Octobre 1919.

Thérèse Gaignard, la femme de celui qu'on appelait Six-Sous, a trente et un ans, une silhouette fine, des cheveux blonds de Polonaise, des yeux bleus malicieux. Elle est maintenant blanchisseuse à Cachan, près de Paris. Elle tient boutique sur une petite place où tournoient dans le vent les feuilles mortes des platanes.

Elle sait que son mari s'est tiré un coup de fusil dans la main gauche et a été traduit devant un conseil de guerre. Un compagnon de tranchée le lui a dit, qui est venu la voir après l'armistice. Elle a renoncé à en connaître davantage. Le faire-part officiel qu'elle a reçu en avril 1917 portait la mention : Tué à l'ennemi`. Elle touche une pension, elle a deux petites filles à élever, dont elle fait les robes et les nœuds de cheveux dans le même tissu, ainsi que pour des jumelles. Elle connaît depuis quelques mois un autre homme qui veut l'épouser. Il est gentil avec les enfants.

Elle soupire : “On ne choisit pas sa vie. Six-Sous avait un cœur d'or. Je suis sûre qu'il m'approuverait."

Elle reprend son repassage.

Elle parle de Six-Sous. Il a été parmi les blessés de Draveil, en juillet 1908, quand la cavalerie a chargé les grévistes des sablières et fait tant de morts. Il détestait Clemenceau comme la rage. Il ne serait pas fier, oh non, qu'on appelle aujourd'hui le Père La Victoire cet assassin des ouvriers.

Mais il ne faudrait pas croire que Six-Sous n'avait en tête que le syndicalisme. Il aimait les bals au bord de la Marne et la bicyclette tout autant que la C.G.T.

Il a suivi Garrigou comme mécano sur le Tour de France de 1911, pendant ce mois de juillet terrible, le plus chaud qu'on ait jamais vu. Le soir où Garrigou a gagné, Thérèse a ramené Six-Sous ivre mort sur une brouette, de la porte d'Orléans à Bagneux, où ils habitaient. Elle était enceinte de presque six mois de sa première. Le lendemain, il avait tellement honte qu'il n'osait pas la regarder ni ne voulait qu'elle le regarde, il a passé une grande partie de la journée avec une serviette sur la figure, comme les pénitents du Moyen Age.

Elle ne l'a connu ivre que cette seule fois. Il ne buvait pas, sinon un verre de vin à table, et encore parce que c'est elle qui lui avait dit, du temps de leurs premières rencontres, un proverbe de sa grand-mère du Vaucluse : “ Après la soupe, un verre de vin, autant de moins dans la poche du médecin. ” Ce n'est pas lui qui aurait gaspillé sa paye à jouer ou à boire dans les cafés. Pour le taquiner, on le disait pingre, mais pas du tout. Quand il rapportait à Thérèse sa semaine écornée, on pouvait être sûr qu'il avait aidé un camarade. Sa vraie distraction, c'était le Vélodrome d'Hiver, où il connaissait tous les coureurs, il y entrait gratis. Il en revenait avec des yeux brillants, des images plein la tête. Thérèse dit : “ Si nous avions eu un fils, il aurait voulu en faire un champion cycliste. »

Quand Sylvain, qui l'a accompagnée à Paris, vient chercher Mathilde, les deux fillettes sont rentrées de l'école. Geneviève, huit ans, sait déjà repasser les mouchoirs, avec un petit fer, sans se brûler. Elle a un air sérieux et concentré, on sent qu'elle est fière, devant Mathilde, d'aider sa mère. Sophie, six ans, a rapporté du dehors des feuilles de platane et les décortique jusqu'au squelette. Elle offre une de ses œuvres à Mathilde.

Dans l'auto de son père, une grande Peugeot rouge et noir, conduite par le chauffeur des Constructions Donnay, qui est nouveau, qu'elle ne connaît pas, Mathilde est assise à l'arrière avec Sylvain. Elle tient entre le pouce et l'index la tige de la feuille dénudée.

Elle se demande si, ayant deux enfants de lui, elle pourrait vouloir oublier Manech. Elle ne sait pas. Elle se dit que non, mais aussi, bien sûr, que Thérèse Gaignard n'a pas, elle, un père qui gagnait déjà beaucoup d'argent avant la guerre et en gagne encore plus maintenant, dans les villes anéanties.

On entre dans Paris. La nuit est tombée. Il pleut sur Montparnasse. À travers sa vitre, Mathilde voit défiler des ruissellements de lumières floues.

Elle pense : “Pauvre, pauvre Six-Sous. Moi aussi, comme un capitaine le déclarait à celui que tu appelais Espérance, j'aurais aimé te connaître en d'autres temps, en d'autres lieux. Toi, je le sais, tu secouerais cette espérance jusqu'à ce qu'elle crache la vérité à tout le monde."

Mathilde a écrit à la femme de Cet Homme, en Dordogne. La lettre lui est revenue avant qu'elle quitte Cap-Breton : N'habite plus à cette adresse.

Mathilde, née en janvier, a dû hériter - que les astrologues s'en expliquent - de l'entêtement du Taureau ou de l'obstination du Cancer. Elle a écrit au maire de ce village, Cabignac. C'est le curé qui lui a répondu :



25 septembre 1919

Cap-Breton :.

Ma chère enfant,

Le maire de Cabignac, monsieur Auguste Boulu, est décédé cette année. Celui qui le remplace, Albert Ducot, s'est installé ici après la guerre, qu'il a faite honorablement dans les services de santé. Quoique radical, il ne me montre que des sentiments fraternels. C'est un médecin sage et désargenté, qui n'accepte rien des pauvres, et ils sont nombreux parmi mes paroissiens. J'ai une grande estime pour lui. Il m'a remis votre lettre parce qu”il n'a pas connu Benoît ni Mariette Notre-Dame. Moi, je les ai mariés à l'été 1912, j'ai connu Mariette enfant et Benoît, qui ne venait pas au catéchisme, je lui ai appris, chaque fois que je pouvais l'attraper dans les champs où il poussait la charrue, la gloire de Jésus et de Marie. Tous les deux sont des enfants assistés. On a trouvé Benoît à quelques kilomètres de Cabignac, sur les marches d'une chapelle qu'on appelle Notre-Dame-des-Vertus. D'où son nom. C'était un 11 juillet, fête de Saint-Benoît. D'où son prénom. Un curé comme moi, qui l'avait trouvé, l'a porté dans ses bras jusqu’à des Visitandines qui ne voulaient plus le rendre. Il a fallu des gendarmes à cheval. Cette histoire, si vous venez un jour jusqu'à chez nous, les vieux vous la diront dans tous ses détails.



Un monument aux morts provisoire a été dressé, cet été, sur la place, devant mon église. Le nom de Benoît Notre-Dame y est inscrit parmi ceux des seize enfants de Cabignac morts pour la patrie. On comptait ici moins de trente hommes mobilisables, en 1914. C'est vous dire comme la guerre nous a éprouvés.

J'ai senti, mon enfant, trop d'emportement, trop de rancœur dans votre lettre à monsieur le maire.

Personne ne sait comment est tombé au combat Benoît Notre-Dame mais tout le monde ici est sûr que c'était un rude combat : il était si grand, si fort qu'il fallait l'enfer pour l'abattre. Ou alors, je me tais, la volonté de Dieu.

Mariette a reçu, en janvier 17, la terrible nouvelle. Aussitôt, elle a vu le notaire de Montignac, elle a mis la ferme en vente, qu'elle ne pouvait plus tenir. Elle a vendu jusqu'à ses meubles. Elle est partie avec son petit Baptistin dans les bras, assise dans la carriole du père Triet. Elle emportait deux malles et des sacs. Je lui ai dit : “Que fais-tu ? Que vas-tu devenir ?” Je m'accrochais au cheval. Elle m'a répondu : “Ne vous souciez pas de moi, monsieur le curé. Il me reste mon petit. J'ai des amis, près de Paris. Je trouverai du travail." Alors, comme je ne voulais pas lâcher les brides, le père Triet a crié : “ Lève-toi de devant, curé ! Ou bien tu vas voir, je te frappe avec mon fouet ! ” Ce grigou, qui avait perdu ses deux fils et son gendre à la guerre, insultait les hommes qui en étaient revenus et maudissait Dieu. C'est lui qui avait racheté la ferme des Notre-Dame. Malgré sa réputation d'avarice, le notaire m'a affirmé qu'il avait donné à Mariette un bon prix, sans doute parce qu'il respectait moins l'argent que le malheur, depuis qu'il l'avait éprouvé lui-même. Ainsi est-il toujours un coin de ciel dans l'âme la plus obscure et je vois là, ma chère enfant, que le Seigneur a voulu prendre date et la marquer de son sceau.

En avril 17 est venue la confirmation de la mort de Benoît. Je l'ai acheminée à l'adresse provisoire que Mariette m'avait donnée, un garni au 14 de la rue Gay-Lussac, à Paris. Depuis lors, personne ici n'a eu de ses nouvelles. Peut-être pourrez-vous la retrouver en interrogeant les propriétaires de cette maison et je vous saurais gré infiniment de m'en avertir. J'aimerais tant savoir ce qu'elle et l'enfant sont devenus.

Votre dévoué en Notre-Seigneur,

Anselme Boileroux,

Curé de Cabignac.



Mathilde a écrit aussi à la compagne de Droit Commun, Tina Lombardi. Comme lui, elle a confié sa lettre aux bons soins de madame Conte, 5, traverse des Victimes, à Marseille. C'est cette dame qui lui répond, à l'encre violette, sur des feuilles détachées d'un cahier d'écolier. Traduit de la phonétique, un semblant de ponctuation établi, chaque mot décrypté à la loupe, avec l'aide constante d'un lexique d'italien, voici ce que Mathilde a pu comprendre :



Jeudi 2 octobre 1919.



Très chère Mademoiselle,

Je n'ai pas revu Valentina Emilia Maria, ma filleule par affection, depuis le jeudi 5 décembre de l'année dernière, dans l'après-midi, quand elle m'a rendu visite pour la dernière fois comme elle le faisait avant la guerre, m'apportant un pot de chrysanthèmes pour la tombe de mon père, ma sœur et mon époux décédés, un gâteau à la chantilly, des pommes d'amour et des poivrons, et aussi 50 francs qu'elle a déposés dans la boîte à sucre, sans rien me dire pour ne pas blesser ma vergogne.

Elle avait l'air de d'habitude, ni contente ni mécontente, et d'aller bien. Elle avait sur elle une robe bleue à pois blancs, très jolie mais courte à voir ses mollets, vous imaginez le genre. Elle m'a dit que c'est la mode mais je suis certaine que vous. Ne portez pas de robe pareille, vous êtes sûrement bien honnête et instruite, sauf peut-être pour vous déguiser le Mardi-gras en fille des rues, mais je n'y crois pas. J'ai montré votre lettre à ma voisine, madame Sciolla, et aussi à madame Isola, qui tient avec son mari le Bar César dans la rue Loubon, une femme de bon conseil et très estimée, je vous l'assure, et elles m'ont dit toutes les deux : “On voit que cette demoiselle est quelqu'un de comme il faut”, et que je devais vous répondre à la place de Valentina parce que je ne sais pas où elle est, ni maintenant ni depuis des mois. Ce que je fais.

Surtout, très chère mademoiselle, n'ayez pas honte pour moi de mon écriture, je n'ai pas été à l'école, étant trop pauvre, et je suis arrivée ici, à Marseille, avec mon père veuf et ma sœur Cécilia Rosa en Janvier l882, à l'âge de 14 ans, venant d'Italie, et ma pauvre sœur est décédée en 84 et mon pauvre père en 89, qui étais maçon et très estimé de tous, et j'ai dû travailler sans repos. Je me suis mariée avec Paolo Conte le samedi 3 mars 1900 à l'âge de 32 ans et lui en avait 53 et il avait travaillé lui aussi sans repos pendant vingt ans aux mines d'Alès. Il est décédé des bronches le mercredi 10 février 1904, à deux heures du matin, donc nous n'avons même pas été mariés quatre années complètes, c'est atroce, je vous l'assure, parce que c'était un brave homme, venu de Caserte où moi-même je suis née, ainsi que ma sœur Cécilia Rosa, et sans avoir la joie d'avoir un seul enfant, oui, c'est atroce. Après, c'est mon cœur qui n'allait plus et me voilà maintenant, à 51 ans, même pas 52, une vieille femme qui ne peut plus guère sortir de chez elle, je m'essouffle rien que d'aller de mon lit à la cuisinière, vous imaginez ma vie. Heureusement, j'ai de bonnes voisines, madame Sciolla et madame Isola, je suis à la charge de la mairie grâce à madame Isola qui a fait les démarches, je ne manque de rien. Aussi ne croyez pas que je veux me plaindre à vous, ma pauvre demoiselle qui avez perdu votre fiancé bien-aimé à la guerre, j'ai ma vergogne et je vous fais toutes mes sincères condoléances, ainsi que madame Sciolla et madame Isola.

J'ai toujours affectionné Valentina Emilia Maria depuis qu'elle est née, le 2 avril 1891. Sa mère est morte en la mettant au monde et moi je n'avais déjà plus de père ni de sœur et pas encore de mari. Je vous dirais sûrement mieux ces choses si je n'avais pas à les écrire, mais vous imaginez mon plaisir quand j'avais vingt-trois ans et que je la berçais dans mes bras, surtout que son père, Lorenzo Lombardi, ne pensait qu'à boire et à trouver querelle, détesté par tous les voisins. Elle venait souvent se réfugier chez moi pour dormir son content, alors vous pensez, quoi d'étonnant qu'elle ait mal tourné ? À treize ans quatorze ans, elle a connu ce Ange Bassignano, qui n'avait pas eu meilleure vie qu'elle, l'amour emporte tout.

Je reprends cette lettre le lendemain 3 octobre, car hier je ne pouvais plus, le sang me battait trop. Il ne faut pas que vous pensiez que Valentina Emilia Maria, ma filleule par affection, est une mauvaise. Elle est très bonne de cœur au contraire, elle n'a jamais manqué une semaine, avant la guerre, de venir me voir, et toujours des cadeaux et aussi 50 francs ou même plus dans le sucrier, quand j'avais le dos tourné, pour ne pas blesser ma vergogne. Mais elle est mal tombée en cédant à ce Napolitain de malheur, elle l'a suivi dans sa déchéance et mené la grande vie jusqu'à ce qu'il se prenne de colère assassine avec un autre voyou du quartier, dans un bar d'Arenc, et lui plante un couteau dans l'épaule, j'en étais toute retournée quand je l'ai su.

Après, elle allait tous les samedis le voir à la prison Saint-Pierre et il ne manquait de rien avec elle, je vous l'assure, pas plus que d'habitude, parce que c'est elle qui le faisait manger depuis qu'il a eu ses quinze ans et se prenait déjà pour un prince. Et après encore, en 1916, quand ils l'ont envoyé à la guerre, elle l'a suivi aussi, partout dans les secteurs où il était, parce qu'ils avaient un code secret dans ses lettres à lui pour qu'elle sache toujours où le retrouver, vous imaginez cet amour et ce qu'elle a pu devenir, une fille à soldats. Elle m'a même raconté qu'il avait trouvé dans son régiment au moins cinquante benêts à qui la vendre comme marraine de guerre, et quand ils allaient en permission, elle leur prenait tous leurs sous. Et des choses pires encore qu'il lui faisait faire, toujours pour de l'argent, aujourd'hui, lui qui est mort comme un chien probablement de la main de soldats français ? Quel déshonneur pour sa mère et son père, s'ils avaient vécu, de voir cette vie gâchée, mais heureusement ils ne l'ont connu que sous les traits d'un petit garçon adorable, une vraie beauté. Ils sont morts quand il avait quatre ans et il a été élevé par des Piémontais, des pas-grand-chose qui le laissaient dans la rue, et moi qui ne suis point méchante, je vous l'assure, quand les gendarmes sont venus me confirmer qu'il était mort au front et qu'ils m'ont donné l'avis, j'ai pleuré, mais j'ai dit bon débarras. Je n'ai pas pleuré pour lui, je vous l'assure. C'était un pauvre enfant perdu mais il était devenu un démon pour ma filleule.

Maintenant que je vous dise ce que vous demandez à Tina, comme vous l'appelez, car je me suis donné le droit d'ouvrir votre lettre, comme je fais toujours, parce qu'elle m'a demandé de tout ouvrir quand je ne sais pas où elle est, des fois que ce serait l'administration ou la police, je pourrais leur répondre. La première fois qu'on a su que ce Ange Bassignano avait disparu à la guerre, c'est moi qui l'ai su, déjà par les gendarmes, le samedi 27 janvier 1917, vers onze heures du matin. Entre-temps, le mardi 16 janvier, j'ai reçu la dernière lettre que l'Ange de l'Enfer comme il disait lui-même, avait fait écrire pour Valentina. J'étais bien étonnée de la recevoir, parce que depuis qu'il avait quitté la prison, je n'étais plus sa poste, et bien étonnée aussi de ses douces paroles, mais il mentait comme un arracheur de dents et je pense que les douces paroles n'étaient là que pour ce code secret, avec ma filleule, que je vous ai dit.

À cette époque, j'avais l'adresse postale de Valentina Emilia Maria : Z.A.l828.76.50, rien de plus parce qu'elle courait la zone des armées, mais ça datait d'au moins cinq semaines et elle ne restait jamais bien longtemps dans le même secteur. J'ai expédié la lettre quand même et elle l'a reçue, elle me l'a dit après, et c'est comme ça qu'elle a retrouvé la trace de son démon et su ce qui lui était arrivé.

Elle m'a dit que c'était dans la Somme et qu'il fallait le considérer comme mort. Elle m'a dit ça quand elle est revenue à Marseille, c'était dans ma cuisine, le mardi 13 mars 1917. Elle était maigre et pâle et fatiguée de tout. Je lui ai dit pleure, mais pleure, ma pauvre petite, que ça la soulagerait, mais elle m'a répondu qu'elle n'avait pas envie de pleurer, elle avait envie de faire sauter le caisson à tous ceux qui avaient fait du mal à son Nino, c'est comme ça qu'elle l'appelait. Après, je l'ai plus vue de quelque temps mais elle m'a écrit une carte de Toulon pour me dire qu'elle allait bien et que je me fasse pas du mauvais sang. Enfin, l'avis du décès officiel, apporté par les gendarmes, c'était le vendredi 27 avril, en fin de journée. C'est là que j'ai dit bon débarras. Sur l'avis, il y avait : Tué à l'ennemi, le 7 janvier 1917, mais pas où on avait enterré Ange Bassignano. Vous imaginez bien que je l'ai demandé aux gendarmes. Ils ne savaient pas. Ils m'ont dit sûrement avec beaucoup d'autres.

J'ai écrit à Toulon et, en juin, quand elle a pu, ma filleule est revenue me voir. Elle avait repris du poids et des couleurs, _j'étais bien contente, surtout qu'elle ne voulait plus parler de son Nino. Après encore, et presque tous les mois jusqu'à ce jeudi 5 décembre 1918 que je vous ai dit, elle est venue ici, avec des cadeaux et des gâteries, on dînait ensemble dans la cuisine, et un jour aussi je suis descendue dans la rue avec elle, je m'accrochais à son bras et on est allé manger au Bar César, parce que madame Isola nous avait fait les pieds-paquets, un délice, il n'y a pas meilleure cuisinière dans toute la Belle de Mai, ni Saint-Mauront, ni jusqu'en haut du boulevard National.

Maintenant, je ne sais pas ce que ma filleule est devenue. J'ai reçu pour mon anniversaire, en février de cette année, une carte de La Ciotat. Après on m'a dit qu'on l'avait vue à Marseille, avec les filles du Panier, et puis qu'elle était en maison sur la route de Gardannes, mais tant qu'elle ne me l'a pas dit elle-même, je ne crois personne, c'est facile d'être mauvaise langue.

Je reprends encore cette lettre le 4, l'ayant abandonnée hier soir pour les mêmes raisons de fatigue.

Je n'ai pas les yeux pour me relire mais j'espère que vous pourrez comprendre mon charabia. Je me fais du souci que la poste ne prenne pas une lettre aussi grosse, la plus longue que j'ai écrite de ma vie. En un sens, ça m'a fait du bien, je ne sais pas comment vous le dire, et quand je reverrai ma filleule, parce que je la reverrai, je prendrai le droit de vous écrire son adresse, et je forme d'ici là mes plus belles pensées pour vous, en vous redisant sincèrement mes condoléances, ainsi que madame Sciolla et madame Isola.

Au revoir et salutations distinguées,

Madame Veuve Paolo Conte, née Di Bocca.





Le bar de Petit Louis, rue Amelot, est une salle aux boiseries sombres, tout en longueur. Il sent l'anis et la sciure. Deux lampes éclairent un plafond et des murs qui n'ont pas été repeints depuis longtemps. Derrière le comptoir en zinc, au-dessus d'une rangée de bouteilles, sont accrochées des photographies de boxeurs d'avant la guerre, en position de combat, le regard plus fasciné par l'objectif que méchant. Toutes sont encadrées de bois verni. Petit Louis dit : “C'est l'Eskimo qui m'a fait les cadres. Et aussi la maquette du voilier qui est au fond. Elle est un peu fatiguée, mais vous l'auriez vue quand il me l'a donnée, en 1911, un vrai bijou, l'exacte reproduction du Samara qui les avait conduits, lui et son frère Charles, du temps de leur jeunesse, de San Francisco à Vancouver. Vrai, il n'était pas embarrassé de ses doigts l'Eskimo. ”

Petit Louis a tiré le rideau de fer sur la rue. Il est neuf heures et demie du soir, son heure habituelle de fermeture. À Mathilde, au téléphone, il a dit : “Nous serons plus tranquilles pour discuter.” Quand elle est arrivée, poussée par Sylvain, il restait deux clients au comptoir, qu'il a pressés de finir leurs verres. Maintenant, il pose sur une table, à même le marbre, la marmite réchauffée de son repas du soir, une bouteille de vin entamée, une assiette. Il a bien propose à Mathilde de partager son ragoût de mouton mais, même par politesse, elle ne pourrait rien avaler. Sylvain, lui, est parti dîner dans une brasserie qu'il a vue éclairée sur la place de la Bastille.

Petit Louis mérite bien son surnom, mais il a pris du ventre. Il dit : “A cette heure, si j'étais encore sur les rings, je devrais tirer les poids moyens. Je me ferais torcher par le plus minable des toquards. Vrai, ça n'arrange personne de tenir un bistrot." Sa démarche pourtant, quand il va et vient de son comptoir à la table, pour apporter deux verres, la moitié d'un gros pain, un camembert dans sa boite, est d'une souplesse étonnante. On le dirait monté sur ressorts. Mais on devine que, même svelte, il a dû “ se faire torcher” bien des fois. Il a le nez écrasé, des oreilles et des lèvres qui ont souffert, son sourire est une grimace constellée d'or jaune.

Quand il est assis, le bout d'une serviette à carreaux glissé dans sa chemise, il remplit d'abord un verre de vin, qu'il propose à Mathilde. Pour couper court aux mondanités, elle accepte. Il remplit l'autre verre, boit une gorgée pour se rincer la bouche et fait claquer sa langue. Il dit : “Vous verrez, c'est du bon. Je le fais venir de mon pays, l'Anjou. J'y retournerai dès que j'aurai un bon matelas pour me la couler douce. Je vendrai cette saleté d'endroit et je vivrai dans une cave à vins, avec un ou deux copains pour me tenir compagnie. Vrai, j'ai connu bien des choses, dans ma vie, mais je peux vous l'assurer, rien ne compte plus que le vin et l'amitié.” Il grimace d'un air faussement contrit et ajoute : “Excusez-moi, je vous dis des bêtises. C'est vous qui m'intimidez. ”

Ensuite, il remplit son assiette, il mange son ragoût de mouton en déchirant des morceaux de pain pour tremper dans la sauce, il dit, entre deux bouchées, ce que Mathilde veut savoir. Elle a rapproché sa trottinette de la table. On n'entend aucun bruit dehors, même pas une auto, même pas de ces tapageurs qui aiment trop le vin et l'amitié.





C'est une veuve de la Commission du Devoir, une “ dame en noir", qui est entrée dans le café, à la fin de janvier 1917, pour annoncer à Petit Louis que son ami était mort. Elle revenait de l'immeuble de la rue Daval, à deux pas, où l'Eskimo, avant la guerre, avait son atelier de menuiserie dans la cour et sa chambre sous les toits.

Petit Louis s'est laissé tomber sur une chaise assommé devant des clients à qui il était justement en train de raconter l'un de ses plus glorieux combats. Le soir, tout seul, il s'est saoulé, il a pleuré en relisant la dernière lettre de l'Eskimo, reçue une semaine avant, il a cassé, toujours tout seul, une table de son bar en maudissant le sort.

En avril, c'est un monsieur de la mairie qui est venu lui apporter le papier officiel : Tué à l'ennemi`, le 7 janvier 1917. Le monsieur désirait savoir si l'Eskimo avait quelque parent, même éloigné, qu'on pourrait prévenir. Petit Louis a répondu qu'il n'en connaissait pas. L’Eskimo avait laissé son frère aîné, Charles, en Amérique, mais il n'en avait plus de nouvelles depuis longtemps.

Ce soir-là, pour se changer les idées, Petit Louis est sorti avec une de ses maîtresses. Ils ont soupé dans un restaurant de Clichy, après une soirée de cinéma abandonnée avant la fin, parce qu'il n'avait pas le cœur à ça. Il n'avait pas le cœur non plus à autre chose, il a raccompagné la dame jusqu'à sa porte mais sans entrer. Il est revenu à pied, les joues mouillées de larmes et de pluie, s'enfermer dans son café, pour se saouler tout seul, pour se souvenir tout seul. S'il n'a pas cassé de table, cette fois encore, c'est que les tables coûtent cher et que, de toute façon, ça n'avance à rien.

Non, il n'a eu aucune précision, par la suite, sur les circonstances de la mort de Kléber Bouquet, ni sur le lieu où il est enterré. Il n'a reçu la visite d'aucun compagnon de tranchée. Il en venait, au début de la guerre, qui lui apportaient, au hasard d'une permission, des nouvelles, une lettre, une photographie, mais les visites se sont espacées, les régiments étaient constamment refondus, peut-être étaient-ils tous morts, peut-être prisonniers, peut-être las de ressasser la misère.

Véronique Passavant - la Véro dont parle l'Eskimo dans sa dernière lettre -, Petit Louis l'a vue souvent, il la voit encore quelquefois. Elle vient, à l'heure de la fermeture, boire une tasse de café près du poêle, parler du beau temps d'avant, pleurer un peu. Elle était déjà en ménage avec Kléber en 1911, l'année où Petit Louis a raccroché les gants, à trente-neuf berges, et s'est acheté le bar, après une fameuse raclée contre Louis Ponthieu. Il n'avait jamais mis un genou à terre de sa vie, même devant les pires cogneurs, mais cette fois, il a usé sa culotte sur le tapis. Ensuite, pendant trois années, c'était ce que lui et Véro appellent le beau temps d'avant. Plusieurs fois par jour, en semaine, Kléber venait se rincer la gorge avec un petit blanc bien frais, sa figure et sa chemise sans col couvertes de sciure. Le soir, très souvent, il emmenait Véro dans les music-halls, pomponnée comme une marquise. Il était très fier de sa gigolette, qu'il appelait sa femme devant les autres.

En fait, même sans papier tamponné, ils s'étaient unis pour s'aimer et pour se chérir toute la vie, jusqu'à ce que la guerre les sépare.

Et encore. En 1916, Kléber payait toujours le loyer de l'atelier et de la chambre, pour retrouver sa vie intacte pendant ses permissions. Il a eu plus de permissions que beaucoup d'autres, peut-être parce qu'il savait tout obtenir par la sympathie qu'il inspirait, peut-être aussi parce qu'il avait été cité à l'ordre du régiment en ramenant des prisonniers. Ces jours dits de détente, il les passait pour une bonne moitié au lit avec Véro, pour l'autre dans tous les établissements où l'on s'amuse, y compris certains où il n'aurait jamais osé entrer avant la guerre. À son arrivée, probablement dès l'escalier, il se débarrassait de ses habits de soldat et ne les remettait qu'au moment de repartir. Il fallait le voir se pavaner au bras de sa créature, en veston de tweed de Londres, son canotier en arrière pour faire peinard, un long foulard blanc autour du cou : on le prenait pour un de ces as de l'aviation.

Il faut dire aussi que Véronique Passavant est ce qu'on appelle une belle plante. Longue, bien dotée de partout, des cheveux noirs qui descendent jusqu'aux reins, des yeux de chatte grands comme des calots, un teint à enrager les bourgeoises - vrai, une belle plante. Elle a vingt-sept ans. La dernière fois où elle est venue bavarder avec Petit Louis, en juillet de cette année, elle était vendeuse dans une boutique pour dames à Ménilmontant, il ne sait pas exactement dans quelle rue, ni où elle habite. Mais il est certain qu'elle reviendra le voir avant longtemps, il la mettra en rapport avec Mathilde.

La brouille et la rupture des deux amants, en 1916, pendant une permission de Kléber, sont restées pour Petit Louis un mystère, ils ne lui en ont parlé ni l'un ni l'autre. Il a pris l'affaire pour une querelle d'amoureux, bien regrettable mais qui ne durerait pas. Quand Véro est accourue, ce sale matin de janvier 17, venant d'apprendre par quelqu'un du quartier que son amant était mort, Petit Louis lui a fait lire la dernière lettre de l'Eskimo et demandé de s'expliquer. Elle était en larmes, à genoux sur le sol, effondrée. Elle a vers lui un visage qui n'avait plus d'âge et crié : “Qu'est-ce que ça peut faire, maintenant ? Veux-tu que j'étouffe de mes remords ? Tu crois qu'à sa prochaine permission je ne m'étais pas promis de lui sauter au cou ? Tout effacé, oui, tout effacé ! ” Cela devant cinq ou six clients qui n'avaient pas la décence de s'esquiver, curieux qu'ils étaient du malheur des autres, et que Petit Louis a jetés dehors.

Longtemps après, calmée, le visage sec, assise à une table près du poêle, Véro a déclaré : “De toute manière, Kléber m'a fait jurer de rien dire à personne. ” Petit Louis n'a plus insisté. Si Mathilde veut son sentiment, Kléber était vulnérable aux femmes, comme beaucoup, et trop franc pour être prudent. Au cours de sa permission de l'été 16, il aura fait un écart, qu'il a dû avouer à Véro, qu'elle ne lui a pas pardonné. Elle a pris ses affaires et elle est partie.

C'est ainsi que lui, Petit Louis, voit les choses, du moins quand il évite de se casser la tête avec des détails. Il en est deux surtout qui le chiffonnent. D'abord, Véro aimait trop Kléber pour lui tenir rancune aussi longtemps s'il s'était agi d'une faute sans lendemain. Ensuite, si Kléber a refusé de se confier à lui, Petit Louis, à qui il confiait tout, jusqu'à ses économies, ou bien il avait honte, ou bien et plus probablement il protégeait quelqu'un. Mais, que Mathilde l'excuse pour le mot, dans les histoires de fesses, va donc savoir.





Pendant que Petit Louis finissait son repas Mathilde a eu froid, elle s'est déplacée pour être près du poêle. À un moment, il a dit quelque chose – elle ne sait plus exactement quoi - et elle a eu froid. Ou bien est-ce une image qui l'a traversée, alors qu'i1s'était levé pour ouvrir un tiroir et lui avait apporté des souvenirs de l'Eskimo rassemblés pour elle : des photos de l'Amérique et du beau temps d'avant, des photos de la guerre, la dernière lettre. Mathilde n'a pas décidé encore si elle doit dire à Petit Louis qu'elle détient une copie de cette lettre et quel horrible soir elle a été écrite, mais elle n'a rien eu à simuler, il lui a semblé la lire pour la première fois.

Au travers de cette écriture maladroite, penchée à gauche, au travers de ces misères d'orthographe d'un gamin de ruisseau, lui est brusquement apparu un soldat ligoté, transi, pitoyable, qui se retournait, en haut d'une échelle de tranchée, pour demander à protéger plus pitoyable que lui.

Maintenant, Petit Louis a posé son verre et celui de Mathilde sur la table la plus proche d'elle, il fume une cigarette, assis, le regard loin dans son passé, sous des arcades sourcilières gonflées par les coups. Mathilde lui demande qui était ce Biscotte dont il est question dans le post-scriptum de la lettre. Petit Louis, en grimasouriant, lui dit : “Vrai, vous devez lire dans ma tête, je suis en train de penser à lui !

Biscotte, encore toute une histoire.

C'était, car le pauvre non plus n'est pas revenu de la guerre, le plus attachant des hommes, un grand échalas très maigre, aux yeux bleus tranquilles, aux cheveux châtains qui se faisaient rares, qu'on appelait Biscotte à cause de ses biceps - ses biscottos -, parce que lui, Petit Louis, qui n'est pourtant pas un gorille aurait pu en faire le tour d'une seule main.

Biscotte c'était le copain de Kléber depuis les inondations de 1910, où ils avaient, tous les deux, sauvé une vieille femme de la noyade. Ils faisaient “la trôle” ensemble, c'est-à-dire qu'ils se retrouvaient tous les samedis, au carrefour du Faubourg Saint-Antoine et de Ledru-Rollin, pour vendre les commodes, les consoles, les petits meubles qu'ils fabriquaient. L’Eskimo, le bois ne le détestait pas, il n'y a qu'à voir la maquette du Samara au fond de la salle, mais Biscotte, Mathilde ne peut même pas imaginer : des mains comme on n'en verra plus, des mains d’orfèvre de l'acajou, de pianiste du merisier, de suborneur des essences coloniales, des mains d'enchanteur. Les autres trôleurs ne le jalousaient même plus.

Le samedi soir - pas toutes les semaines parce qu'il avait une femme et cinq enfants et qu'il devait se faire chanter Manon quand il rentrait à la soupe froide - Biscotte venait avec Kléber au comptoir, pour boire à chacun sa tournée, rigoler un peu et se partager les sous de la vente. C'est Petit Louis, dans ces moments-là, il l'avoue volontiers, qui jalousait Biscotte. Pas méchamment, bien sûr, parce que Biscotte était un bon gars, jamais sournois, jamais un mot plus haut que l'autre, et qu'il avait une bonne influence sur Kléber. Oui, une bonne influence. C'est grâce à Biscotte que Kléber a commencé de faire des économies, cent francs par ci, deux cents francs par là, et de les confier à Petit Louis pour ne pas les dépenser bêtement. Petit Louis les enfournait, au fur et à mesure, dans une boîte à biscuits en fer, décorée de fleurs des champs, qui se trouvait dans son coffre, à la banque. Quand il a remis l'argent à Véronique Passavant, comme l'Eskimo le lui demandait dans sa lettre, elle ne voulait pas le prendre, elle pleurait, elle disait qu'elle ne le méritait pas. Dans ce bar où Mathilde se trouve, Petit Louis s'est dressé debout, haut de cent soixante-huit centimètres mais fort de la parole donnée, son briquet d'amadou au poing, et il a juré, si elle ne mettait pas les billets illico dans son sac, de les brûler tous et même d'avaler les cendres pour qu'il n'en reste rien. Finalement, elle les a pris. C'était près de huit mille francs, pas assez pour le chagrin mais de quoi se payer de beaux jours.

Et puis voila, le Bon Dieu fait bien les choses. À la guerre, Kléber et Biscotte, nés tous les deux dans le quartier, se sont retrouvés dans le même régiment, bientôt dans la même compagnie. La Marne, la Woëvre, la Somme, Verdun, ils ont tout souffert ensemble, et quand l'un revenait en permission il donnait des nouvelles de l'autre, il essayait de raconter aux clients la tranchée mais il buvait son verre en regardant Petit Louis avec des yeux tristes visiblement pour quémander qu'on parle d'autre chose, parce, que la tranchée, voyez-vous, ne se raconte pas, c'est pas tranquille, ça pue, mais c'est la vie malgré tout, plus fort qu'en n'importe quel putain d'endroit, et personne ne peut le comprendre qui n'y a pas plongé, avec les camarades, ses pompes dans la boue.

Sur ces paroles amères, Petit Louis se tait une bonne minute. Et puis voilà, le Bon Dieu fait mal les choses  :en été 1916, sur un front qu'il a oublié, la belle amitié s'est rompue, Kléber et Biscotte ne pouvaient plus se supporter, ils se disputaient à tout moment pour des broutilles, un paquet de Gauloises bleues, une boite de singe, ou de savoir qui sauvegarde les mieux ses bonhommes, de Fayolle ou de Pétain. Ils s'évitaient, ils ne se parlaient plus. Quand on le lui a proposé, nommé caporal, Biscotte a changé de compagnie, bientôt de régiment. Il n'est jamais revenu au bar. Il est mort, paraît-il, dans un bombardement, alors qu'il était blessé, qu'on l'évacuait d'un front ou d'un autre.

Son véritable nom, Petit Louis a dû l'entendre, quand l'Eskimo, un samedi de 1911, le lui a présenté, mais il ne s'en souvient pas, ni probablement les clients qui l'ont connu. On lui disait seulement Biscotte. Il devait avoir son atelier dans une rue du faubourg, de l'autre côté de la Bastille. En tout cas, Petit Louis a été content de savoir que Dieu existe quand même, qu'avant de crever, chacun de son côté, les deux amis s'étaient réconciliés.





Lorsque Sylvain, dehors, frappe du poing sur le rideau de fer, il est plus d'onze heures. Mathilde reste à regarder une fois encore les photos de l'Eskimo, pendant que Petit Louis va chercher sa manivelle pour ouvrir. À l'air qui entre, elle sait qu'il pleut. Elle se demande si elle doit dire à Petit Louis ce que lui a raconté Daniel Esperanza. Elle décide que non. À elle, cela ne lui apporterait rien qu'elle ne sache déjà, et à Petit Louis que de vilaines nuits à chercher le sommeil.

L’Eskimo, sur les photographies, pose avec son frère Charles sous un arbre gigantesque de la Californie, un séquoia. Ou bien ils sont tous les deux sur un chariot bâché, c'est Charles qui tient les rênes des chevaux. Ou bien encore, dans une longue étendue de neige, une ville ou un village en bois dans les lointains, l'Eskimo, né Kléber Bouquet dans le onzième arrondissement de Paris, brandit à deux mains, l'air sévère, des peaux de renards blancs. Si Mathilde compte bien, il a dix-huit ans, car au dos de l'image il a écrit, toutes les lettres penchées à l'envers : “Dawson, Kondlike, 16 janvier 98. ” Dix-neuf années plus tard, à quelques jours près, son destin l'aura rejoint dans la neige de la Somme.

Sur la photographie que Mathilde préfère, ou qui l'émeut le plus, l'Eskimo, les manches de sa chemise sans col retroussées aux coudes, un bonnet de soldat sur la tête, la moustache tranquille, fait sa lessive dans un cantonnement. Il a tourné le visage vers l'objectif. Il a les yeux bons, le cou fort, de larges épaules qui inspirent confiance. Il semble dire à Mathilde, et elle veut s'en persuader, qu'il a protégé Manech au-delà de ce qu'on croit savoir, qu'il était trop robuste, trop expérimenté et qu'il avait trop vécu pour le laisser mourir.