soirs, mais pleurez pas, on était pas tellement malheureux, les gosses le sont jamais vraiment, on jouait dans la rue avec les autres, sous les platanes, et Nino était déjà le plus beau et le plus malin et le plus doux de paroles avec moi. À douze ans, treize ans, on allait plus à l'école, on passait nos jours dans des terrains vagues et nos soirs dans des encoignures de porte, celles de ces traverses qui descendent aux Chûtes-Lavie et où personne ne passe la nuit tombée. On s'aimait debout, on faisait des rêves. J'avais quelques mois de moins que lui, mais jusqu'à dix-sept, dix-huit ans, c'était moi des deux la plus décidée. A près les imbéciles disaient que Nino m'avait mise sur le trottoir. C'est moi qui m'y suis mise ou c'est la destinée, parce que c'est pas vrai que Nino m'a poussée, il fallait bien qu'il mange et moi aussi, qu'on ait des vêtements, qu'on puisse aller au bal et s'aimer dans un vrai lit comme tout le monde. Peut-être je vous dis pas bien ce que je veux vous faire comprendre, parce que vous êtes d'un autre genre humain que nous, une fille de riche, encore que je ne vous connais pas et que mon bavard m'a dit que vous aviez eu toute petite un accident, un grand malheur alors qui sait ? Ce que je veux, vous dire c'est peu importe comment je gagnais l'argent pourvu qu'on soit ensemble et qu'on soit heureux, que c'était finalement pareil que vous avec votre fiancé, parce que c'est pareil partout, d'aimer, c'est pareil pour tout le monde, ça fait le même bien, le même mal.

Heureux, Nino et moi, on l'a été jusqu'en 14. On louait un petit appartement, sur le boulevard National, au coin de la rue Loubon, on avait acheté la chambre en merisier, le lit, l'armoire et la commode sculptées avec des coquilles de Vénus, j'avais la glacière dans la cuisine, un lustre en perles, des pots de cheminée en porcelaine de Limoges. Pour le travail, je payais une chambre de fille, en face de la gare d'Arenc. Je fabriquais les commis en douane, les navigateurs, les bourgeois de la rue de la République. Nino faisait ses affaires, il était considéré dans les bars, tout allait bien jusqu'à ce soir d'avril où il s'est pris de querelle, à cause de moi, avec un poisson de fosse septique, le fils Josso, qui m'avait en point de mire comme doublure de sa dondon. Vous pouvez rien comprendre à ces micmacs, c'est donc pas la peine de vous expliquer, mais Nino a sorti son couteau qui lui avait jamais servi qu'à couper le bout de ses cigares et il s'est retrouvé enfermé pour cinq ans à la prison Saint-Pierre. J'allais le voir, bien sûr, il manquait de rien, il trouvait seulement le temps long. En 16, quand on l'a fait choisir, il a préféré rejoindre ceux qui mouraient pour la patrie. C'est comme ça, d'un Verdun à un autre, qu'il a fini dans la neige et la boue, devant cette tranchée de l'Homme de Byng.

Le soir avant qu'ils le tuent, il m'a fait écrire par un autre une lettre où il me disait son amour et ses regrets. Ma marraine vous l'a dit et je l'ai assez engueulée pour ça, j'avais un code avec mon Nino, pour savoir toujours où il était, parce que je pouvais le retrouver dans la zone des cantonnements, j'avais mes entrées comme toutes les travailleuses, il y avait que les bourgeoises qu'on laissait pas passer, et encore, j'en ai connu qui se faisaient croire des putes rien que pour voir leur homme.

Ce code que nous avions, c'était pas compliqué, c'est avec le même qu'on trichait aux cartes avant la guerre, quand Nino jouait de l'argent, on se comprenait par la manière de s'appeler, mon Amour, ma Biche, ma Chouquette et ainsi de suite. Dans la lettre, ma Chouquette était répété trois fois, ce qui voulait dire qu'il n'avait pas changé de front, la Somme, mais qu'il se trouvait plus à l'Est, et que le nom du bourg le plus proche commençait par un C, j'avais le choix entre Cléry et Combles sur ma carte. Comme en plus il avait signé ton Ange de l'Enfer, c'est qu'il était en première ligne. Il y avait aussi d'autres noms gentils dans cette lettre, tous pour dire que ça bardait pour lui, que les choses allaient très mal. Si comme je le pense vous avez eu une copie par le sergent Esperanza ou par ce Célestin Poux que vous demandiez dans les journaux et que moi j'ai jamais pu retrouver, vous devinerez vite vous-même comment Nino me disait ça. Malheureusement, quand la lettre m'est parvenue par ma marraine, à Albert où je faisais les Anglais, c'était déjà un mois trop tard, on me l'avait tué comme un pauvre chien.

J'ai compris à peu près la filière que vous avez dû suivre la recherche de votre fiancé, c'est pas tout à fait la même que moi, mais à bien des moments, j'en suis sûre, nos routes se sont croisées. La mienne commence à Combles, au début de février 17,où on voyait plus que des tommies, mais en fouinant un peu, j'ai retrouvé la trace d'une ambulance qu'on avait déplacée à Roziéres. Là je suis tombée sur un infirmier, Julien Phillipot, qui avait travaillé avec le lieutenant-médecin Santini. C'est lui qui m'a raconté les cinq condamnés à mort et qu'il en avait revu un, à Combles, le lundi 8 janvier, blessé à la tête, mais Santini lui avait dit de la fermer, que ça les regardait pas, et de l'évacuer comme les autres. Après, on avait bombardé l'ambulance, Santini était mort, Phillipot savait pas ce que le condamné était devenu. Je lui ai demandé de me le décrire, et ça pouvait pas être mon Nino, mais il avait appris par la suite que le blessé était arrivé à l'ambulance avec un compagnon à l'agonie, plus jeune et plus mince, qu'on avait évacué aussi, c'était peut-être un faux espoir, mais un espoir quand même. En tout cas, Phillipot m'a donné un renseignement sur le condamné le plus âgé, c'est qu'il avait à ses pieds des bottes allemandes.

De là, je suis allée à Belloy-en-Santerre pour retrouver les territoriaux qu'il m'avait dits, qui avaient emmené les cinq, le samedi soir. Ils n'y étaient plus. J'ai su par une fleur de pavé qu'un nommé Prussien pourrait m'éclaircir parce qu'il avait fait partie de l'escorte et que ce Prussien était maintenant à Cappy, où je suis allée. On s'est parlé avec celui-là dans un estaminet pour soldats, au bord d'un canal, et il m'a donné beaucoup plus de renseignements que Phillipot sur les condamnés, il les avait mieux connus en les convoyant jusqu'à la tranchée de l'Homme de Byng. Il l'appelait comme ça, et pas Bingo, parce qu'un soldat de cette tranchée lui avait expliqué ce soir-là d'où venait le nom, il était question d'un tableau peint par un Canadien, c'est tout ce que je me rappelle. Il m'a appris que le condamné qui portait les bottes allemandes était un Parisien nommé Bouquet mais qu'on lui disait l'Eskimo. Prussien pouvait plus me dire que le nom de celui-là, c'était le seul à qui il avait pu parler en arrivant dans une tranchée où ils avaient attendu la nuit, et l'autre lui avait demandé, s'il passait un jour par Paris, de prévenir une Véronique, au bar Chez Petit Louis, rue Amelot.

Il m'a raconté aussi beaucoup de choses, qu'on avait pas fusillé les condamnés, qu'on les avait jetés aux Boches, les bras attachés, mais ça il l'avait pas vu, c'est son sergent qui lui avait dit. Ce sergent, Daniel Esperanza, s'était chargé des lettres de Nino et des quatre autres, et Prussien l'avait vu, au cantonnement, en prendre copie avant de les envoyer, disant : “ Quand je pourrai, il faudra que je regarde si elles sont bien arrivées." J'aurais bien voulu retrouver tout de suite cet Esperanza, mais il était maintenant dans les Vosges, Prussien savait pas où, j'ai préféré sortir de la zone et aller à Paris.

Chez Petit Louis, rue Amelot, j'ai demandé à voir Véronique, l'ami de l'Eskimo, mais le parton un ancien boxeur, avait pas son adresse. En tout cas j'ai appris son nom, Passavant, et qu'elle devait travailler dans une boutique pour dames, à Ménilmontant, il m'a pas fallu deux jours pour la dénicher. On était déjà en mars. J'avais encore espoir mais plus beaucoup, et cette Véronique ne voulait rien me dire, je l'ai quittée comme j'étais venue. Je sais maintenant qu'elle m'a rien caché, que je m'étais trompée.

Sur ces entrefaites, un tampon d'état-major que j'avais pour client m'a écrit à mon hôtel. Je l'avais chargé de retrouver le bataillon que était dans la tranchée de l'Homme de Byng. Je connaissais seulement le numéro de régiment que Prussien m'avait dit et le nom d'un capitaine, Favourier, mais le tampon avait quand même mis la main sur la compagnie que je cherchais. Elle était en réserve dans l'Aisne, à Fismes. J'ai repris le chemin de Zaza, la zone des armées, où il y avait de grands chamboulements par le repli des Boches, et j'ai mis trois jours, au milieu des dévastations, pour arriver à Fismes, mais là j'ai rencontré celui qui a mis fin à mes illusions et m'a brisé le cœur, après j'avais plus que cette rage de venger mon Nino qui me tenait debout.

Il s'appelait sergent-chef Favart. Il m'a tout raconté. D'abord que Nino était mort et que c'était un salaud de caporal Thouvenel qui l'avait abattu froidement parce qu'il voulait se rendre aux Boches. Et puis que le samedi 7 janvier, la grâce des condamnés était arrivée au commandant du bataillon Lavrouye, alors qu'il était encore temps de tout arrêter, mais que pour des manigances et des jalousies de gradés, il l'avait gardée sous le bras jusqu'au dimanche soir. Plus tard, en été, je suis allée à Dandrechain, près de Suzanne, où s'était tenu le conseil de guerre, et un par un j'ai réussi à avoir les noms des juges et du commissaire-cafard, mais je vous ai dit que je veux plus vous parler de ces ordures, de toute manière c'est fini pour eux comme pour moi. Et pour ce paysan de la Dordogne aussi, qui avait donné un coup de pied dans la tête à mon Nino, mais lui tout ce que j'ai pu faire pour lui rendre la monnaie de sa pièce, c'est de casser avec mes pieds à moi sa croix de bois au cimetière d'Herdelin, comprenez-vous ?

Dans ce que m'a raconté Favart et que vous pouvez pas savoir puisqu'il est mort en mai au Chemin des Dames, et lui, il le méritait pas, ni le capitaine Favourier qui est mort en maudissant son fumier de chef de bataillon, dans tout ce fracas de la bataille qu'il m'a dit, il y a deux choses que je veux vous apprendre parce qu'elles concernent peut-être votre fiancé. D'abord, c'est un caporal, Benjamin Gordes, qui était le lundi 8 janvier à l'ambulance de Combles, il avait échangé ses souliers avec les bottes allemandes de l'Eskimo pour lui éviter, dans le bled, d'être tiré comme un lapin. Ensuite, il y a une histoire de gant de laine rouge que le soldat Célestin Poux avait donné à votre fiancé. Deux ou trois jours après l'affaire, Favart a interrogé le brancardier qui avait croisé sur le champ de bataille Benjamin Gordes blessé, soutenant un autre soldat de la compagnie, nommé jean Desrochelles, et qui était passé le signaler à leurs camarades. En parlant, ce brancardier s'est souvenu d'un détail, c'est que le soldat que soutenait Gordes portait à la main gauche un gant rouge. Favart était tellement intrigué qu'il a interrogé alors un autre caporal, Urbain Chardolot, qui était passé sur le terrain devant Bingo, le lundi au petit jour, et en était revenu en disant que les cinq condamnés étaient morts. Il a eu l'impression très nette que ses questions mettaient le caporal mal à l'aise, mais l'autre a répondu qu'il avait pas remarqué si le Bleuet, comme on disait de votre fiancé, avait encore le gant ou non, qu'on y voyait mal parce qu'il avait recommencé à neiger ou peut-être que Gordes et Desrochelles, en passant, avaient pris le gant pour le rendre à Célestin Poux. Il a bien fallu que Favart le croie, mais à moi il m'a dit : « Si Chardolot m'avait caché quelques chose, il pouvait plus se dédire, et de tout manière, rien que pour emmerder le commandant, si un de ces pauvres bougres avait réussi à s'échapper, j'en étais heureux. »

J'espère que par recoupement avec ce que vous savez vous-même, ce que je vous dis là vous sera utile. Moi, puisque Nino était mort, je me suis plus occupée des victimes, j'avais en tête que les assassins. Mais je veux pas partir en gardant ça pour moi, d'abord parce que vos recherches, maintenant me gêneront jamais plus et puis que s il y a un autre monde et que j'y retrouve ma marraine, elle serait pas contente. Pour le reste, ce que mes juges appellent mes crimes, la vérité ils la sauront pas, je veux les baiser jusqu'au bout. Aussi je vous demande, si vous y tenez, de recopier cette lettre, comme ça vous pouvez corriger mes fautes du même coup, mais de brûler mes feuilles à moi, parce que si elles tombaient en d'autres mains, je voudrais pas qu'elles passent pour aveux.

Aujourd’hui, on est le 3 août. Je vais mettre mon histoire dans une enveloppe que mon bavard, maître Pallestro, vous donnera, mais seulement le lendemain de ce qui m'attend, des fois que vous seriez comme lui à vouloir supplier le président Doumergue pour la grâce. Leur grâce, j'en veux pas. Je veux tout partager jusqu'à la fin avec mon Nino. Ils l'ont condamné à mort, ils m'ont condamnée moi aussi. Ils l'ont exécuté, qu'ils m'exécutent. Au moins, rien nous aura jamais séparés depuis qu'on était gosses et qu'on s'est embrassé pour la première fois sous un platane de la Belle de Mai.

Adieu. Me plaignez pas. Adieu.

Tina Lombardi.



Mathilde lit et relit cette lettre dans sa chambre, à l'étage de la rue La Fontaine. Après l'avoir recopiée, elle la brûle feuille par feuille, dans une coupe à fruits en faïence blanche et bleue qui n'a jamais servi à rien, sauf à ça. La fumée stagne, malgré les fenêtres ouvertes, et il lui semble que son odeur imprégnera toutes les chambres de sa vie.

Elle reste longtemps immobile, la tête renversée contre le dossier de son fauteuil. Elle pense à deux ormes tronqués, vivants quand même, cernés de gourmands. Son coffret d'acajou est à Hossegor et elle le regrette. Il faut qu'elle retourne très vite à Hossegor. Elle croit avoir compris ce qui s'est réellement passé à Bingo Crépuscule mais, pour en être sûre, elle doit tout vérifier, les notes qu'elle a prises, les lettres qu'elle a reçues, tout, parce que l'histoire de ces trois jours de neige est tissée de trop de mensonges et de trop de cris pour que le murmure le plus révélateur ne lui ait pas échappé. Elle n'est qu'elle-même.

Néanmoins, ne serait-ce que pour gagner du temps, elle se fie à sa mémoire pour écrire à Anselme Boileroux, curé de Cabignac, en Dordogne.

Néanmoins, elle se fie à son instinct pour appeler au téléphone, près de son lit blanc-comme-maman-veut, Germain Pire. Elle le prie de passer la voir dès qu'il pourra, c'est-à-dire ce soir même et dans l'heure serait parfait.

Néanmoins, elle se fie à son cœur pour rouler hors de la chambre et jusqu'à l'escalier, à portée de voix du grand salon en bas, où l'on joue aux cartes, et crier à Célestin Poux pardon de lui pourrir la vie, qu'il monte, qu'elle a besoin de lui.

Quand il entre dans la chambre, il a les joues les plus roses, les yeux bleus les plus candides qu'on ait jamais vus. Elle demande : « Ce soldat que tu appelles La Rochelle, en fait Jean Desrochelles, tu le connaissais bien ? »

Il prend la chaise qui se trouve près de la cheminée pour s'asseoir. Il répond : “Comme ça. ”

“Tu m'as dit qu°il venait de tes Charentes. D'où exactement ? ”

La question le surprend ou il lui faut un peu de temps pour se souvenir.

“De Saintes. C'est pas très loin d'Oléron. Sa mère avait une librairie à Saintes. ”

“Après Bingo, il est revenu au régiment ? ”

Il secoue la tête.

“ Tu n'as jamais plus entendu parler de lui ? ”

Il secoue la tête. Il dit que cela ne signifie rien, que La Rochelle guéri, s'il pouvait encore servir, on l'a probablement versé dans l'intendance, l'artillerie ou quelque chose, qu'après les hécatombes de 1916, on avait besoin de tout le monde. Il est possible aussi qu'il ait eu la fine blessure et qu'on l'ait renvoyé dans ses foyers.

“ Parle-moi de lui. ”

Il soupire. En bas, il a laissé sa partie de cartes avec Maman, Sylvain et Paul. S'il jouait contre Maman, il doit être à cran malgré sa belle âme, il n'aspire qu'à retourner se faire plumer. Maman, à la manille, à la belote, au bridge, est une salope. Elle a le génie des cartes mais en plus, pour les désemparer, elle insulte ou elle raille ses adversaires.

“On l'appelait Jeannot", dit Célestin Poux. “Il n'était pas plus joyeux que personne d'être dans la tranchée mais il faisait son travail. Il lisait beaucoup. Il écrivait beaucoup. Tout le monde écrivait beaucoup d'ailleurs. Sauf moi. S'il y a quelque chose qui me fatigue, c'est bien ça. Une fois, je lui ai demandé de me dicter une lettre pour cette copine d'Oléron, Bibi, qui m'a tricoté les gants. C'était tellement beau que j'en suis tombé amoureux d'elle, jusqu'à ce que je la revoie. À part ça, j'ai rien à dire, il y avait tant de bonhommes, partout, dans cette guerre. ”

Mathilde le sait. Mais encore ? Il fait des efforts pour se souvenir.

“Une autre fois, au cantonnement, il m'a parlé de sa mère. Il n'avait plus de père depuis tout gosse, c'est à elle qu'il écrivait. Il n'avait pas de copine, pas de copains autres que nous, il m'a dit qu'il n'avait que sa mère. Un fils à maman, quoi. Il m'a montré une photo. Moi, j'ai vu une femme vieille, habillée triste, pas très jolie, mais il était fier et attendri, il disait que c'était la plus belle du monde, qu'elle lui manquait, j'ai dit que j'avais à faire et je me suis tiré, parce que je me connais, je pleure aussi."

Mathilde entend presque la vois de Tina Lombardi, qu'elle n'a jamais connue : « Comprenez-vous ? » Elle dit à Célestin Poux qu'il est la honte des armées. Elle roule jusqu'à sa table, lui donne sa lettre pour le curé de Cabignac et le prie d'aller la mettre à la poste après sa partie de cartes. Il répond qu'il y va tout de suite, qu'il joue pour faire plaisir aux autres, mais qu'il déteste qu'on ergote sur un point, qu'on l'asticote pour avoir jeté trop tard son roi de carreau et qu'on lui vole ses sous comme à un pigeon. Bref, que Maman, aux cartes, est une salope.

Mathilde, quand il est partie, téléphone à Pierre-Marie Rouvière. C'est lui en 19, il y a cinq ans, qui s'est enquis des malades mentaux, dans les hôpitaux militaires, des fois que. Elle lui demande s'il lui serait difficile de savoir ce qu'est devenu un soldat de cette compagnie qu'elle connaît bien, évacué du front, qu'il sait, à la date qu'il devine. Pierre-Marie dit :  « Quel nom ? » Elle dit : « Jean Desrochelles, de Saintes, dans les Charentes." Le temps d'écrire, il soupire : “ Il faut que je t'aime beaucoup, Matti. Beaucoup.” Et il raccroche.

À Germain Pire, lorsqu'il entre dans sa chambre et qu'elle attend face à la porte, droite et sévère dans son fauteuil, elle dit d'emblée : “ Quand vous avez abandonné vos recherches et que vous m'avez écrit cette lettre que j'ai reçue à New York, vous vous doutiez que Tina Lombardi était une meurtrière ? ”

Avant de répondre, il lui baise la main, alors qu'elle est censée être une jeune fille, et la complimente sur sa bonne mine, alors que le voyage à Bingo l'a épuisée, anéantie, et qu'elle se sait moche à se tirer la langue dans la glace. Il dit enfin : “ C'est mon métier de flairer ces choses. À Sarzeau, dans le Morbihan, venait d'être assassiné un lieutenant, Gaston Thouvenel, juste au moment où cette détraquée séjournait dans la région. Cela ne signifiait rien pour personne mais beaucoup pour moi. ”

Lui aussi, pour s'asseoir, prend la chaise près de la cheminée. Il dit : “ Chère Matti, vous devriez aujourd'hui me féliciter d'avoir cessé de la poursuivre. Surtout que cela m'a coûté vos hortensias. ”

Mathilde lui dit que le tableau est désormais à lui. La chose se trouve en bas, sur un mur du petit salon. En partant, il n'aura qu'à la décrocher et l'emporter. Si Maman s'en étonne, qu'il se prétende cambrioleur, elle a presque aussi peur des cambrioleurs que des souris.

Il ne sait comment la remercier. Mathilde lui dit : “Alors ne me remerciez pas. Vous souvenez-vous de ces mimosas que vous aviez choisis d'abord ? Ils seront à vous aussi, dès que vous m'aurez retrouvé une autre personne que je recherche. Vos frais en plus, cela va sans dire. Il est une condition à ce marché, malheureusement, c'est que je ne pourrai vous le proposer que si cette personne est encore vivante. Si vous voulez bien patienter, je le saurai dans un moment. ”

Il répond qu'il n'est jamais pressé quand l'enjeu est de cette taille. Il a posé son chapeau melon sur un coin du bureau de Mathilde. Il porte cravate noire. Ses guêtres sont d'une blancheur maniaque. Il dit : “Au fait, que signifient ces trois M gravés sur un arbre, dans votre délicieux tableau ?

“Mathilde aime Manech ou Manech aime Mathilde, comme on veut. Mais laissons cela. Je souhaite avoir avec vous une conversation sérieuse. ”

“À quel propos ? ”

«  À propos des bottes », dit Mathilde d'un ton négligent. « Au cours de votre enquête sur la disparition de Benjamin Gordes, à Combles, trois témoins ont affirmé l'avoir vu juste avant le bombardement et se sont rappelé qu'il portait des bottes allemandes. Cela veut-il dire qu'un des cadavres trouvés sous les décombres portait des bottes allemandes ? »

Germain Pire sourit sous es petites moustaches en accent circonflexe, ses yeux pétillants : « Voyons, Mathilde, ne me faîtes pas croire que vous avez besoin d'une réponse ! »

Elle dit qu'en effet, elle n'en a pas besoin. Si l'on avait trouvé le 8 janvier 1917, sous les décombres, un cadavre avec des bottes allemandes, Benjamin Gordes n'aurait pas été porté disparu en 1919 mais identifié tout de suite et l'enquête était inutile.

« L'objet de cette enquête était d'établir le décès de ce brave caporal », dit Germain Pire, «  et cela dans l’intérêt de ma cliente, son épouse. Pouvais-je décemment, moi, lever un tel lièvre ? Il m'a assez tracassé, figurez-vous. ”

Mathilde est contente de se l'entendre dire. Il lui a donc menti, en écrivant dans une lettre que ce détail lui était sorti de la tête. Rapprochant un pouce et un index, il répond que c'était un tout petit mensonge.

Le téléphone sonne dans la chambre au même instant. Mathilde roule jusqu'à son lit, prend l'appareil et décroche l'écouteur. Pierre-Marie Rouvière lui dit : “Tu m'auras gâché la soirée, Matti. Jean Desrochelles, classe 1915, de Saintes, a effectivement été évacué du front de la Somme le 8 janvier 1917. Souffrant d'une grave pneumonie et de blessures multiples, il a été soigné au Val-de-Grâce puis à l'hôpital militaire de Châteaudun, enfin dans un centre hospitalier de Cambo-les-Bains, dans les Pyrénées. Réformé, il a été rendu à sa famille le 12 avril 1918, en la personne de sa mère, madame veuve Paul Desrochelles, libraire, demeurant 17, rue de la Gare, à Saintes. Je te répète qu'il faut que je t'aime beaucoup, Matti, beaucoup." Elle lui dit qu'elle l'aime aussi.

Dès qu'elle a raccroché l'écouteur et reposé l'appareil, elle tourne ses roues et dit à Germain Pire de sortir son petit carnet. Celui qu'il extirpe de la poche intérieure de sa redingote n'est sûrement pas le même qu'en 1920, il n'aurait pu survivre aussi longtemps, mais il est entouré d'un élastique et pareillement fatigué. Mathilde dicte : “jean Desrochelles, 29 ans, chez madame veuve Paul Desrochelles, libraire, 17, rue de la Gare, Saintes." Germain Pire dit, refermant son carnet : “Si vous avez l'adresse, qu'ai-je à faire pour mériter vos mimosas ? Les voler vraiment ?

"Attendez", dit Mathilde, “ laissez-moi trouver une réponse satisfaisante. ” Elle revient vers lui. Elle dit : “Je pourrais m'en tirer avec un tout petit mensonge, mais je préfère toujours à un mensonge une vérité déguisée. Je vous avouerai donc que j'espère de tout mon cœur, comme probablement je n'ai rien espéré dans ma vie, qu'à Saintes du moins, vous allez faire chou blanc. ”

Il la regarde sans rien dire, les paupières plissées, les yeux aigus. Elle prend le chapeau melon sur la table et le lui donne.

Le soir, au dîner, Maman raconte qu'un monsieur pourtant bien élevé, fort aimable, est entré dans le petit salon, a décroché un tableau du mur et l'a emporté sans autre explication que celle-ci : mademoiselle Mathilde venait de lui dire elle-même que la chose serait, chez lui, mieux à l'abri des souris. Sur quoi la chère femme a fait poser des tapettes partout.

Ce qui signifie qu'on se passera de fromage.