Août 1919.

Un jour, Mathilde reçoit une lettre d'une religieuse : un homme qui se meurt dans un hôpital, près de Dax, veut la voir. Son nom est Daniel Esperanza. Il était sergent dans la territoriale. Il a rencontré Manech en janvier 1917, sur le front de la Somme.

Mathilde, comme avant la guerre, vit la plus grande partie de l'année à Cap-Breton, dans la villa de vacances de ses parents. Un couple de quarante-cinq ans, Sylvain et Bénédicte, s'occupe d'elle. Ils l'ont connue enfant. Ils la vouvoient seulement quand elle leur en fait voir.

Après déjeuner, Sylvain conduit Mathilde à l'hôpital, dans l'auto. Elle est installée à l'avant et ce qu'elle appelle “sa trottinette” derrière. Sylvain n'aime pas les hôpitaux, et Mathilde encore moins, mais celui-là est presque rassurant, c'est une belle maison rose et blanche sous les pins.

Daniel Esperanza est assis sur un banc au fond du jardin. Il a quarante-trois ans et en paraît soixante. Il a ôté sa robe de chambre. Il transpire dans un pyjama rayé beige et gris. Il a encore toute sa tête mais ne fait plus attention à rien. Sa braguette est ouverte sur des poils blancs. Plusieurs fois Mathilde esquisse un geste pour l'inciter à la refermer, autant de fois il lui dit, avec une détresse péremptoire : “Laissez, ça n'a pas d'importance. ”

Il était exportateur de vins de Bordeaux, dans le civil. Les quais de la Garonne, les voiles gonflées, les énormes fûts de chêne, il a connu ces choses et elles lui manquent, et aussi deux ou trois filles du port de la Lune dont il ne savait pas, quand il était jeune, qu'elles seraient en fin de compte les seules amours de sa vie. La mobilisation, en août 14, ne l'a privé de personne, ni père ni mère, morts depuis longtemps, ni frère ni sœur qu'il n'a pas eus, et les femmes, dans la zone des armées, il était confiant d'en trouver partout.

Il dit cela d'une voix sans timbre, effilochée par ce qui le tue. Pas avec les mêmes mots, bien sûr, Mathilde est une demoiselle, mais ce n'est pas difficile à traduire : il a toujours été un pauvre homme.

Il lance à Mathilde un regard orgueilleux pour ajouter qu'il ne faut pas se méprendre, il était grand, fort et même envié, avant sa maladie. Il lui montrera une photo. Il avait belle allure.

Et puis deux larmes coulent sur ses joues

Il dit, sans les effacer : “je vous demande pardon. Jusqu'à ces derniers jours, j'ignorais votre état. Bleuet ne m'a pas raconté. Et pourtant, Dieu sait s'il m'a parlé de vous. ”

Mathilde pense qu'il convient d'interrompre les compassions inutiles par un petit soupir. Elle pousse un petit soupir. `

Il dit encore : “Vous devez comprendre la misère mieux que personne. ”

Elle n'a pas les bras assez longs pour le secouer un peu, elle est à plus d'un mètre de lui, et elle se contient aussi de crier, de peur que la surprise ne le retarde encore d'arriver à l'essentiel. Elle se penche en avant et le presse d'une voix douce : “Je vous en prie, où l'avez-vous vu ? Racontez-moi. Que lui est-il arrivé ?

Il se tait, pleurard, ridé, la peau usée jusqu'au squelette, dans un poudroiement de soleil entre les branches que Mathilde, croit-elle, n'oubliera jamais.

Enfin, il passe sur son visage une main qui n'en peut plus de vieillir, il se décide.

Le samedi 6 janvier 1917, alors que son régiment se trouvait près de Belloy-en-Santerre, à caillouter des routes, il a été requis par la prévôté d'Amiens de conduire cinq fantassins, condamnés à mort en conseil de guerre, jusqu'à une tranchée de première ligne, dans le secteur de Bouchavesnes.

Il a reçu ses ordres de son commandant, un homme d'habitude sec et froid, qui lui a paru singulièrement troublé. Au point de lui confier, avant de le laisser aller : “Faites ce qu'on vous dit mais rien de plus, Esperanza. Si vous voulez mon avis, c'est la moitié du Haut-Commandement qu'il faudrait envoyer au cabanon. ”

Mathilde s'interdit de parler, peut-être n'a-t-elle déjà plus de voix.

Daniel Esperanza, comme il lui était ordonné, a choisi dix hommes de sa compagnie, tous des anciens de la territoriale, qui lui semblaient, pour la tête autant que pour le reste, les plus robustes. Ils ont pris leurs fusils, des cartouches et de quoi manger. Ils ont enfilé sur une manche de leur capote, et lui avec eux, le brassard bleu ciel qui leur était fourni, frappé en noir de la lettre P. Esperanza leur a dit que cela signifiait Prévôté ou Police. Sur quoi, un caporal qui respectait son sergent mais buvait le coup avec lui s'est permis de répliquer : “Allons donc, ça veut dire patate, oui." Ils savaient tous, à ce moment, qu'ils avaient été désignés pour accompagner des condamnés à mort.

“Et les fusiller ?” veut savoir Mathilde, et si son Manech était un des cinq, et elle crie, maintenant, et elle s'entend crier mais elle est sans voix.

Daniel Esperanza secoue la tête, secoue sa vieille tête aux cheveux couleur de brouillard et il supplie :

“Taisez-vous, taisez-vous, on ne les a pas fusillés ! Je veux vous dire que j'ai vu votre fiancé vivant, et que la dernière lettre que vous avez reçue de lui, c'est moi qui l'ai prise en dictée, c'est moi qui vous l'ai envoyée !”

Il est vrai que la dernière lettre de Manech, datée du samedi 6 janvier 17, n'était pas de sa main. Elle commence par ces mots : “Aujourd'hui, je ne peux pas écrire, un camarade landais le fait pour moi."

Mathilde ne veut pas pleurer.

Elle demande : “ Vous êtes des Landes ?”

Il dit : “De Soustons."

Elle demande, et c'est à peine un souffle qui lui vient des entrailles : “ Manech était un des cinq, c'est bien ça ? ”

Il baisse la tête.

“Mais pourquoi ? Qu'avait-il fait ?

Il dit : “Comme les autres. Ils étaient tous condamnés pour mutilation volontaire."

Il élève une main tannée, brune, striée de veines dures.

Mathilde a un hoquet. Elle regarde cette main, elle la regarde sans pouvoir articuler un mot. Elle ne veut pas pleurer.

Un camion est venu nous chercher, reprend Daniel Esperanza dans cette poudre de lumière entre les branches des pins. Il nous a laissés à une vingtaine de kilomètres au nord, dans les ruines d'un village qui s'appelait Dancourt ou Nancourt, je ne me souviens plus. Il y a trente mois de cela, mais tant de choses se sont passées, il me semble que c'est trente ans, je ne me souviens plus. C'est là que nous devions prendre en charge les cinq malheureux soldats.

Il était quatre heures de l'après-midi. Toute la campagne était sous la neige. Il faisait froid. Le ciel était blanc. On distinguait à peine l'horizon mais, jusqu'à l'horizon, pas un éclatement d'obus, pas un ballon en l'air, pas un signe de la guerre, sauf la désolation qui nous entourait, dans ce village où plus un mur n'était debout et dont j'ai oublié le nom.

Nous avons attendu. Un bataillon de Noirs qui descendaient au repos, emmitouflés dans leurs peaux de biques et leurs cache-nez, a défilé devant nous, par petits groupes transis, en un désordre épuisé. Ensuite une ambulance automobile est venue, avec un lieutenant-médecin et un infirmier. Ils ont attendu avec nous.

Le premier à voir du monde arriver sur la route par où étaient partis les Sénégalais, le caporal Boffi dont j'ai déjà parlé, qu'on appelait Bouffi mais pas sans risques, a manqué une autre occasion de se taire : “ Bigre, ils sont pas pressés de mourir, ces gens-là !” L'infirmier lui a fait remarquer que cela ne lui porterait pas chance de dire des choses pareilles, et il avait raison. Boffi, que j'aimais bien, avec qui je jouais aux cartes, est mort cinq mois plus tard, non pas dans l'Aisne, où l'on massacrait sans voir, mais dans un chantier de l'arrière, du bras vengeur d'une grue sous laquelle il feuilletait un vieil almanach Vermot. Comme quoi, il faut toujours faire attention à ce qu'on dit et plus encore au choix de ses lectures, telle fut l'oraison funèbre de notre capitaine en apprenant l'histoire.

Vous êtes sans doute offusquée, mademoiselle - Mathilde, depuis longtemps, ne s'offusque plus de rien qui touche à la guerre, que j'aie le cœur de plaisanter en vous racontant cet après-midi terrible - elle sait que la guerre n'engendre qu'infamie sur infamie, vanité sur vanité, excréments sur excréments, mais nous en avons tant vu, nous avons tant souffert que notre pitié s'est usée - et que sur les champs de bataille dévastés ne poussent que le chiendent de l'hypocrisie ou la pauvre fleur de la dérision, si nous n'avions pas eu le cœur de nous moquer de nos misères, nous n'aurions pu survivre - car la dérision, en toutes choses, est l'ultime défi au malheur, je vous demande pardon, il faut me comprendre, elle comprend.

Mais de grâce, qu'il continue.

Les cinq condamnés venaient à pied, les bras liés dans le dos, poursuit l'ancien sergent après un accès de toux, et sa toux est une suite de sifflements acérés comme des coups de rasoir. Ils étaient encadrés par des dragons à cheval, en bleu horizon comme nous tous. Celui qui commandait ce peloton, un adjudant de petite taille, n'avait pas envie de s'attarder. Il avait croisé les Sénégalais, qui s'étaient rangés de mauvais poil sur les bas-côtés pour libérer la route. Il s'était senti mal à l'aise, et ses hommes aussi, de passer entre deux haies de regards peu amènes. Il m'a dit : “Ces bamboulas devaient nous prendre pour des gendarmes, encore heureux qu'on nous ait pas fait un mauvais parti."

Nous avons comparé nos listes de prisonniers. Il tenait à ce que je vérifie l'identité de chacun et que tout soit en règle. Après quoi, il m'a demandé d'écrire la date, au quart d'heure près, et d'apposer ma signature au bas de sa propre liste, en manière de décharge. La guerre m'a appris à me méfier de tout, en particulier de signer des papiers dont on ne sait pas sur quel bureau ils vont atterrir, mais il était mon supérieur, le lieutenant-médecin m'a dit d'emblée être là pour soigner des blessures et rien d'autre, j'ai obéi. Satisfait, l'adjudant est remonté en selle, m'a souhaité bon courage, et tous les dragons s'en sont allés, dans un grand nuage d'haleine blême.

J'ai fait délier les prisonniers. Ils se sont assis, de çà, de là, sur une vieille poutre ou un pan de mur effondré. On leur a donné à boire et des biscuits. Ils étaient seuls en eux-mêmes, pas lavés depuis plusieurs jours, ils avaient froid.

La liste dactylographiée que m'avait donnée mon commandant, je l'ai encore, elle est là, dans une poche de mon peignoir, avec d'autres choses que je vous remettrai tout à l'heure. Vous y trouverez leurs noms et leurs prénoms, mais j'ai pris le pli des tranchées, il m'est plus facile de les appeler comme on les appelait à la guerre.

Le plus âgé des cinq, trente-sept ans, était un menuisier parisien du quartier de la Bastille. On l'appelait Bastoche, mais plus souvent l'Eskimo, parce qu'il avait couru le Grand Nord dans sa jeunesse. Je ne lui ai pas beaucoup parlé à ce moment-là, dans ce village en ruine, mais il avait à ses pieds des bottes allemandes et je me suis étonné qu'on les lui ait laissées. Il m'a dit : “On m'a pris comme ça. J'ai réclamé des godillots mais on me les a refusés." Je me suis étonné aussi qu'il n'ait pas été mobilisé dans la territoriale. Il m'a dit qu'il était rentré d'Amérique, pour son service, avec trois ans de retard. De toute manière, on bouchait maintenant les trous, dans les bataillons, avec plus vieux que lui. Je lui ai dit : “Eh bien, c'est malin ce que tu as fait." Il m'a répliqué qu'il n'avait rien fait du tout, que c'était un accident, et une belle saloperie de l'avoir condamné. Il me regardait droit dans les yeux.

Un deuxième, trente et un ans, était un caporal dégradé qu'on appelait Six-Sous, j'ignore pourquoi.

Lui, il affirmait hautement s'être tiré un coup de fusil exprès, que si c'était à refaire, il recommencerait. Il m'a traité, sauf mon respect, de traîne-savates des assassins. Il était soudeur en banlieue de Paris et syndicaliste écarlate. Il avait la fièvre. La douleur l'empêchait de dormir depuis plusieurs jours. Je suivais le lieutenant-médecin tandis qu'il allait de l'un à l'autre pour nettoyer les blessures et refaire les pansements.

De tous, Six-Sous était le plus salement touché. Le lieutenant m'a dit, après l'avoir soigné : “C'est une chance pour lui, cette neige. On serait en été, la gangrène l'emporte plus vite que ce qui l'attend. ”

Un autre était un Marseillais de vingt-six ans, récupéré dans les prisons, qu'on appelait Droit Commun. Il était pâle et exténué. Comme ce n'était pas indiqué sur ma liste, je lui ai demandé son métier dans le civil. Il m'a dit : “ J'en ai pas. Je suis un pauvre fils d'étranger, c'est marqué noir sur blanc dans mon livret militaire. Alors, si je suis pas vraiment français, pourquoi on me tue ? ” Il a pris la cigarette que je lui offrais en me disant : “Vous, on voit que vous êtes bien brave. Il faut que vous attendiez le plus longtemps possible avant de nous fusiller. Le président Poincaré va sûrement signer notre grâce." J'ai vu dans ses yeux humides, très noirs, qu'il n'y croyait plus lui-même. Je lui ai dit que je n'étais pas là pour fusiller qui que ce soit et qu'il n'avait rien à craindre tant qu'il serait avec mes hommes. Il m'a semblé que ça le rassurait.

D'instinct, Droit Commun restait à côté d'un grand gaillard de la Dordogne, un paysan de trente ans, taciturne mais attentif à tout, qui, lui, n'avait pas de véritable surnom. L’Eskimo et Six-Sous, pour l'avoir croisé au hasard des cantonnements et des relèves, m'ont dit un peu plus tard qu'il avait la réputation d'un solitaire, qu'il partageait ses colis comme les autres mais gardait pour lui ses espoirs et ses tracas.

En plusieurs occasions, il s'était montré habile à la bataille, mais rien de plus que pour survivre. Pour le désigner, on disait “Cet homme", on ne l'avait pas entendu appeler autrement.

J'ai essayé de parler à Cet Homme. Il m'a écouté sans me regarder. Je lui ai dit que la Dordogne n'est pas loin de chez moi, je lui ai offert une cigarette.

Je ne l'intéressais pas, la cigarette non plus. Comme je m'éloignais, j'ai remarqué que Droit-Commun attendait que cela pour pousser du pied, vers son compagnon, quelque chose par terre. Cet Homme l'a ramassé de la main gauche, sa main valide, l'a regardé, l'a laissé retomber. Avant de quitter le village, quelques minutes plus tard, je suis retourné à l'endroit ou il était assis pour retrouver l'objet qui semblait si intéressant. C'était un bouton d'uniforme britannique, orné d'une tête de caribou, avec des lettres gravées sur le pourtour : Newfoundland, Terre-Neuve. J'étais content, même si cela vous semble bête, d'avoir deviné sans qu'il me le dise, rien qu'à la sûreté de sa main, que Cet Homme était gaucher, mais je m'interroge encore sur son regard pensif, un peu surpris, quand il a ramassé ce vieux bouton sale.

Peut-être a-t-il deviné lui-même, sans que je le lui dise, quelque chose qu'il était trop fier ou trop méfiant pour demander.

Bleuet, votre fiancé, était à l'écart et préférait rester debout. Il allait et venait en se parlant à voix basse. À un moment, il a ramassé de la neige dans sa main valide et l'a pétrie en une boule qu'il a lancée maladroitement sur moi. L'ancien caporal Six-Sous m'a dit : “Ne fais pas attention, sergent. Il y a des heures qu'il n'a plus ses esprits ”.

Nous avons fait asseoir Bleuet. Pendant qu'on le soignait, il détournait la tête pour ne pas voir sa blessure mais il souriait. Il m'a dit : “Je suis bien content de rentrer chez moi."

Et Mathilde demande ce que Manech ne voulait pas voir et elle se retient de pleurer, elle veut qu'on lui dise la blessure de Manech.

Alors Daniel Esperanza lui dit que Manech était amputé de sa main droite mais qu'il avait été opéré depuis plusieurs semaines et ne souffrait plus.

Et Mathilde ferme les yeux et presse très fort ses paupières, agrippée aux bras de son fauteuil, et elle secoue la tête pour chasser une image ou nier le destin. Après, elle reste longtemps dans le silence, le front penché, regardant le sol : du gravier, avec de ces toutes petites fleurs jaunes qui poussent même dans le ciment, il y en a entre les dalles de la terrasse, à la villa de Cap-Breton.

Dès qu'ils ont eu fini leur travail, reprend Esperanza quand Mathilde lui fait signe que ça va mieux, qu'elle l'écoute, le docteur et l'infirmier sont partis.

Comme il remontait dans l'ambulance, j'ai demandé au docteur s'il pensait que Bleuet était un simulateur.

Il m'a répondu : “Je n'en sais rien. ” Et puis : “Pour gagner quoi ? Que pourrions-nous faire ?” J'ai vu qu'il avait les yeux cernés, qu'il était découragé de faire son métier à la guerre et plus encore de soigner des hommes pour qu'on les exécute. Il n'avait pas trente ans. C'était un Corse du nom de Santini. J'ai su qu'il est mort lui aussi, deux jours plus tard, dans un bombardement, à Combles.

J'ai fait de nouveau lier les prisonniers, bras dans le dos, comme il m'était ordonné. Je ne voyais pas l'utilité de le faire, ils étaient trop fatigués et nous étions trop nombreux pour que l”un d'eux tente de s'enfuir, mais finalement c'était mieux ainsi, cela nous évitait, en cas de bêtise, d'avoir à tirer.

Nous avons marché vers Bouchavesnes, les prisonniers en file, chacun encadré de deux soldats. La tranchée de première ligne où je devais les conduire portait un numéro mais, à la guerre, il en allait des tranchées comme des bonhommes, on retenait plus facilement les surnoms. Celle-là, on l'appelait, ne me demandez pas pourquoi, Bingo Crépuscule. À l'entrée des boyaux, après deux kilomètres d'une route crevée par les obus, dans un paysage où n'existait déjà plus ni maison, ni arbre, ni rien que la neige,

Un soldat nous attendait pour nous guider, en train de blagasser avec des artilleurs.

Les lacis, ensuite, nous ont semblé interminables, on pataugeait dans la boue et les prisonniers avaient toutes les peines à marcher. À chaque instant, il nous fallait les soutenir. Le caporal Six-Sous est tombé dans une flaque. On l'a remis debout, il ne s'est pas plaint. J'avais honte, comme le chef des dragons qui m'avait parlé au village, d'emmener ainsi, misérables, cinq des nôtres sous les regards des bonhommes qui attendaient de monter en ligne ou en descendaient, plaqués contre les parapets pour nous livrer passage.

Le soleil était une grosse boule rouge dans le ciel d'hiver, il éclairait de ses reflets sans chaleur, par-delà nos lignes et la plaine enneigée, la saignée noire et sinueuse des positions allemandes. Tout était silencieux, plus étrangement que je ne l'ai jamais connu à la guerre. Seul un chuchotement s'élevait de loin en loin, comme partout sur le front, pour demander de faire attention au fil du téléphone, parce que ce fil, où nous allions, était tout ce qui reliait les hommes au monde des vivants.

À un demi-kilomètre encore de Bingo Crépuscule, nous sommes arrivés à un carrefour de boyaux et de tranchées de seconde ligne baptisé place de l'opéra.

La nous attendait un capitaine, au milieu de soldats à leurs travaux, un passe-montagne sous son képi, enveloppé depuis le col jusqu'à la pointe des bottes d'une fourrure d'automobiliste. Seuls émergeaient de lui un nez pointu, une bouche amère, des yeux hostiles. Il avait reçu, comme moi, ses ordres de la prévôté, par l'intermédiaire d'un chef de bataillon peu pressé de venir se mouiller dans une sale affaire, il était à cran.

Dans l'abri où aboutissait le téléphone, il m'a pris à part, en demandant à un caporal qui se trouvait là d'aller respirer le bon air un moment. Il m'a lancé tout à trac : “Bordel de merde, Esperanza, vous ne pouviez pas vous arranger pour larguer ces pauvres types en route ? ” Je n'ai pas voulu comprendre. Il m'a dit : “Tourner les yeux pour qu'ils s'enfuient, leur botter le cul pour qu'ils courent plus vite, n'importe quoi ! ”J'ai répondu : “Je serais dans de beaux draps, maintenant. Vous ne voulez pas d'histoires mais mon commandant encore moins. Moi, mes ordres sont de vous amener cinq condamnés en conseil de guerre.

Ce que vous en ferez, je n'ai pas à le savoir, sinon on me l'aurait dit."

Il était encore plus furieux : “Ah, parce qu'on ne vous l'a pas dit ? Eh bien, moi, non seulement je ne suis pas cachottier, mais je tiens à ce que vous le sachiez ! À la nuit, les bras attachés, on va les balancer dans le bled, en avant des barbelés de Bingo, et on les y laissera crever ou se faire trouer la peau par ceux d'en face ! Voilà mes ordres à moi, sergent ! Ou dois-je dire prévôt ? Voilà mes saletés d'ordres ! Avez-vous déjà entendu pareilles conneries ?

Il a frappé du poing sur l'établi où était tout l'appareillage du téléphone, et un quart de vin qu'y avait laissé le téléphoniste s'est renversé, le vin coulait sur le bois puis, goutte à goutte, jusqu'à terre. Oui, je regardais des gouttes de vin tomber sur le sol et ne savais quoi répondre. J'avais entendu parler de ce châtiment qu'on réservait à des soldats perdus, mais c'était longtemps avant, au début de 1915, en Artois, et on racontait tant de choses, à la guerre, que je n'y avais pas cru tout à fait.

Le capitaine, après ça, s'est calmé brusquement. Il s'est assis au bord d'une couchette. Il m'a expliqué que son régiment avait perdu beaucoup de monde dans la pénible avancée de l'été mais que, depuis plusieurs semaines, le secteur était comme assommé par les combats, il y avait un accord tacite avec les Boches pour rester tranquille de part et d'autre. Il m'a dit :

“ On ne fraternise pas, on s'ignore, on s'économise. Il y a des jours sans un coup de fusil. L'artillerie n'est pas bavarde, les tranchées sont trop rapprochées. En octobre, ils tuaient les leurs, on tuait les nôtres." Il m'a regardé avec des yeux tristes. Il a soupiré : “Les hommes attendent la relève pour après-demain. On avait bien besoin que vous nous apportiez la merde."

Quand on est sorti, il a interrogé brièvement les cinq prisonniers. En vérité, il ne voulait pas les connaître, il ne voulait pas que ses soldats les connaissent. Il m'a dit ensuite : “C'est encore pire que je craignais. L'un est un fils de pute de provocateur, un autre n'a même plus sa tête, un troisième ne sait que pleurer et supplier. Si on voulait faire un exemple, le cul bien calé dans un fauteuil d'état-major, c'est réussi. Mes hommes n'ont pas fini de vomir et les boches de se fendre la gueule."

Ce n'était pas, en fin de compte, un mauvais cheval, ce capitaine, de son vrai nom Favourier, mais on l'appelait Parle-Mal pour son langage fleuri. Il m'a conseillé d'emmener les prisonniers dans sa propre cagna, où l'on ne les verrait plus. Il a demandé qu'on les délie et qu'on accompagne ceux qui en avaient besoin à la feuillée.

Un peu plus tard, il a fait venir le lieutenant qui commandait à Bingo Crépuscule, il l'a entretenu, hors de portée de voix, des mesures à prendre. Le lieutenant, vingt-six ou vingt-sept ans, nommé Estrangin, n'avait pas l'air plus ravi que son Capitaine. Le sort de Bleuet surtout lui semblait aberrant.

Il a voulu à son tour lui parler. Après, il ne savait que répéter : “Ce n'est pas Dieu possible. ” Non, je vous le dis, mademoiselle, je n'ai rencontré personne, ce jour-là, pour croire que le Bon Dieu, s'il existe, traînait encore ses godillots dans le secteur.

Nous avons attendu la nuit dans cet abri où un petit poêle était allumé, preuve qu'on ne craignait guère d'être repéré par l'ennemi. En face aussi, j'ai pu le voir, s'élevaient de paisibles fumées grises.

Boffi et moi étions restés avec les condamnés, mes autres territoriaux, dehors, gardaient la porte. Six-Sous se tenait près du feu pour que sèchent ses vêtements. Droit Commun s'était endormi. Pendant une demi-heure au moins, Bleuet m'a parlé de vous. Son discours n'était qu'exaltation, redites, pensées désordonnées, mais le torrent des mots charriait pèle-mêle des choses vraies comme des galets blancs. J'imaginais bien votre fraîcheur, vos yeux clairs et comme vous deviez l'aimer. Il était heureux, il était certain de vous revoir et qu'on préparait votre mariage. Il vous l'a écrit, même si la lettre n'était pas de sa main.

C'est là, dans la lumière des bougies et des lampes à carbure, qu'il vous l'a écrit.

L'idée de laisser les condamnés envoyer un dernier message à leurs proches n'est pas de moi, je dois vous l'avouer, mais du lieutenant Estrangin. À un moment, il est revenu dans la cagna, suivi d'un soldat qui apportait la soupe. Il a demandé à Bleuet, qui refusait sa gamelle, s'il n'avait pas faim. Bleuet a répondu tranquillement, avec le sourire : “J'ai envie d'une tartine de miel et d'un bol de chocolat." Et comme le lieutenant restait coi, le soldat qui l'accompagnait, un Marie-Louise guère plus âgé que votre fiancé, lui a dit : “Vous bilez pas, mon lieutenant. Je m'en vais tuer père et mère pour vous trouver ça. Peut-être même que j'aurai pas besoin d'être orphelin." Le jeune gars était déjà dehors quand le lieutenant a expliqué, comme une chose évidente : “ C'est Célestin Poux, la terreur des armées." Après quoi, il a demandé si les prisonniers ne souhaitaient pas écrire à leurs familles.

On a rassemblé des crayons et du papier. Célestin Poux est revenu presque aussitôt avec un quart de chocolat et du miel. Des cinq condamnés, trois étaient blessés à la main droite mais, je vous l'ai dit, Cet Homme était gaucher, il ne restait que Droit-Commun et Bleuet à ne pouvoir écrire. Droit Commun s'est assis dans un coin avec la terreur des armées pour lui dicter sa lettre. Moi, j'ai écrit sur mes genoux celle de Bleuet. Les trois autres se sont installés comme ils pouvaient.

Avant de retourner dans sa tranchée, le lieutenant les a tous prévenus que leurs messages seraient détruits s'ils contenaient la moindre allusion à la terrible situation dans laquelle ils s'étaient mis. Plusieurs fois, sauf Cet Homme, ils m'ont interrogé pour savoir s'ils pouvaient dire une chose ou pas. C'était un moment étrange, à la fois très paisible et très triste. Je ne sais pas bien vous l'expliquer, mais je les voyais s'appliquer comme des écoliers en suçant leur crayon, on entendait à peine le murmure de Droit-Commun, Bleuet vous disait son amour entre deux bouchées de sa tartine, j'avais l'impression d'être englué dans autre chose que ma vie et la guerre, un ailleurs où rien n'existait vraiment, d'où je ne sortirais plus. Finalement, si l'on passe sur l'orthographe, je n'ai rien trouvé à reprendre de ce qu'ils avaient écrit.

Aucun ne tenait à aggraver le chagrin des siens. J'ai plié les feuilles en quatre, je les ai rangées dans une poche de ma veste. J'ai promis de les mettre sous enveloppe et de les envoyer à leurs destinataires, dès que j'aurais rejoint mon régiment. Six-Sous m'a dit :

“Je voudrais te croire, sergent Espérance, mais tu ne peux pas parler au nom de tes chefs. Ils t'obligeront à brûler nos lettres. S'ils nous ont baladés ainsi, depuis trois jours, c'est pour nous tuer dans le noir."

Voilà. Ce qui me reste à vous raconter, mademoiselle, est le plus pénible. Depuis de longues minutes vous gardez les yeux baissés, vous m'écoutez sans m'interrompre. Peut-être voulez-vous maintenant que je vous épargne la suite, que je vous dise ce qui s'est passé, ou du moins ce que j'en ai vu, en une seule phrase, en quelques mots, pour vous faire mal très vite mais après plus jamais ?

Mathilde, obstinément, contemple de petites fleurs jaunes dans du gravier. Elle répond à Esperanza, sans élever la voix, de refermer sa pourriture de braguette. Après, elle lui dit qu'elle n'est pas sourde, qu'elle a déjà compris ce qui s'est passé : on a jeté, de nuit, cinq soldats aux bras attachés dans cette étendue entre les deux tranchées ennemies que les Anglais appellent “No man's land” et les Français “La terre de personne". Ce qu'elle veut savoir, justement, c'est comment cela s'est passé. Le mal qu'on lui fait la regarde. Elle ne pleure pas. Alors, qu'il continue. Et comme il se tait toujours, elle l'encourage d'un mouvement sec de la main, sans lever les yeux.

La nuit était là depuis longtemps, poursuit Esperanza de sa voix usée. On entendait le roulement d'une canonnade, mais très loin au nord. J'ai parlé avec l'Eskimo. C'était un homme qui ne méritait pas sa malchance. Il m'a demandé ce qu'on allait leur faire. Il se doutait bien, maintenant, qu'on préparait autre chose qu'une exécution. Je ne pouvais pas lui répondre. Il n'a pas insisté. Il a réfléchi et m'a dit :

“Si c'est ce que je crois, c'est dégueulasse. Surtout pour le gamin et le Marseillais. Il vaudrait mieux pour eux en finir tout de suite."

À ce moment, le capitaine Parle-Mal est revenu. Il avait fixé à neuf heures la conduite des prisonniers à Bingo Crépuscule. En les attendant, les hommes de la tranchée devaient, à la cisaille, pratiquer une trouée dans leurs propres barbelés. On a fait sortir un à un les malheureux de la cagna, où l'on était trop à l'étroit pour les lier de nouveau. Cela s'est passé dehors, avec le minimum de paroles, dans la lumière rabattue au sol de quelques lampes.

Le ciel était bouché, la nuit noire mais guère plus froide que le jour. J'en étais, autant qu'on pouvait l'être, content pour eux. C'est alors seulement, dans ces faisceaux lumineux qui rendaient plus irréel encore ce que nous vivions, plus brutal aussi car les figures étaient la proie d'ombres turbulentes, que le capitaine leur a dit ce qu'on avait décidé en haut lieu pour remplacer la fusillade. Seuls deux ont réagi : Six-Sous pour cracher sur les généraux, Droit Commun pour crier à son secours, et si fort qu'on a dû le faire taire. Bleuet n'a pas compris ce qu'on lui signifiait, j'en suis sûr. La sérénité de somnambule qu'il affichait depuis le milieu de l'après-midi n'était en rien altérée. Tout au plus a-t-il été surpris par les cris de son compagnon et l'empoignade qui a suivi.

Quant à l'Eskimo et Cet Homme, j'en suis sûr aussi, ils ont pris la chose comme je l'aurais prise à leur place : on leur accordait, si menacé fût-il, un sursis que le peloton ne leur aurait pas laissé.

Le capitaine a sermonné vertement le Marseillais, lui disant : “Faut-il qu'on te bâillonne ? Tu ne comprends donc pas, connard, que votre seule chance d'être encore en vie demain matin, c'est de la boucler ? ” Et le tirant par le col de sa capote, jusqu'à lui parler sous le nez : “Essaye encore une fois tes simagrées, je te jure sur mes boules que je te fais sauter ce qui te sert de cervelle !

Là-dessus, il m'a entraîné dans la cagna pour me dire que ma mission était terminée, que je pouvais repartir avec mes pépères. J'étais embêté de devoir ergoter, mais je lui ai répondu que ma mission était de conduire les prisonniers jusqu'à Bingo Crépuscule, pas ailleurs.

Le capitaine m'a fait valoir que les Boches pouvaient s'alarmer et les choses tourner mal quand on balancerait du monde dans le bled. La place de mes hommes n'était pas là-bas, dans une tranchée déjà trop encombrée. S'il y avait du grabuge et qu'ils écopent d'un mauvais coup, je regretterais toute ma vie de les avoir inutilement exposés.

Qui lui aurait donné tort ?

Je lui ai dit : “je vais les renvoyer vers l'arrière mais permettez au moins que j'accompagne jusqu'au bout ces pauvres gens. ” Ainsi avons-nous fait. Boffi est parti avec mes hommes. Ils devaient m'attendre à l'entrée des boyaux. Évidemment, ils étaient suffisamment repus de la sale besogne pour s'en aller sans regret.

Deux caporaux et six soldats sont arrivés de Bingo-Crépuscule pour emmener les condamnés. Les caporaux étaient de trente ans. L'un, qu'on appelait Gordes, avait des cercles de terre autour des yeux qui lui donnaient l'air d'un hibou. L'autre était un Tourangeau que j'avais l'impression d'avoir déjà rencontré à la guerre, Chardolot. Avec Célestin Poux et le capitaine et moi, nous étions à nouveau onze comme escorte.

Nous nous sommes mis en marche dans la nuit d'hiver, précédés d'une seule lanterne. Dans les boyaux, le capitaine m'a raconté qu'il avait coincé deux fois son commandant au téléphone, qu'il lui avait dit la barbarie de traiter cinq des nôtres de cette manière, dont un Bleuet qui n'avait même plus sa raison, mais sans rien obtenir. On glissait sur des caillebotis submergés par la gadoue. J'entendais à l'avant le bruit de succion que faisaient les bottes allemandes de l'Eskimo.

J'ai dit au capitaine : “ Celui-là, dès que les Boches s'apercevront qu'il a les bottes d'un des leurs, son compte est bon. ” Il m'a répondu : “Pourquoi croyez-vous que les charognes, après le procès, l'ont laissé ainsi ?” Et puis, il m'a dit : “On trouvera quelqu'un avec des souliers à sa taille pour faire l'échange. Au moins, j'aurai quelque chose à écrire sur mon rapport de cette nuit. Rien à signaler sauf qu'on nous a piqué une paire de godasses. ”

Bingo Crépuscule, comme d'ailleurs la place de l'Opéra, était une tranchée renversée, ce qui veut dire que nous l'avions prise aux Allemands à l'automne et que nous avions relevé au plus vite les parapets face à eux. Tous les biffins vous accorderont que les Boches construisaient des tranchées bien meilleures que les nôtres. Celle-là était tout en chicanes au cordeau et pourvue d'abris solides, malheureusement ouverts du mauvais côté. J'ignore combien d'hommes vivaient là, peut-être une centaine, peut-être deux cents. J'ai deviné sous des bâches, dans deux abris, des mitrailleuses. Par-delà un vallonnement de neige, crevassé par les bombes, étaient les pâles lueurs de la ligne ennemie. Elle était si proche que venaient jusqu'à nous de tranquilles rumeurs, des bouffées d'harmonica. J'ai demandé la distance exacte. C'est le lieutenant Estrangin, je crois, qui m'a répondu : cent-vingt mètres au plus près, cent cinquante au plus loin.

Je n'ai jamais vu de jour Bingo Crépuscule, mais je peux me le figurer. J'ai connu des tranchées. Encore plus rapprochées, des enfers que ne séparaient pas quarante mètres. Cent vingt, c'est trop pour les grenades à main, trop peu pour l'artillerie. Les gaz n'épargnent personne, c'est selon le vent. Pas plus que nous, les boches ne devaient tenir, sauf débordés par une attaque, à dévoiler l'emplacement de leurs mitrailleuses. J'ai cru comprendre pourquoi on avait amené les condamnés dans ce secteur : pour le secouer un peu, parce qu'on voyait d'un mauvais œil la trêve qui, vaille que vaille, s'y était installée. Je l'ai dit au capitaine. Il m'a répliqué : “Vous pensez trop pour un sergent. Si on nous a collé cette merde sur les bras, c'est que personne n'en voulait ailleurs. Ils l'ont trimbalée sur tous les fronts sans trouver un chef de bataillon aussi con que le mien. ”

Dix heures venaient. Nous étions aux créneaux à essayer de voir, dans l'obscurité, la terre de personne. Le lieutenant Estrangin s'est approché de nous, il a dit au capitaine : “ Quand vous voulez. ” Dans la masse de sa fourrure, le capitaine a murmuré : « Putain de vie !” Il s'est redressé, on est allé rejoindre les prisonniers plus loin dans la tranchée. Ils étaient assis en ligne sur une banquette de tir. Une brèche était faite au-dessus d'eux dans les barbelés, une échelle était prête. J'ai vu que l'Eskimo portait à présent des godillots et des bandes molletières.

Six-Sous y est passé le premier. Deux hommes ont sauté sur le talus relevé de sacs de terre. Deux autres ont poussé l'ancien caporal à monter l'échelle. Avant d'être traîné dans le noir, il s'est retourné vers le capitaine, il lui a dit merci pour la soupe. À moi, il a dit :

“Tu ne devrais pas assister à ça, sergent Espérance. On te fera des ennuis. Tu pourrais le raconter. ”

Le tour d'après était celui de l'Eskimo. Lui, avant de monter l'échelle, aidé par ceux d'en bas, pris aux épaules par ceux d'en haut, il a dit au capitaine : “ Laissez-moi aller avec Bleuet. Je le protégerai autant que possible." Et les deux sont partis ensemble entre les barbelés, on ne les a plus vus. On entendait seulement les craquements de la neige, j'ai pensé à des mulots qui cherchent leur trou. Il y avait heureusement beaucoup de trous et d'entonnoirs, devant Bingo Crépuscule. J'espérais qu'on n'avait pas serré de trop leurs liens et qu'à deux, ils ne seraient pas longs à s'en défaire.

Des larmes coulent sur ma figure, mademoiselle, mais c'est la fatigue, c'est la maladie. Ne les regardez pas, ce sont des larmes d'après la misère, elles n'ont plus de signification.

Vous souhaiteriez que je vous dise comment était votre fiancé quand on l'a hissé sur le talus, quand on l'a poussé entre deux amas inextricables de fils de fer et de chevaux de frise, mais je ne sais pas. Il me semble - j'insiste : il me semble - que juste avant d'être attrapé par les épaules, en haut de l'échelle, il a eu un sursaut, que ses yeux ont cherché autour de lui, qu'il essayait de comprendre où il était, ce qu'il faisait là. C'était l'étonnement d'une seconde, deux tout au plus. Après, je ne sais pas. Tout ce que je puis vous dire c'est qu'il est parti dans le noir avec décision, courbé en avant comme on le lui avait conseillé, et qu'il suivait docilement l'Eskimo.

Droit Commun, de nouveau, s'est mal conduit. Les bonhommes ont dû le maîtriser. Il se débattait, il voulait crier, le capitaine a sorti son revolver. Pour une rare fois, dans tout ce que je vous raconte, j'ai entendu la voix de Cet Homme. Il a dit brusquement : “Non, pas ça. Laissez-moi faire. ” Et de son soulier, passant à travers les bras et les jambes de ceux qui essayaient de contenir le Marseillais, il lui a flanqué un coup dans la tête qui l'a assommé. On a traîné une masse inerte, geignant à peine, entre les barbelés. le capitaine a dit à Cet Homme : “ Comment quelqu'un comme toi est-il la ?" Il n'a pas répondu.

Le capitaine lui a dit encore : " Tu es le plus fort et le plus calme de ces gens. Dis-moi pourquoi tu t'es tiré un coup de fusil."

Cet homme le regardait dans la pénombre, il n'y avait en lui ni mépris, ni arrogance. Il a répondu seulement : " Il le fallait bien."

On l'a aidé lui aussi à grimper sur le talus. On l'a accompagné entre les barbelés, il s'est fondu dans la nuit. Aussitôt revenu les deux soldats d'en haut, on a jeté des réseaux Brun par-dessus le parapet pour colmater la brèche. Ce sont des rouleaux d'épines de fer qui se déplient tout seuls. On a soufflé un peu. On entendait plus un bruit dans la tranchée d'en face.

Ils écoutaient. Ils se doutaient que quelque chose se passait qui n'était pas normal.

Ce silence n'a pas duré une minute. Soudain, des fusées éclairantes ont éclaté dans le ciel de Bingo et il s'est produit chez les boches le remue-ménage qu'on avait craint. On percevait leurs piétinements et jusqu'aux claquements de culasse de leurs fusils. Les “vasistas” des dormeurs surpris retentissaient aussi clair que s'ils étaient chez nous. J'ai eu le temps de voir, dans la neige, que le Marseillais rampait désespérément derrière Six-Sous, qu'ils cherchaient tous deux un entonnoir. Bleuet, je ne l'ai pas vu, ni l'Eskimo, ni Cet Homme. Après, comme d'autres fusées partaient, un fusil-mitrailleur a balayé la terre de personne. Elle était illuminée comme un sol lunaire et sans espoir. Trois troncs d'arbres déchiquetés et les briques effondrées de je ne sais quoi étaient tout ce qui émergeait de ce désert blanc.

Le lieutenant Estrangin, près de moi, quand le fusil-mitrailleur s'est tu, que la nuit est retombée, a dit merde, que c'était pas Dieu possible. Le capitaine lui a dit de la fermer. On a attendu. Il n'y avait plus un mouvement chez les Boches, plus un mouvement sur le terrain. Tout semblait encore plus noir qu'avant. Les hommes de la tranchée se taisaient. En face, ils se taisaient aussi. Ils écoutaient. Nous écoutions. Le lieutenant a répété merde. Le capitaine lui a répété de la fermer.

Après un bon quart d'heure où il ne se passait rien, j'ai pensé qu'il était temps de rejoindre mes territoriaux. J'ai demandé au lieutenant de signer ma liste des condamnés, comme l'adjudant des dragons l'avait fait avec moi. Le capitaine est intervenu pour dire que les officiers, en aucun cas, ne devaient signer de papier touchant à cette affaire. Tout au plus, si cela me faisait plaisir et s'ils l'acceptaient, je pouvais avoir l'autographe des caporaux qui avaient mené l'escorte. Pour quoi en faire, il se le demandait, mais c'était ma vie privée, lui il se torchait avec du papier de soie. Voyant la tête que je faisais, il m'a tapé sur l'épaule, il a dit : “Allons, je plaisante. Vous êtes un brave homme, sergent. Je m'en vais vous accompagner jusqu'à l'Opéra, parce que je n'ai pas dormi depuis longtemps et que je veux être gaillard tout à l'heure. J'espère que vous me ferez, avant de nous quitter, l'amitié de boire avec moi d'un excellent cognac. »

Gordes et Chardolot ont signé ma liste et nous sommes partis. Le capitaine m'a ramené dans sa cagna. Débarrassé de sa fourrure et de son passe-montagne, il m'est apparu plus jeune que je n'avais cru, peut-être trente-deux ans, mais les traits tirés, les yeux bordés de fatigue. Nous avons bu deux ou trois coups, assis de chaque côté de sa table. Il m'a raconté qu'il était prof d'histoire, dans le civil, et qu'il n'aimait pas plus que ça d'être officier ; qu'il aurait voulu connaître le monde, les îles au soleil, qu'il ne s'était pas marié parce que c'était une connasse, mais ça n'empêche pas les sentiments, des choses de ce genre. À un moment, le téléphoniste est venu l'avertir que son commandant était au bout du fil pour savoir comment les choses s'étaient passées. Il a répondu : "Dis à ce monsieur que tu ne m'as pas trouvé, il se bilera toute la nuit"

Après il m'a parlé de son enfance, à Meudon, je crois, et de timbres-poste. J'étais fatigué, moi aussi, je n'écoutais plus très bien. J'avais à nouveau, dans cet cagna, l'impression terrible d'être hors du temps, hors de ma vie. J'ai fait un effort pour me ressaisir. Il me disait, de l'autre côté de la table, avec des yeux ronds et humides, qu'il avait honte de trahir le gamin qu'il était jadis. Ce qu'il regrettait le plus était les longues heures où il restait penché sur son album de timbres, fasciné par le visage de la jeune reine Victoria sur les vignettes de la Barbade, de la Nouvelle-Zélande ou de la Jamaïque. Il a fermé les paupières, il s'est tu un instant. Puis il a murmuré : “Victoria Anna Penoe. C'est ça." Il a posé son front sur la table et il s'est endormi.

J'ai marché dans la boue et dans la nuit, me perdant parfois, demandant mon chemin aux bonhommes de corvée dans les boyaux. J'ai retrouvé Boffi et les autres à l'endroit convenu. On a réveillé ceux qui dormaient. Évidemment, ils voulaient savoir ce qui s'était passé après leur départ. J'ai dit qu'il valait mieux pour nous tous oublier ce jour, ne jamais plus en parler.

Nous avons marché encore et encore, par Cléry et Flaucourt, jusqu'à Belloy-en-Santerre. L'alcool que j'avais bu m'était sorti de la tête. J'avais froid. Je pensais aux cinq condamnés couchés dans la neige. Au dernier moment, on leur avait trouvé des morceaux d'étoffe ou de sac de jute pour se couvrir les oreilles, et à l'un d'eux, je ne savais déjà plus lequel, qui n'avait pas de gant à sa main valide, Célestin Poux, la terreur des armées, avait donné un des siens.

Nous sommes arrivés à notre cantonnement vers cinq heures du matin. J'ai dormi. À neuf heures, je me suis présenté à mon commandant pour lui faire mon rapport. Il était en train, avec ses ordonnances, d'emballer ses dossiers dans des caisses. Il m'a dit : “ Vous avez fait ce qui vous était demandé ? Parfait. Je vous verrai plus tard." Comme j'insistais pour lui remettre ma liste signée par Gordes et Chardolot, il m'a dit lui aussi ce que je pouvais en faire, et pourtant je ne l'avais jamais connu grossier. Il m'a expliqué qu'on déménageait dans les deux jours, que les Britanniques remplaçaient les nôtres sur une partie du front et qu'on se décalait vers le Sud. Il a répété : "je vous verrai plus tard. ”

Dans ma compagnie, on préparait aussi les bardas personne ne savait où l'on allait, mais il courait le bruit, aux popotes, que quelque chose de jamais vu se préparait plus bas, dans l'Oise ou dans l'Aisne, et que même les grands-pères seraient bons pour le casse-pipe.

À sept heures du soir, alors que j'avais la bouche pleine, le commandant m'a fait demander. Il m'a dit, dans son bureau déjà pratiquement déserté, éclairé par une seule lampe : “je ne pouvais pas vous parler devant des tiers, ce matin, c'est pour cela que j'ai coupé court.” Il m'a montré une chaise pour m'asseoir. Il m'a offert une cigarette que j'ai prise et m'a donné du feu. Ensuite, il m'a dit, comme moi la veille à mes hommes : "Oubliez cette affaire, Esperanza. Oubliez jusqu'au nom de Bingo Crépuscule." Il a pris un des papiers qui étaient encore sur sa table et m'a informé que j'étais muté dans un autre régiment, alors dans les Vosges, avec le grade de sergent-chef, et la promesse que si ma conduite restait ce qu'elle était, je pouvais compter être adjudant avant les fleurs.

Il s'est levé, il est allé à une fenêtre. C'était un homme corpulent aux cheveux gris, aux épaules affaissées. Il m'a dit que lui aussi était muté, mais sans avancement, et de même notre capitaine et les dix hommes qui m'avaient accompagné. J'ai appris ainsi que Boffi irait dans ce chantier de l’arrière où un bras de grue l'a écrabouillé, et qu'on nous dispersait savamment, sauf que j'ai retrouvé mon capitaine dans les Vosges pendant quelques mois.

Avant de prendre congé, je ne savais comment demander ce qui me tenait au cœur, mais le commandant l'a compris. Il m'a dit : “Depuis des heures on se tabasse. On m'a parlé d'un lieutenant tué, d'au moins dix morts. On m'a parlé de folies. D'un bonhomme de neige construit sur le terrain, d'un prédicateur de la paix qui chante Le Temps des cerises, d'un avion descendu à la grenade, est-ce que je sais ! Des folies." Je suis sorti du presbytère, où le commandant était installé, avec un goût mauvais dans la bouche. J'ai craché par terre avant de m'apercevoir que j'étais devant le cimetière. Beaucoup de nos soldats avaient été enterrés là en automne, sous les croix de bois brut que fabriquait une compagnie voisine. J'ai pensé : “ Ce n'est rien, ils ne t'en veulent pas, tu as craché sur la guerre. ”



La religieuse qui a écrit à Mathilde vient jusqu'à eux dans le jardin. Elle est habillée de gris. Elle dit à Daniel Esperanza, d'un ton courroucé : “Voulez-vous remettre tout de suite votre robe de chambre ! Il y a des moments où je me demande si vous ne le faites pas exprès, d'être malade ! ”

Elle l'aide à enfiler son peignoir bleu illusion, presque du même gris que sa robe de nonne d'avoir été tant de fois lessivé. Il trouve alors, dans sa poche droite, un petit paquet qu'il donne à Mathilde. Il lui dit : “Vous regarderez ces choses chez vous, je ne pourrais pas supporter que vous le fassiez devant moi !."

Des larmes coulent à nouveau sur sa figure. La religieuse, sœur Marie de la Passion, s'exclame : “Allons Bon ! Pourquoi pleurez-vous encore ?” Il répond, sans la regarder ni Mathilde : “ C'est un grand péché que j'ai commis ce jour-là. Je ne crois en Dieu que quand ça m'arrange, mais je sais que c'était un péché. Je n'aurais jamais dû obéir aux ordres." Sœur Marie hausse les épaules : “Pauvre homme, comment auriez-vous pu faire autrement ? Quand vous m'avez dit votre histoire, le seul péché que j'y ai vu, c'est l'hypocrisie des puissants."

Il est avec Mathilde depuis plus d'une heure. La religieuse trouve que c'est assez. Il dit : “je n'ai pas fini, laissez-nous tranquilles." Elle se plaint que ce soir il sera fatigué, il va déranger son monde toute la nuit. Finalement, elle soupire : “C'est bien, mais pas plus de dix minutes. Dans dix minutes exactement, je reviens avec le monsieur qui accompagne mademoiselle. Lui aussi se fait du souci."

Elle s'en va, soulevant sa robe aux chevilles comme une coquette, pour éviter que les bords ne traînent sur le gravier.



Je n'ai plus grand-chose à vous raconter mais c'est important, reprend ce vieillard de quarante-trois ans, dans le souffle, crissant comme la craie sur le tableau noir, qui vient de ses poumons détruits.

D'abord, le lendemain, j'ai su que les sections de Bingo Crépuscule avaient pris la tranchée d'en face et même la seconde position des Allemands. Cela m'avait un petit air de victoire. Je me rassurais de trouver moins vaine l'ignominie. C'est pas très beau mais c'est comme ça.

Après les avoir recopiées, j'ai mis dans des enveloppes les lettres des condamnés, je les ai données au premier vaguemestre que j'ai aperçu. Puisque vous avez reçu celle de Bleuet, je pense que les quatre autres sont parvenues à leurs destinataires. Les copies que j'en ai faites sont sur vos genoux.

Moi aussi, des semaines plus tard, j'ai reçu une lettre. Elle avait été écrite par le capitaine Favourier, quelques heures à peine après que je l'ai quitté endormi. Elle avait cheminé longtemps. Elle me retrouvait dans les pâturages de l'été, à poser des rails de chemin de fer, loin des horreurs du front.

Vous l'aimerez, j'en suis sûr, comme moi. Je vous la donne parce que je la sais par cœur.

Il y a également une photographie dans le paquet que je vous ai préparé. Elle a été prise par un de mes territoriaux, quand j'avais le dos tourné. Il trimbalait partout, accroché à sa ceinture, l'un de ces petits appareils dont je ne sais pas encore s'ils étaient la magie ou la honte de nos pauvres années de tranchée. Tant d'images pour se glorifier de la prise d'un canon ou d'un soldat ennemi exténué, tant d'images complaisantes à l'enterrement d'un camarade. Mon territorial, dont le nom était Prussien, ce qui ne lui plaisait pas plus qu'on pense, a été tué en avril 17, dans le carnage du Chemin des Dames. La photographie, sa veuve, que j'ai vue à Paris un an plus tard, souffreteuse et comme obstinée à le rejoindre, me l'a donnée.

Je ne suis pas meilleur que personne : dès que je me suis trouvé dans les Vosges, mêlé à une nouvelle compagnie, à un nouveau régiment, j'ai oublié l'affaire de Bingo Crépuscule. Son souvenir ne me revenait qu'en coups de griffes, certains soirs où j'avais trop forcé sur le vin. Alors, j'étais comme tous les ivrognes, éperdu d'échapper à mes remords, voulant tout casser. Bingo Crépuscule. Pourquoi ce nom ? Je me le suis demandé longtemps, je n'ai jamais trouvé.

L'an dernier, quand nous avons commencé, pour la seconde fois, à refouler les Allemands sur la Marne, j'ai été blessé aux jambes dans la forêt de Villers-Cotterêts. On m'a retiré le fer du corps, morceau par morceau, autant qu'il était faisable. Dans la gare où j'ai été évacué, mon carton à la boutonnière, j'ai revu Chardolot, l'un des deux caporaux qui étaient venus prendre en charge les condamnés, place de l'opéra. Il gisait sur un des brancards par dizaines alignés le long du quai. J'avais la chance d'être déjà sur des béquilles. Sa blessure - le ventre - était autrement plus grave que les miennes.

Je peux le dire, il était exsangue, si maigre que je doutais de le reconnaître, mais en me voyant penché sur lui, il a eu un sourire, il a murmuré : " Tiens donc, le sergent Espérance." Je lui ai dit : " Mon ami, si j'avais su, j'aurai laissé tout le monde filer dans la campagne."

Il voulait rire, quand j'ai dit ça, et du ton que j'avais pris, mais rire lui faisait mal, comme à moi aujourd'hui.

Je lui ai demandé bien sûr, ce qu'il était advenu après mon départ de la tranchée. Il a bougé un peu la tête, il m'a dit comme mon commandant, cela faisait déjà dix-huit mois : " Des folies."

Ensuite il a fait un effort, il s'est presque redressé sur les coudes et m'a soufflé : "Ils sont tous morts, les cinq dans le bled, le lieutenant, mes camarades. Le capitaine aussi, quand on a pris les tranchées d'en face. " Il voulait que je me penche davantage, j'ai plié les genoux pour l'entendre.

J'ai entendu : " on est rentré dans du mou. On a sauté sur la première et la seconde position sans perdre un bonhomme, et quand on est arrivé sur la troisième, ils nous ont assassinés."

Il est resté un long moment les yeux clos, happant l'air par grandes goulées. Il n'avalait que la fumée du train dont les blessés qui le pouvaient encore, anglais, français ou américains, se disputaient les portières. J'ai insisté : “Tu es certain que tous les cinq sont morts ? ” Il m'a regardé avec amusement et mépris : “Tu tiens encore pour eux, prévôt ? Lequel voudrais-tu tant qu'il s'en soit sorti ?” J'ai répondu : “ N'importe. Ne m'appelle pas prévôt. ”

Il a fermé à nouveau les yeux. J'ai senti qu°il avait trop à raconter, qu'il ne le pouvait pas. Je ne vous dirai que la vérité, mademoiselle, même si vous la trouvez décevante. Mentir pour encourager vos espoirs serait une ignominie. Les dernières paroles que j'ai entendues de Chardolot, la tête tournée vers moi, aux lèvres un sourire loin de tout, alors qu'on appelait mon nom pour que je monte dans le train et que des brancardiers me tarabustaient pour que je laisse leur blessé en paix, sont celles-ci : “je miserais bien deux louis avec toi sur le Bleuet, si je les avais. Il a bâti, d'une seule main, un bonhomme de neige au milieu du bled. Mais les filles m'ont tout piqué. ”

Plus tard, pendant qu'on roulait loin des combats, j'ai cherché Chardolot sur mes béquilles à travers les wagons, en bousculant le monde, en tombant dix fois. Je ne l'ai jamais revu. Peut-être n'était-il pas dans le même convoi. Peut-être a-t-il expiré avant qu'on l'embarque. La mort est si grimacière. Moi qui vous parle, j'ai été démobilisé en octobre, un mois avant l'armistice. J'avais échappé à tout. Je pourrais jouir de ma chance et d'une honnête pension, mais non, ce n'est pas de la guerre que je meurs : à Angers, dans l'hôpital ou je terminais ma convalescence, j'ai chopé la maladie des civils, cette saloperie de grippe espagnole. On m'a dit que j'étais guéri, que les séquelles ne seraient pas graves. Et je ne sais pas si je me réveillerai demain matin.